Chapitre 15

Guillemine cheminait dans les rues d’Athaba, enveloppée dans le voile de transparence. Elle venait de franchir les portes de la ville. Au-dessus de sa tête, Helmus voletait et se posait par intermittence sur les faîtes des maisons. Il rebondissait de toit en toit. Curieusement, il restait à proximité de Guillemine, comme s’il la voyait, bien qu’elle soit invisible. Il devait avoir des petites antennes magiques. Ou bien sa loyauté vis-à-vis de Guillemine lui donnait le pouvoir de la percevoir même sans la voir.

 

Située au bout d’une presqu'île, Athaba était le plus souvent accédée par la mer. Avant d’y parvenir par la route, il fallait traverser une jungle hostile emplie de bêtes sauvages et de pillards. Peu de gens se risquaient à emprunter un chemin si périlleux. Les visiteurs qui avaient réussi à déjouer tous les pièges de la forêt tropicale pouvaient être rançonnés à leur arrivée aux portes d’Athaba, avant même d’entrer en ville. Des bandes de malfrats armés rôdaient hors des murs et détroussaient tous les étrangers qu’ils rencontraient. C’est pourquoi les voyageurs préféraient prendre le bateau pour arriver dans le petit port. Ils quittaient Athaba au plus vite par le même chemin. Ainsi, ils n’allaient jamais au-delà des faubourgs et limitaient les risques pour régler leurs affaires. 

 

Une garnison était bâtie sur la falaise qui surplombait la cité à l’ouest. Les soldats qui y vivaient descendaient parfois en ville mais ne s’occupaient pas d’y faire respecter la loi. A l’arrière du fort, une crique accueillait des navires de guerre. Leur rôle était de maintenir l’ordre sur la mer, et de permettre les livraisons de marchandises dans le port marchand. Cependant, la garnison n’était guère active et les malfrats trafiquaient en toute impunité partout dans la presqu'île. Guillemine apprit ces informations auprès de voyageurs qui conversaient au pied du chemin qui montait vers la forteresse. 

 

Habilement dissimulée sous son voile, Guillemine ne craignait pas les attaques des malandrins. Elle avait pénétré dans Athaba saine et sauve. Une fois à l’intérieur des murs, elle s'aperçut que la ville était infestée de pirates et de brigands. Rares étaient les femmes qui osaient se promener seules dans les ruelles. Elles pouvaient se faire dépouiller et même assassiner par des inconnus sans scrupules. Les enfants vidaient les poches des passants et se sauvaient en courant. Moqueurs, ils riaient à perdre haleine, se retournaient et narguaient leurs victimes avant de s’évaporer dans l’ombre d’une venelle.

 

Elle décida de ne pas s’attarder dans un lieu pareil. Elle n’y trouverait certainement aucune trace de Martagon. Il n’aurait jamais pu s’établir dans un endroit où régnait le meurtre, le vol et le vice. Par acquis de conscience, elle ferait le tour de la ville avant de repartir, à la recherche du moindre indice de la présence de son époux. Elle s’en voulait de s’être trompée sur le choix de sa première destination. Elle perdait son temps.

 

Contrairement à la forêt tropicale humide qui isolait Athaba du reste du continent, la cité était brûlante et aride. Cette différence était certainement due aux courants marins et aux vents suffocants qui balayaient la pointe de la presqu'île. Il faisait si chaud dans ce lieu perdu qu’aucune végétation n’y poussait. Il n’y avait pas d’arbres, ni de fleurs, ni d’herbe. Les maisons cubiques étaient blanchies à la chaux pour rejeter les rayons du soleil et conserver moins de chaleur. Mais cela ne suffisait pas à apaiser la fournaise qui régnait dans les venelles.

 

Près du port pullulaient des tavernes mal famées. Le plus souvent construites en bois, elles étaient peu résistantes. Les marins y dépensaient tous leurs gains en alcools frelatés. Les aubergistes s’en frottaient les mains. Mais il arrivait très fréquemment qu’une simple altercation se termine en bagarre générale. Alors, même en plein jour, les ivrognes se battaient et saccageaient l’intérieur des gargotes. Tables, chaises, chopes, gamelles, bouteilles, flacons et comptoir, tout était brisé et réduit en miettes. La plupart du temps, la misérable buvette brûlait et finissait carbonisée. À l’issue des combats, le patron n’avait plus que ses yeux pour pleurer. Les échauffourées se poursuivaient dans les rues où les pires insultes étaient échangées. Les coups de couteaux transperçaient les ventres et balafraient les visages. Le sang coulait dans les rigoles au milieu des ruelles. Une odeur pestilentielle saturait l’atmosphère jusqu’à l’écœurement. C’était absolument infect. Guillemine n’avait jamais vu une pareille sauvagerie, et pourtant elle avait subi la tyrannie de sa grand-mère pendant des années.   

 

Elle poursuivit son exploration sans enthousiasme. L’après-midi glissa doucement dans une insupportable torpeur. Au coucher du soleil, la température chuta doucement. L’air devint plus respirable. Guillemine avait la bouche complètement desséchée. Elle but dans le creux de ses mains à une fontaine mais l’eau était tiède et ne la désaltéra pas. Elle attrapa un fruit sur l’étal d’un marchand de rue et le mangea avidement. Le jus sucré qui coula dans sa gorge était bienfaisant. 

 

La nuit tomba rapidement. Peu après le crépuscule, la ville plongea dans les ténèbres. De jour comme de nuit, les violences ne s’interrompaient pas. Elles s’intensifiaient dans l’obscurité quand les visages et les corps devenaient anonymes. C’était le moment où les assassins et les voleurs régnaient en maîtres sur les bas-fonds. Ils laissaient le chaos s'installer puis se donnaient tous les droits et tous les pouvoirs pour assurer leur domination.

 

Guillemine termina rapidement la visite de ces lieux sordides. Elle n’avait pas l’intention de rester plus longtemps que nécessaire dans ces quartiers corrompus. Elle était désormais convaincue de ne jamais y trouver Martagon. Poursuivant son chemin, elle descendit vers le port et arriva sur les quais. Elle les parcourut à la lueur des lampions qui éclairaient les débarcadères. Elle regardait les bateaux. C’était principalement des barques de pêche qui s’éloignaient peu de la cité.

