Depuis le retour de Sasa à la maison prison, Alix et Filoche multipliaient leurs attentions pour adoucir la vie de la jeune fille. Filoche désirait compenser les difficultés qu’elle avait subies avant son départ et pendant sa fugue. Quant à Alix, elle ne voulait surtout pas que sa petite fille quitte à nouveau la demeure et bafoue son autorité.
Rassurée par l’empathie que lui témoignaient Alix et Filoche, Sasa commençait à se sentir un peu moins oppressée. Elle mangeait mieux et reprenait du poids et des couleurs. Ses joues creuses se remplissaient et les cernes sous ses yeux s’atténuaient. Grâce aux soins prodigués par Filoche, ses cheveux devenus ternes et cassants étaient à nouveau souples et brillants. La sorcière utilisait tous les onguents dont elle disposait pour les rendre doux et soyeux. Elle les peignait tous les soirs longuement pour les rendre légers et leur donner du volume. Un léger sourire éclairait parfois le visage de Sasa quand elle se regardait dans le miroir. C’était la récompense muette de Filoche. De son côté, Esmine, pourtant très occupée à compulser les grimoires rapportés de Phaïssans, consacrait un peu de son temps à sa sœur. Sasa n’avait jamais de sa vie été l’objet d’autant de prévenance. Dotée d’une personnalité effacée, elle ne se mettait jamais en valeur et passait le plus souvent inaperçue au sein de la fratrie.
Grâce à l’enseignement de Filoche et d’Esmine, Sasa progressa dans l’art de la magie. Elle réussit enfin à lancer les sorts avec aisance, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Elle rougissait en entendant les appréciations de ses deux professeurs à chaque franchissement d’étape. Sa modestie et sa timidité naturelle finissaient toujours par ressortir. Pour ne pas qu’elle se renferme sur elle-même comme elle le faisait avant sa fugue, Filoche et sa grand-mère accentuaient leurs compliments plus qu’il n’était nécessaire. Sasa s’en rendit si bien compte qu’elle demanda rapidement à ne plus être félicitée à tort et à travers.
Les égards témoignés à sa soeur rendaient Dee Dee folle de rage. Elle estimait que ce favoritisme était très injuste. Elle se sentait mise à l’écart, alors qu’à ses yeux elle n’avait pas commis la moindre faute. Sasa avait provoqué ce changement de situation vis-à-vis d’elle. Addora était convaincue que Sasa avait tout manigancé. Dee Dee la détestait chaque jour davantage. Supporter sa soeur la torturait et la mettait dans une colère noire. Elle serrait si fort ses poings pour ne pas exploser de rage qu’elle se déchirait les paumes avec ses ongles. Elle trouvait l’attitude de Filoche, d’Alix et d’Esmine insensée. Parce que Sasa avait quitté la maison, elle avait droit à plus de sollicitude qu’elle n’avait jamais eu dans sa vie.
Dépassé par les événements, Barnazon n’avait pas d’avis. Il se rangeait habituellement à celui de Dee Dee, pour avoir la paix. Comme il était son seul allié dans la maison, Dee Dee le harcelait pour qu’il soit toujours d’accord avec elle. Dès qu’il disait un mot de travers ou osait la contrarier, elle déversait son courroux sur lui. Aussi capitulait-il rapidement. Il était malheureux dans cette atmosphère de haine. Sasa voyait que son frère souffrait et comme elle était bonne et remplie de compassion, elle souffrait pour lui.
Pour calmer son aigreur, Dee Dee recommença à assouvir sa jalousie. Quand Sasa et elle se retrouvaient seules, et même lorsque Barnazon était présent, Dee Dee se laissait aller à dire les pires atrocités à sa sœur.