 

Pour quitter Athaba, il lui faudrait un vaisseau de plus grande envergure, capable de naviguer en haute mer. Elle ne ferait pas appel à Lamar. Elle ne le dérangerait pas pour si peu. Elle trouverait un bateau qui remonterait vers le nord pour poursuivre sa route vers le volcan. Mais comment découvrir ce navire ? Aucune embarcation accostée dans le port ne ressemblait à ce qu’elle cherchait. S’approchant d’un banc où plusieurs marins bavardaient autour d’une bouteille de rhum, elle s’arrêta quelques instants pour les écouter. Leurs voix étaient rauques et leurs gestes brutaux. Ils éructaient et riaient fort à chacune de leurs mauvaises plaisanteries. 

 

Guillemine allait s’éloigner quand elle entendit l’un deux parler d’un bateau de pirates. Elle ne bougea plus. Est-ce que cette embarcation la rapprocherait de sa destination si elle montait à bord ? Elle irait forcément plus loin que les barques de pêche qui restaient à proximité d’Athaba. Elle voulut en savoir davantage et tendit l’oreille.

 

Quand il déchargeait ses marchandises, le navire mouillait habituellement dans une anse à l’est d’Athaba. Il évitait de s’ancrer trop près de la forteresse, même s’il avait peu à craindre des soldats de la garnison. Les matelots échangeaient à propos du capitaine Zanzar. Il tenait ses hommes d’une main de fer. Aucun d’eux n’osait désobéir à ses ordres, car ses colères étaient terribles et ses sanctions cruelles. Néanmoins, il respectait son équipage et ceux qui le suivaient fidèlement n’étaient pas à plaindre. Il les payait bien et partageait équitablement les butins. Leurs expéditions, très dangereuses, justifiaient ces traitements de faveur. Ils avaient toujours à boire la meilleure des eaux de vie, qu’il leur arrivait de partager avec les autochtones quand ils étaient de bonne humeur. Leur vie ne valait pas grand-chose et ils le savaient. Nombreux étaient les pirates qui ne revenaient pas après une aventure audacieuse en mer. Alors le capitaine embauchait de nouvelles recrues pour renouveler son équipage.  Zanzar n’avait peur de rien. Il ne redoutait pas les tempêtes, ni les monstres qui peuplaient les fonds marins, ni les courants traîtres, ni les soldats qui pourchassaient inlassablement les pirates dans la baie et au-delà. Grâce à son habilité au gouvernail et son bateau nerveux, Zanzar en réchappait toujours. Il évitait les récifs meurtriers et les créatures fabuleuses, et semait les navires qui le poursuivaient. 

 

Guillemine avait très envie de faire connaissance avec cet aventurier hors du commun. Il ne ressemblait pas aux criminels sans âme qui peuplaient Athaba, ni aux marins du port. Et il avait un bateau. Elle prêta l’oreille encore quelques instants. Où se rendrait Zanzar pour son prochain voyage ? Les chuchotements des marins apportèrent des réponses à ses questions. Il arriverait de nuit dans deux jours, déchargerait immédiatement sa cargaison, embarquerait les nouvelles marchandises et repartirait avant le lever du jour. Il livrait  des armes à Athaba, dont certaines avaient été forgées dans la ville de Skajja. A ces mots, le coeur de Guillemine se serra. Martagon était parti pour Skajja il y avait des années. L’avait-il désormais oubliée ? Ses yeux devinrent humides. Mais elle se retint de toutes ses forces pour ne pas pleurer. Curieuse d’en apprendre davantage, elle continua à écouter les paroles des marins avinés. 

 

Skajja ne se situait pas au bord de la mer. Il fallait faire acheminer les armes jusqu'à un port au nord avant de les mettre en cale dans le vaisseau pirate. Puis faire le trajet. Une fois accosté à Athaba, Zanzar vendait le chargement une fortune. Il se payait de ce qu’il avait versé aux transporteurs de Skajja pour acheter sa cargaison et prenait son bénéfice. La plupart des armes avaient été volées aux forgerons, ou faisaient partie des rebuts, ou encore provenaient de pillages de navires. Zanzar fricotait avec des gens malhonnêtes. Son trafic était bien organisé et durait depuis des années. Les brigands d’Athaba étaient friands de nouveaux équipements et sans cesse prêts à débourser tous leurs gains pour une épée ou une dague ciselée. 

 

Il y avait une autre source de revenus. Les vaisseaux qui faisaient la traversée entre la côte et le continent Odysseus intéressaient Zanzar. Ils contenaient des marchandises de valeur qu’il pouvait négocier à la vente. Les marins se demandaient combien de bateaux avaient été attaqués pendant son périple depuis le nord. Il les avait sûrement tous dévalisés de leurs richesses avant de les faire sombrer. Peut-être Zanzar avait-il laissé la vie sauve à une femme couverte de bijoux. Il exigerait une rançon faramineuse contre sa liberté. Toutes ces histoires excitaient la curiosité des marins et les rendaient bavards. Il y aurait de l’argent et du rhum pour les plus malins. 

 

La conversation dériva. Les marins parlaient maintenant de la prochaine destination du bateau des pirates, après la halte à Athaba. Der-Shappah serait probablement l’escale suivante. Zanzar y revendrait aisément les bijoux et les trésors pillés, car c’était une cité opulente et peu regardante sur l’origine des objets. A moins qu’il ne traverse l’océan pour aller négocier son butin à Coloratur. Ou qu’il se rende ailleurs, mais nul ne savait où. Peut-être dans une île perdue où il cachait toutes ses richesses.

 

– Quelle chance, pensa Guillemine malicieusement. Le bateau des pirates arrive dans deux jours. Les traversées sont longues, j’aurai pu attendre des mois dans ce trou perdu. Mais où ira-t-il ? je ne vais tout de même pas faire le tour du monde sur un bateau de pirates ! Sur la carte du cartographe, Der-Shappah est la meilleure escale pour aller au nord. J’espère qu’il voudra bien aller là-bas, sinon je serais obligée de le lui suggérer par magie.

 

Lentement, elle remonta vers la ville. Les activités nocturnes battaient leur plein, mais elle évita les quartiers trop animés. Rapidement, elle gagna les faubourgs, puis quitta la ville. Chemin faisant, elle croisa des brigands qui erraient autour des murs à la recherche de futures proies. Elle les ignora. Elle continua à marcher vers l’est pour trouver l’anse où mouillerait le bateau de Zanzar. Elle s’avança sur la plage jusqu’au bord de l’eau. Des vaguelettes venaient mourir à ses pieds. Après le fracas de la ville, le silence seulement interrompu par le ressac lui fit du bien. Elle marcha le long du bord jusqu’à trouver un palmier solitaire sous lequel elle s’assit. Helmus, qui la suivait depuis qu’elle avait quitté la ville, se posa sur un rocher à faible distance.

 

Guillemine contempla la mer, résistant à la tentation d’appeler Lamar pour aller à Der-Shappah. Elle caressa délicatement le coquillage qui pendait à son cou, sans toutefois le porter à son oreille. Le voyage avec le roi des mers devait rester un souvenir unique et fabuleux. Elle attendrait pendant deux jours dans cette ville l’arrivée du pirate. Ce que les marins avaient raconté de Zanzar la fascinait. S’il était tel qu’ils l’avaient décrit, elle embarquerait sur son bateau et ferait route avec lui. Et bien sûr, il n’en saurait rien car elle resterait sous son voile. Elle était partagée sur le caractère de cet homme, mais elle se disait que les marins avaient dû beaucoup exagérer.

 

Epuisée par sa longue exploration d’Athaba, elle s’endormit et se mit à rêver de voyages extraordinaires. Une douce brise venue de la mer berça son sommeil. Elle s’éveilla le lendemain, reposée. Le soleil était déjà haut et chaud. Perché sur son rocher, Helmus lissait ses plumes anthracites et bleues de son bec pointu et bombé. La scène était presque bucolique. Elle décida d’aller marcher dans la forêt vierge.  

 

Elle se leva et ramassa quelques fruits tombés sur le sable qui suffirent à la rassasier. Rapidement, elle s’enfonça dans les buissons qui poussaient au pied des grands arbres. La canopée était très haute. Elle filtrait les rayons ardents de l’astre du jour. Sans l’ombre du feuillage, sa peau aurait pu brûler, même sous le voile. Il y avait quantité d’oiseaux dans les branches. Ils chantaient à tue-tête. La plupart avaient un plumage coloré. Les ailes rouges, bleues ou jaunes striaient l’espace quand ils se déplaçaient d’un arbre à l’autre. Le ramage noir d’Helmus qui volait au milieu des cacatoès jetait parfois une nuance sombre dans cette féerie de couleurs. Des petits singes se balançaient sur les rameaux les plus élevés. 

 

Elle ne tarda pas à trouver un sentier qui serpentait autour d’un petit tertre. Elle l’escalada, cheminant avec précaution au milieu des cailloux, des buissons épineux et des fleurs exotiques vénéneuses. Elle parvint à une clairière où coulait une fontaine naturelle. Une cuvette avait été creusée dans la roche par une cascade. L’eau fraîche jaillissait d’un amas de pierres qui surplombait le bassin. Elle tombait de toute la hauteur en éclaboussant autour d’elle. Les rayons du soleil irisaient le rideau de gouttelettes qui scintillait. Helmus vint se percher sur le plus haut rocher au-dessus de la chute d’eau. Rendue muette par la beauté et la paix de l’endroit, Guillemine abaissa son voile. Elle se pencha en avant pour prendre de l’eau dans ses mains et se rafraîchir.

 

— Noooon ! fit une voix derrière elle. 

 

Elle se retourna. Une femme minuscule se trouvait perchée sur un petit éperon rocheux. Elle n’était pas plus haute que trois pommes. Elle était habillée comme un lutin, d’une robe en satin jaune. Elle avait de tout petits pieds chaussés de bottines noires à boutons. Ses cheveux roux étaient longs et ondulaient autour de son visage.

 

– Bonjour, répondit Guillemine en laissant couler l’eau entre ses doigts. Tu m’as vue arriver ?

– Oui, je t’ai vue, dit la créature. Et je t’ai prévenue. C’est une chance pour toi, car cette eau est enchantée. Si tu la buvais, tu rapetisserais comme moi. Tu deviendrais une petite fée.

– Je ne peux pas devenir une fée, répliqua Guillemine. Je suis une sorcière.

– Il me semblait bien, murmura la fée. Tu n’es pas comme les autres, je parle de ceux qui s’aventurent par ici. Quand ils deviennent des miniatures comme moi, après avoir bu l’eau de la fontaine, les oiseaux les attrapent et les emmènent dans leur nid. Ils changent complètement de vie. Ou bien, ils sont mangés, je ne sais pas.

– Mais toi ? demanda Guillemine. Que t’est-il arrivé ? Comment peux-tu rester ici sans te faire capturer ? 

– Je me cache sans cesse, expliqua la fée. 

– Et que fais-tu toute la journée ? s’enquit Guillemine  

– J’avertis les promeneurs. Enfin, quand ils me sont sympathiques, comme toi. Sinon je n’ai pas pitié d’eux. Mais la plupart ne m’écoutent pas. Ils ne me croient pas. Ils sont stupides. Ils se moquent de moi quand je leur dis de ne pas boire. Alors ils finissent tous dans le bec des perroquets. 

– Personne ne t’a rien dit avant que tu boives ? s’étonna Guillemine.

– Non, il n’y avait pas âme qui vive quand je suis passée par ici, répondit la fée. Pas de fée bienveillante comme moi pour prévenir les visiteurs du danger. Alors comme je n’avais rien d’autre à faire, je suis restée et me suis résignée à jouer ce rôle pour les protéger. C’est bien bon de ma part ! Mais tu ne m’as toujours pas dit qui tu étais ?

– Je m’appelle Guillemine. Ou Mina, comme tu veux.

– Et moi je suis Jacobelle, et je suis une fée. Je m’ennuie ici. Je suis presque toujours seule, et les journées sont longues sans distraction. Les visiteurs sont rares. J’ai fini par me lasser de regarder les facéties des singes. Mais c’est la première fois que je vois une sorcière venir à la fontaine. Connaîtrais-tu un sort qui me délivrerait de la malédiction ?

– Hélas, je suis moi-même maudite, dit Guillemine. A cause du malédictopon, j’ai dû fuir ma famille, je n’ai pas pu élever mes enfants. Et me voici perdue dans cette jungle inconnue alors que je veux rejoindre mon époux en haut du volcan. Mes pouvoirs sont bien diminués. Songe que j’ai failli boire l’eau de la fontaine ! Je n’avais même pas imaginé que la source pouvait être enchantée. 

– Alors, il n’y a aucun espoir pour moi ? gémit Jacobelle. Tu ne peux pas m’aider ?

– Je ne crois pas, Jacobelle. Qui a pu enchanter la fontaine ?  

– Je ne sais pas. Je suis venue ici un jour. J’avais chaud et soif et j’ai bu de l'eau pour me désaltérer. J’avais à peine trempé mes lèvres que je suis devenue toute petite. Je ne sais pas comment je pourrais retrouver ma taille normale. Je me suis cachée sous les pierres à l’abri des oiseaux. Ma famille doit me chercher partout depuis des siècles. Personne n’est passé par ici. Mais comment puis-je faire pour m’échapper ?  

 

Le bref sourire en coin de Jacobelle éveilla la méfiance de Guillemine. La fée mentait. Tout ce qu’elle racontait était une pure fantaisie. Elle avait beau faire de nombreuses mimiques puériles pour charmer Guillemine, celle-ci ne la croyait plus. Jacobelle avait l’air impatiente, elle sautait d’un pied sur l’autre, se mordait les lèvres et tournait la tête. Elle tendait l’oreille et sursautait à l’écoute du moindre bruit. Guillemine se demanda qui la fée attendait. Elle ne tarda pas à le savoir.  

 

Des pas sourds résonnèrent soudain, accompagnés par une respiration rauque. Quelqu’un de lourd grimpait le long du sentier et s'essoufflait à cause de la pente. Consciente du danger qui la guettait, Guillemine bondit sur le rebord du bassin. Elle escalada les rochers à droite de la cascade pour se mettre à l’abri. 

 

– Voilà mon maître ! s’écria Jacobelle. Inutile de te cacher, Mina, il arrive ! Il ne fera de toi qu’une bouchée.

 

Un énorme lézard surgit en haut du chemin et s’approcha de la fontaine. Il haletait. Sa gueule était grande ouverte et dégoulinait de bave. Sa longue queue fouettait le sol et arrachait les fleurs colorées et les hampes feuillues autour de lui. Debout sur son escarpement, Jacobelle excitait la voracité du monstre.

 

– Regarde ta proie, Timor ! hurlait-elle en se dandinant. Attrape-là ! 

 

Exaspérée par la bêtise et la méchanceté de Jacobelle, Guillemine lui lança un sort de paralysie. La fée, dont le niveau de magie était bas, ne put résister à la puissance du pouvoir de Guillemine. Elle resta figée en plein mouvement, les yeux pétrifiés, les bras dressés et la bouche grande ouverte. Le lézard regardait Guillemine fixement, un peu interdit depuis que les encouragements de Jacobelle avaient cessé. Son troisième œil, niché en plein front tournoyait sous la lumière aveuglante du soleil. Tout à coup, comme s’il avait reçu une décharge foudroyante, l’animal sauvage sortit de sa torpeur. Il monta à l’assaut de la fontaine. Il tenta de charmer Guillemine avec son regard glauque tandis qu’il s’approchait davantage. Il leva ses pattes l’une après l’autre pour les poser sur le rebord de la cuvette. Mais Guillemine était hors de portée. La gueule de Timor était largement ouverte et menaçante. Il faisait claquer ses mâchoires, mais ne réussissait pas à la mordre. Alors Guillemine se moqua de lui. Elle le narguait et allongeait le pied ou la main pour le provoquer, et se retirait dès que ses dents acérées s’avançaient.

 

Frustré de ne pas pouvoir attraper sa prise, le reptile entra dans une colère terrible. Il éructait et bavait davantage. Sa queue battait follement de tous côtés, elle était devenue incontrôlable. Ayant atteint l’apogée de sa rage, il fit un dernier effort incommensurable pour se hisser sur la fontaine et capturer sa proie. Alors Guillemine, légère comme une fée, recula et monta sur un rocher plus élevé. Entraîné par son élan, le lézard tomba dans le bassin la gueule ouverte. A peine ses mâchoires eurent-elles touché la surface de l’eau qu’il se mit à rapetisser. En quelques instants, il devint un minuscule lézard qui essayait de surnager pour survivre.

 

– Voici ce qui arrive quand on est trop affamé et trop pressé, dit Guillemine.

 

Elle descendit lestement de son perchoir et bondit sur le sol. A l’aide d’une branche, elle attrapa l’animal miniature. Elle le déposa sur l’éperon à côté de Jacobelle. 

 

– Jacobelle et Timor, vous n’avez que ce que vous méritez. Vous êtes stupides, voraces et méchants. Néanmoins, je vous souhaite le meilleur pour l’avenir, ajouta-t-elle. Surveillez bien les alentours de la fontaine. Les perroquets sont très dangereux pour les petits lézards. Prends bien soin de lui, Jacobelle.

 

Les deux complices la regardèrent s’éloigner vers le sentier qui redescendait vers la forêt et la plage. Ni l’un ni l’autre n’était capable de bouger, l’une parce qu’elle était encore paralysée, l’autre parce qu’il n’avait pas encore compris ce qui lui était arrivé. Jacobelle se réveillerait quand le sort ne serait plus actif. Elle serait probablement très en colère après Guillemine qui s’était jouée d’elle. Mais elle aurait un compagnon désormais pour accompagner ses journées et tuer son ennui. 

 

Cependant, à peine la silhouette de Guillemine eut disparu dans le chemin qu’un busard fondit depuis le ciel sur les deux créatures miniatures. Il les attrapa dans ses serres et s’envola à tire-d’ailes. Il n’y eut bientôt dans l'azur plus trace du rapace ni de ses proies. Helmus, toujours perché sur son rocher qui dominait la fontaine, esquissa une sorte de révérence. Il pencha son corps vers l’avant et releva sa queue, comme s’il saluait la performance du busard. Puis à son tour il ouvrit ses ailes et s’éloigna vers la plage. 

 

A cause de son escapade mouvementée à la fontaine, Guillemine ne s’était pas rendue compte que la journée avait passé. Elle rajusta le voile d’invisibilité autour d’elle et s'évapora dans la brume vespérale qui montait de la mer. L’obscurité était déjà tombée quand elle se retrouva au pied de la petite colline. Elle s’avança dans l’ombre pour retourner vers la plage. Une intense activité y régnait. Elle s’approcha des marins. Ils traînaient de lourdes caisses qui laissaient de profondes traces sur le sable. Les coffres étaient ouverts par des personnages qui discutaient entre eux, à moitié dissimulés dans un renfoncement de rochers. Sous les yeux exercés et attentifs de deux pirates, deux bandits examinaient le contenu, sortaient les armes, les soupesaient et vérifiaient que le chargement correspondait à la commande. En les écoutant parler, Guillemine comprit que le bateau de Zanzar était arrivé un jour plus tôt que prévu car les vents avaient été favorables. L’équipage était en train de décharger la cargaison et de la livrer aux brigands venus chercher la marchandise.  

 

Elle s’arrêta près de deux pirates qui tiraient des malles et protestaient tant qu’ils pouvaient. Amusée par leurs lamentations, elle écouta leurs jérémiades. Ils se plaignaient de repartir dès l’aube, sans même avoir le temps de boire de bonnes rasades de rhum après leur rude labeur. Les soldats de la garnison d’Athaba surveillaient les anses et risquaient de les prendre au piège si le bateau restait trop longtemps amarré. Les deux flibustiers avaient mal au dos et aux bras. Ils enrageaient. Il faisait une chaleur insupportable à terre et ils avaient terriblement soif. Ils avaient grand besoin d’un flacon d’eau de vie pour se désaltérer. Mais le capitaine Zanzar veillait à leur sobriété. Il était bien trop sévère avec eux. Il y avait cette femme à bord qui les inquiétaient. A chaque fois, c’était pareil. Ils ne pouvaient rien faire, contre elle, Zanzar l’avait interdit. Ils étaient certains qu’elle leur porterait malheur. Enfin, Zanzar comptait l’échanger contre un bon prix. Cela voudrait dire davantage de rhum pour l’équipage. C’était à espérer.

 

A cet instant, Guillemine leva les yeux et vit une chaloupe ventrue accoster sur la plage. Un homme bondit à terre et marcha sur le sable vers l’endroit où la marchandise se négociait. Elle comprit tout de suite qu’il s’agissait de Zanzar. Sa peau était sombre, ses cheveux et sa barbe noirs et frisés. Sa démarche souple et arrogante trahissait la confiance qu’il avait en lui. Il portait de hautes bottes de cuir et des bijoux à tous ses doigts. Une rapière pendait à son flanc. Malgré l'obscurité, elle vit étinceler ses yeux sombres vifs et intelligents. Une dent en or lança un éclat dans sa bouche lorsqu’il esquissa un sourire carnassier. Il venait pour mener les négociations avec les bandits. Cet homme n’avait peur de rien.

 

Il s’avança jusqu’aux hommes attroupés autour des caisses ouvertes. Le ton ne tarda pas à monter. Sans aucun doute, les acheteurs et les vendeurs ne s’accordaient pas sur le prix des marchandises. Chacun redoutait l’entourloupe de l’autre. Bientôt une dispute éclata. Un brigand recula et commença à insulter un pirate. Ils se donnèrent des coups et roulèrent à terre. Un autre bandit sortit un large couteau et menaça Zanzar avec la pointe. Zanzar dégaina aussitôt un poignard de sa ceinture et envoya l’homme à terre d’un revers du bras. Comme son adversaire se relevait et se jetait sur lui avec son couteau en avant, le capitaine lui décocha un coup de dague dans le ventre. Le brigand s’écroula à nouveau sur le sol, terrassé. Un nouvel arrivant s’approcha du groupe de bagarreurs. Ce devait être le chef des bandits car ses hommes cessèrent de se battre. Les véritables négociations pouvaient commencer. Après cet épisode pénible, le marchandage se déroula sans heurts. Les brigands vidaient les caisses pour dénombrer et évaluer les armes. Pour chaque coffre estimé, Zanzar recevait un sac de pièces qu’il comptait une à une. Un de ses hommes emportait les bourses sous bonne garde dans la barque échouée sur la grève. 

 

Les pirates continuèrent de porter les caisses de la chaloupe au renfoncement où les brigands les réceptionnaient, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Régulièrement, l'embarcation retournait vers le bateau amarré dans l’anse pour ramener de nouveaux coffres. Le déchargement dura quelques heures. L’aube commençait à poindre à l’horizon quand le débarquement fut terminé. Zanzar veilla à ce que ses hommes retournent sur le navire et embarqua lors du dernier voyage. A ce moment-là, Guillemine se faufila dans la chaloupe. Helmus était perché sur son épaule, lui aussi invisible sous le voile. Les flibustiers ramèrent jusqu’au bateau. Une fois arrivés, ils montèrent lestement à bord par une échelle de corde. Guillemine les suivit et bondit à son tour sur le pont. La barque fut halée prestement et solidement arrimée. Ils étaient déjà prêts à partir. L’ancre avait été levée. Les voiles étaient hissées mais non bordées. Elles faseyaient tant que l’embarcation était face au vent. Zanzar s’installa derrière le gouvernail. La voilure gonfla dès que le bateau vira et prit le vent. Bientôt il s’envola sur la crête des vagues. Le soleil n’était pas encore levé qu’il filait vers la haute mer. Les soldats de la garnison ne s’étaient pas manifestés. Ils pensaient certainement que le pirate arriverait un jour plus tard. 

 

Une fois éloigné d’Athaba et en sécurité, Zanzar laissa la barre à son second. Il réunit ses hommes et décréta une ration de rhum pour fêter le succès du déchargement. Tout l’or dû avait été recouvré et se trouvait en sécurité dans le coffre du capitaine. Ils avaient dénombré une victime et quelques estropiés chez les brigands. L’un des flibustiers avait un énorme hématome sur l'œil et le bras cassé dans une écharpe, d’autres étaient couverts d'ecchymoses. Malgré les coups et les blessures, le moral des hommes était très élevé. Grâce à la perspective de noyer leurs douleurs dans l’eau de vie, ils voyaient la vie en rose. Une demi-heure plus tard, à part Zanzar debout derrière le gouvernail qui pilotait le bateau et un ou deux pirates qui s’occupaient des voiles, tout l’équipage était ivre mort et dormait n’importe où sur le pont. 

 

Lorsqu’elle eut fini de contempler le lever du soleil à la poupe du bateau, Guillemine profita du moment d’accalmie pour descendre explorer l’intérieur de la coque. Outre la cale désormais presque vide, il y avait deux cabines. Celle du capitaine était reconnaissable à une petite plaque en cuivre vissée sur la porte où était gravé le mot ‘Capitaine’. Les deux portes étaient closes. Dans le fond, un boyau malodorant menait à la cuisine, la cambuse et les pièces étroites où se trouvaient les couchettes des marins. Guillemine fit le tour des pièces, chipa quelques fruits et galettes abandonnés sur la table et but un peu d’eau. Puis elle revint devant les portes des cabines. Elle tourna la poignée de la chambre qui n’était pas celle de Zanzar. L’huis était verrouillé. Une grosse clé était pendue à un crochet sur le côté. Guillemine l’attrapa et l’introduisit dans la serrure. La clé tourna sans bruit, la porte s’ouvrit comme si les gonds avaient été graissés récemment.

 

A l’intérieur, sur la couche, une femme reposait. Elle dormait. Une malle était posée par terre, le couvercle rabattu. Des monceaux de vêtements s’amoncelaient pêle-mêle à l’intérieur. Guillemine jeta un rapide coup d'œil sur les robes de soie, les fins caracos transparents, les étoles de dentelles, les rubans brodés. Des paires de mules à petits talons avaient été jetées par terre. L’inconnue n’était pas jeune. De fines rides sillonnaient son visage dont les joues s’affaissaient. Les cheveux bruns étalés sur l’oreiller se mêlaient de fils d’argent. Le menton était mou et les bras potelés retombaient de chaque côté du corps assoupi. Les mains étaient grasses et les doigts boudinés. Tous les bijoux avaient disparu.

 

Guillemine ôta son voile et s’approcha de la femme. Elle la secoua doucement jusqu’à ce qu’elle s’éveille. L’inconnue faillit pousser un hurlement de terreur. Mais lorsqu’elle s’aperçut qu’une femme se trouvait devant elle, elle retint son cri. Ses yeux s’écarquillèrent d’épouvante quand elle vit Helmus.

 

– Qui êtes-vous ? articula-t-elle en tremblant.

– N’ayez pas peur ! chuchota Guillemine. Je suis Mina. Ce corbeau est mon ami, il ne vous fera pas de mal. Je suis ici incognito. Je veux vous délivrer de cette prison. Comment vous appelez-vous ? 

– Vivonne, répondit la femme. Mais qu’est-ce que vous racontez ? Comment pouvez-vous me faire quitter ce navire ? Je suis la prisonnière du capitaine. Il ne me libérera que contre une rançon. Sinon il me tuera. Êtes-vous sa complice ?

– Non. Mais je ne peux rien faire avant que nous ne soyons arrivés à la prochaine escale, poursuivit Guillemine. Vous ne devez en aucun cas mentionner que vous m’avez vue. Je me cache sur le bateau. Si vous parlez de moi, je ne pourrai rien faire pour vous.

– Comment pouvez-vous vous dissimuler dans un aussi petit espace que ce bateau ? s’enquit Vivonne. C’est impossible. 

– Ne vous inquiétez pas pour ça, répliqua Guillemine, j’ai mes secrets. Zanzar ne saura rien. Il ne soupçonne même pas que je suis à bord. Quand nous serons débarquées toutes les deux à Der-Shappah, nous tromperons sa vigilance et nous nous échapperons. Il y aura beaucoup d’improvisation car je ne connais pas la ville. Je vous mènerai dans un endroit où vous serez en sécurité pour qu’on vienne vous chercher.

– Je ne comprends rien à ce que vous me dites, mais c’est un miracle. J’étais sur un navire qui faisait la traversée de l’océan en provenance de Coloratur, une ville sur Odysseus. Nous avons été attaqués par le bateau de pirates. Tous les passagers et l’équipage ont été massacrés. Je suis la seule survivante. 

– Vous n’avez pas de famille ou d’amis à Der-Shappah ? s’inquiéta Guillemine. Personne ne pourra vous accueillir ? 

– Je me rendais chez ma sœur Giuseppina qui habite la cité, fit Vivonne. Vous me sauvez la vie. Je ne sais comment je pourrai vous être reconnaissante, si toutefois votre offre aboutit. Le capitaine m’a tout volé.

– Je ne demande rien, répondit Guillemine. Je ne peux supporter l’idée qu’on vous libère contre de l’argent. Vous n’êtes pas une marchandise. Maintenant que vous savez ce qui va se passer, ne dites rien et restez calme. Zanzar ne vous fera aucun mal tant que nous ne serons pas arrivés à Der-Shappah. Puisqu’il veut vous échanger contre de l’or, il fera tout ce qui est nécessaire pour que vous arriviez à bon port.

– Je vous crois, dit Vivonne. Je n’ai pas d’autre choix. Mais je ne sais réellement pas comment vous allez faire.

– Je vous l’ai déjà expliqué, riposta Guillemine. J’ai mes petits secrets.

 

À ces mots, Guillemine leva la main et fit tomber Vivonne dans un sommeil profond. Elle réajusta le voile autour d’elle et d’Helmus, et quitta la cabine de la prisonnière. Elle verrouilla à nouveau la porte et rependit la clé à son crochet. Ayant accompli ce qu’elle avait décidé de faire, elle remonta sur le pont où l’air était plus respirable. Elle songea qu’elle aurait pu faire appel à Lamar pour sauver Vivonne des griffes de Lamar. Mais quel prétexte aurait-elle invoqué pour justifier de déranger le roi des mers pour sauver une femme inconnue ? Elle caressa du bout des doigts le coquillage magique et alla s’accouder à la poupe du bateau.

 

Les jours passèrent. Guillemine restait presque constamment sur le pont. Malgré l’inconfort du plancher de bois, elle préférait être au grand air. Elle adorait par-dessus tout contempler l’océan. A toute heure du jour et de la nuit, la mer était une source d’émerveillement pour elle. Hormis lorsqu’il y avait une ration de rhum pour l’équipage, le navire était sans cesse la proie d’une intense agitation. Les marins avaient fort à faire à bord pour que le bateau avance à la bonne allure et soit propre. Vivonne restait cloîtrée dans sa cabine, elle n’en sortait jamais. Zanzar était comme un poisson dans l’eau au milieu de ses hommes. Ceux-ci craignaient ses colères mais respectaient son intelligence et son autorité. Zanzar avait visiblement le génie de la navigation. Il savait éviter les pires récifs, prendre le bon vent pour aller vite, et ménager son bateau et ses hommes.

 

Un soir, le coucher du soleil sur l’océan fut particulièrement beau. L’horizon était sombre, percé en son centre par le cœur aveuglant de l’astre mourant. Tout autour, les couleurs chaudes se dissolvaient dans la brume qui montait de la mer. Les stries traversaient l’atmosphère d’une lumière intense et surprenante. Guillemine s’accouda à la rambarde pour admirer la beauté de ce moment. Ignorant la présence de la sorcière, Zanzar vint s’appuyer à côté d’elle sur le rebord de bois. Il se croyait seul. Guillemine aperçut alors au loin un éclat sur la mer qui survolait les flots à la vitesse de l’éclair. C’était Lamar. Il voyageait dans sa conque et pointait son trident vers le ciel en traversant les derniers rayons du soleil. Guillemine l’entrevit grâce à sa vue perçante. Lamar aussi avait les yeux exercés. Il reconnut la silhouette du roi des mers dans son char et éclata de rire.

 

– Le vieux Lamar hante encore les mers, murmura-t-il en devenant sérieux. J’ai l’impression qu’une présence inconnue se trouve ici, tout près de moi. D’où provient cette sensation bizarre ? Est-ce à cause de lui ? 

 

Grâce à sa grande sensibilité aux variations de l’air et des vents, Zanzar percevait l’aura de Guillemine. Sans toutefois comprendre ce qu’il ressentait. Elle sourit et caressa les plumes d’Helmus sous le voile transparent. Ce capitaine était décidément un être bien étrange. Elle n’en avait jamais rencontré de semblable. Lui aussi avait une aura particulière. Et malgré sa cruauté, elle ne pouvait s’empêcher de lui trouver du charme. Elle tourna la tête et regarda son visage. Zanzar était de profil et contemplait l’océan. Alors les traits de Martagon se superposèrent à ceux du pirate qui devinrent indistincts. Ces deux hommes étaient à l’opposé l’un de l’autre, physiquement et moralement. Pourtant elle éprouvait de la tendresse pour les deux. Il y avait tant d’années qu’elle n’avait plus vu Martagon que son visage devenait flou dans son souvenir. Elle n’était pas certaine de le reconnaître. Et Zanzar était si réel, si proche ! Il exsudait une telle vitalité et une telle énergie communicative qu’il lui était difficile de continuer à distinguer l’image de Martagon qui se brouillait. Pendant quelques instants, les deux faces imprécises s’alternèrent dans sa vision, sans que ni l’une ni l’autre ne parvienne à devenir nette. Cependant, au moment où Guillemine allait lâcher prise, une vague d’émotion intense monta du plus profond de son être et l’irradia. Le visage de Martagon s’imposa à elle. Quelle que soit la tentation de l’oubli, son amour pour lui triomphait encore. Il venait de lui rappeler que le sorcier était l’unique homme à qui elle avait donné son cœur. Elle soupira, vaincue sans combattre par une force incontrôlable qu’elle croyait perdue.

 

Tout contre elle, attentif aux moindres bruits, Zanzar perçut le souffle d’expiration. Il fut surpris d’une telle légèreté. Quel vent pouvait bien être aussi furtif et tellement évocateur de chagrin ? Perturbé par tous ces signes qu’il ne maîtrisait pas, il recula et quitta la rambarde. Il s’éloigna vers la proue et tança deux ou trois pirates en passant. 

 

Cependant de gros nuages menaçants se rassemblaient à l’horizon. Le vent se leva. La houle devint plus impétueuse. L’embarcation tanguait sur les vagues. Zanzar donna des ordres. Les marins s’agitèrent davantage, chacun prit sa place et s’attela à sa tâche. La tempête éclata. Le petit bateau était secoué dans tous les sens. Des paquets de mer se déversaient sur le pont à chaque fois qu’il franchissait une crête et plongeait dans un creux de vague. Le vent sifflait dans les voiles et son bruit ressemblait à des cris d’épouvante. La pluie tombait drue. Des éclairs perçaient le ciel noir et le tonnerre grondait. Les rouleaux devenaient de plus en plus agressifs.

 

Guillemine n’en menait pas large. Elle s’accrochait à la rambarde pour ne pas se faire renverser par une lame traîtresse. Quand les secousses s’intensifièrent, elle s’enroula autour de l’un des mâts et lança un sort pour s’y attacher fermement. Elle s’aperçut que les hurlements qu’elle entendait n’étaient pas uniquement ceux du vent. Ils venaient aussi des profondeurs du navire. Elle vit alors un marin qui remontait de la cale en poussant devant lui Vivonne. Elle était blanche de frayeur et tout son corps tremblait. Elle titubait sur le pont trempé, seulement vêtue d’une chemise de coton. Ses cheveux volaient autour d’elle sous la puissance du vent. Elle dérapa soudain sur une flaque et tomba lourdement sur le sol. Le marin la malmena et la roua de coups de pieds pour qu’elle se relève. Empêtrée dans sa chemise mouillée, elle glissa et roula jusqu’à la rambarde comme une pierre lisse. Elle tenta de s’accrocher au rebord pour se redresser tandis que le matelot l’insultait. À ce moment précis, le bateau pencha dangereusement et la pauvre femme fut arrachée brusquement de la rambarde par l’écume enragée. Elle tomba dans l’océan en furie. Pendant quelques instants, sa tête apparut par intermittence à la crête des flots, puis elle disparut complètement. Le pirate était énervé. Il devait redouter la foudre de Zanzar. Guillemine était rouge de colère. Elle n’avait pas eu le temps de réagir tellement la scène s’était déroulée rapidement. Elle s’en voulait terriblement. Mais commentcet idiot avait-il pu avoir l’idée saugrenue de faire sortir Vivonne au pire moment du tumulte ? Et pourquoi elle-même n’avait pas bougé ?

 

La tempête s’intensifia encore. Elle dura longtemps. Elle semblait ne jamais vouloir finir. Guillemine avait fermé les yeux pour supporter le balancement déchaîné de la houle. Elle n’arrivait même plus à penser à Vivonne. Elle ne songeait qu’au moment où le cauchemar cesserait.  Helmus frissonnait et enfonçait l’extrémité de ses pattes crochues dans son épaule.

 

Puis, petit à petit, l’océan se calma. L’orage s’éloigna. Les vagues s’apaisèrent et longtemps après, la pluie cessa. La nuit d’horreur finissait, les premières lueurs du soleil levant blanchirent l'horizon. C’était l’aube d’un nouveau jour. Guillemine se détacha du mât et vint s’accouder à la rambarde, à l’endroit précis où Vivonne était tombée dans l’eau. Elle regrettait tellement d’avoir été incapable de faire un geste pour la sauver. C’était une fois de plus un acte manqué. Elle était fâchée contre elle-même et contre le monde entier. 

 

Helmus s’était endormi sur son épaule après l’effroi de la tempête. Elle caressa ses plumes, cherchant à apaiser son cœur. Elle crut percevoir le déchaînement du courroux de Zanzar à l’autre bout du pont. Il semblait s’époumoner et agitait les bras. Elle ne voulait plus l’écouter. Désormais il l’exaspérait. Elle n’éprouvait plus aucune patience le concernant. Elle n’avait qu’une envie, débarquer à Der-Shappah et fuir les pirates. Elle regrettait amèrement d’être montée sur leur embarcation. Et si elle devait encore naviguer un jour, ce serait dans la conque de Lamar. Prendre le bateau avait été un caprice stupide de sa part. Elle ne connaissait rien à la mer et rien aux flibustiers. Elle se promit de ne jamais recommencer une pareille aventure. La mort de Vivonne la bouleversait au plus haut point et déclenchait en elle la colère des sentiments. La promiscuité sur un bateau si petit avec des pirates était une épreuve permanente qu’elle ne supportait plus. Elle baissa la tête et s’absorba dans la contemplation de l’océan pour oublier son infortune. 

 

À sa grande surprise, elle entendit soudain quelqu’un rire aux éclats. Elle leva les yeux et regarda devant elle, stupéfaite par ce qu’elle voyait. Zanzar déambulait sur le pont, titubant comme s’il était ivre. Il n’était pas en colère contre le matelot comme elle l’avait imaginé. Bien au contraire, il s’amusait comme un fou. Il venait de le transpercer avec sa rapière et de le jeter par-dessus bord. Il se moquait de la maladresse de son équipage. Il disait à qui voulait l’entendre qu’il trouverait une nouvelle prisonnière à rançonner au prochain abordage. Et tant pis pour cette femme stupide qui n’avait pas eu le pied marin. Et tant pis pour le matelot idiot dont il s’était débarrassé. Il était content de n’avoir perdu aucun de ses hommes sauf un mousse incapable qui ne lui servait à rien. C’était tout ce qui comptait à ses yeux. Alors Guillemine ouvrit les siens. Elle détesta tout à coup ce capitaine qui n’avait pas de cœur. Elle se demanda comment elle avait pu avant la tempête le trouver attirant et presque en oublier Martagon. Elle le méprisait d’être aussi brutal et inhumain. Et elle se méprisait d’avoir failli succomber au charme d' un tel lâche.

 

Écoeurée, elle descendit dans la cabine où Vivonne avait été emprisonnée. La porte n’était plus verrouillée. Elle fouilla dans la malle à la recherche d’un objet personnel. Elle trouva dans le fond, roulée dans un jupon, une petite cassette en bois sculpté qui avait échappé à la fouille des pirates. Elle s’en empara et quitta la pièce avec ce souvenir de Vivonne. Elle avait peu connu cette femme, mais elle lui devait quelque chose en souvenir de sa promesse de la faire évader. Elle avait été paralysée par la stupéfaction au moment où Vivonne aurait eu besoin d’elle, incapable de lancer un sort qui aurait pu tout changer. Elle serra la boîte en bois contre elle. 

 

Les derniers jours à bord lui parurent insoutenables. Le voyage n’en finissait pas. Enfin un matin au lever du jour, un tremblement comme un mirage apparut à l’horizon dans la lumière naissante. Les tours de Der-Shappah vibraient dans la brume qui montait de l’océan. Plus le bateau avançait, plus les formes devinrent distinctes. Cependant, même à bonne allure, ils mirent la journée à approcher de la ville. Le soir puis la nuit tombèrent. Alors, lorsque l’obscurité fut totale et qu’il estima se trouver à distance suffisante du port, Zanzar donna l’ordre de jeter l’ancre.  

 

Der-Shappah était construite au milieu de collines sablonneuses, à l’extrémité d’un désert qui venait mourir au bord de l’océan. La ville  s’étendait le long de la mer, autour de son port creusé à même les dunes. Là où le bateau des pirates s’immobilisa, seuls les dômes et le haut des tours étaient visibles au-dessus des ergs. Même de loin, les formes géométriques des bâtiments témoignaient de l’art des architectes qui les avaient conçues. Elles se dressaient fièrement, au cœur des rondeurs ondoyantes qui les enveloppaient comme les vagues d’une mer sculptée par les vents. En pleine nuit, éclairées par les lumières de la cité, elles avaient une allure fantomatique, presque irréelle. L’ensemble était d’une beauté inhabituelle et décalée qui troubla Guillemine. 

 

Insensible à la majesté des lieux et pressé de finaliser ses affaires, Zanzar fit mettre la chaloupe à la mer dès que le bateau fut mis au mouillage. Il y descendit en laissant son second à la surveillance du navire et de l’équipage. Il chargea dans la barque les coffres de marchandises qu’il avait l’intention de vendre ou d’échanger. Trois matelots l’accompagnèrent pour ramer jusqu’à la plage. Avant que la chaloupe ne s’éloigne, Guillemine les suivit prestement le long de l’échelle de corde et se blottit dans un coin. Elle avait glissé dans sa besace magique la cassette de bois de Vivonne, qu’elle voulait apporter en souvenir à sa sœur Giuseppina.

 

Les pirates souquèrent fermement et la chaloupe avança à bonne vitesse. Elle franchit les dernières vagues et vint s’échouer sur la grève. Zanzar bondit à terre et demanda à ses hommes de dissimuler l’embarcation sous des brassées de hautes herbes. Tandis que les pirates coupaient des oyats et en recouvraient la barque, Zanzar restait debout et contemplait la mer. Au loin, son bateau sombre dansait sur la houle à la lueur de la lune. Le temps était calme. Quelques nuages s’étirèrent lentement au-dessus de leurs têtes. 

 

Quand la chaloupe eut disparu sous la végétation, ils se mirent en route. Le chemin montait et descendait au milieu des hautes tiges qui ondulaient au vent. Zanzar marchait rapidement. Parfois il s’évanouissait derrière un monticule. Paniqués, ses hommes essayaient de le suivre mais devaient sans cesse courir pour le rattraper. Ils escaladaient les dunes en s’enfonçant dans le sable. Guillemine était juste derrière eux et riait de les entendre se plaindre. Ils savaient qu’ils auraient droit à quelques rasades de rhum en ville pendant que Zanzar négocierait son butin. Cette perspective les aidait à supporter la rudesse de leur capitaine.

 

Ils passèrent enfin au-dessus des dernières dunes. Der-Shappah se déployait à leurs pieds, sublime et mystérieuse, avec son enfilade de tours pointues, de dômes arrondis, de bâtiments aux colonnades sculptées, de statues monumentales, d’arches emplies d’ombre et de façades lumineuses. Ils pénétrèrent dans les faubourgs animés. Les bruits arrivaient de partout. Des gens circulaient de tous les côtés, habillés de vêtements colorés. Ils surgissaient des ruelles, pressés, bavards, occupés par leurs activités, allaient et venaient, se regroupaient, puis se séparaient et repartaient pour vaquer à leurs affaires. Guillemine s’arrêta alors, essoufflée. Elle regarda s’éloigner devant elle Zanzar et ses pirates sans aucun regret. Ils s’enfoncèrent dans le quartier surpeuplé et disparurent. 

 

Elle éprouva une sensation bienfaisante de liberté après la tension du voyage. Elle ne les verrait plus. Elle soupira de soulagement. Puis elle obliqua vers une ruelle dans la direction opposée et se perdit à son tour dans la foule. Sa première mission dans cette ville serait de trouver Giuseppina pour lui rendre la cassette.  

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