– Tu te rends compte de ce que tu nous fais subir à Barnazon et à moi ? sifflait-elle entre ses dents. Depuis que tu es revenue, nous n’existons plus. Il n’y en a plus que pour toi. Tu es la préférée, alors que tout le monde nous ignore. C’était bien mieux quand tu n’étais pas là. Pourquoi ne repars-tu pas tout de suite ? On n’a pas besoin de toi ici, tu ne sers à rien. Va-t-en ! Je te le dis, je ne comprends même pas comment tu peux être ma sœur. On ne se ressemble pas. D’ailleurs, tu n’es pas ma sœur. Si tu étais ma sœur, tu comprendrais et tu t’en irais d’ici. Tu n’as rien à faire ici, ce n’est plus ta maison. Tu n’aurais jamais dû partir la première fois. Ça ne te donne pas le droit de revenir et de croire que tu es une princesse. Que tout t’est dû. Non, tu ne peux plus prétendre à rien. Personne ne t’aime ici.
Sasa ne répondait rien. Elle restait stoïque. Elle se retenait de toutes ses forces pour ne pas pleurer et ne pas se sauver. Mais comme elle ne répliquait pas, elle attisait l’exaspération de Dee Dee.
– Mais va-t-en, je te dis, poursuivait celle-ci d’une voix hystérique. Tu n’as même pas besoin de faire ta valise. Tu ouvres la porte et hop, tu es partie. Ouste ! Tu te prends pour qui ? Tu crois réellement que tu réussis le lancement des sorts ? Tu es vraiment crédule. Tu n’as pas compris que c’est Filoche ou Esmine qui incantent discrètement dans ton dos. Je l’ai bien vu. Toi aussi, Barnazon !
– Mmmm, murmurait son frère qui se terrait dans un coin pour faire oublier qu’il était là.
– Bien sûr qu’il l’a vu, reprenait Dee Dee. Mais ce gros benêt n’arrive jamais à dire la vérité. Il grogne pour ne pas avoir à parler. Eh bien, reste comme ça, tout seul, pendant que Sasa est la petite princesse de la maison. Et toi et moi, nous ne sommes rien. Ah ! Mais je me vengerai. Je saurai bien te faire expier. Tu me le paieras, Sasa. Je ne vais pas me laisser faire.
Sasa réussissait à ne rien montrer, mais elle était dévorée par la peur. Elle se demandait ce que Dee Dee voulait réellement dire. Elle ne tarda pas à comprendre. Dee Dee glissait des animaux gluants dans son lit, saupoudrait sa nourriture de substances immondes qui donnaient envie de vomir, gâchait son eau avec des goûts de pourriture, déchirait ses vêtements, trouait ses souliers, griffonnait ses cahiers et subtilisait ses grimoires. Ce n’était qu’un début. Ces mesquineries étaient à peine plus intelligentes que des jeux d’enfants. Et dans un premier temps elles passèrent inaperçues.
Alors Dee Dee passa à une vitesse supérieure. Elle commença par modifier les formules écrites dans les cahiers de sa sœur. Sasa déchiffrait des incantations fausses et se trompait forcément. Elle se mit à rater tout ce qu’elle entreprenait. À nouveau, elle ne réussissait plus à lancer correctement les sorts. Elle cassait tout ce qu’elle touchait. Sa maladresse légendaire était revenue. Dee Dee le faisait bien remarquer à Filoche et à Alix. Elle expliquait que l’acharnement à vouloir sauver quelqu’un d’incapable était contre nature. Elle-même triomphait et progressait plus vite, car la colère attisait son intelligence.
Pendant quelque temps, Filoche et Alix ne virent rien. Elles s’inquiétaient de la régression de Sasa, qui n’était pas un bon signe. Dee Dee faisait preuve d’une certaine perversion à masquer ses forfaits pour ne pas se faire prendre. Sasa ne se plaignait pas. Elle pensait que l’acrimonie de Dee Dee était de sa faute à elle. Aussi encaissait-elle les désagréments causés par sa sœur sans rien dire. Mais sa santé se dégrada à nouveau. Elle n'avait plus d’appétit. Elle n’avait plus envie de se regarder dans la glace et de se voir jolie. Dee Dee n’était pas avenante comme elle. La méchanceté tirait ses traits pourtant identiques à ceux de Sasa, froissait sa peau qui paraissait vieillie et rendait ses cheveux raides et cassants.
La difficulté des relations entre les deux sœurs rejaillissait sur le comportement de leur frère. Pour se consoler de son existence insignifiante, Barnazon ne cessait de dévorer tout ce qu’il pouvait trouver à manger. Il se mit à grossir exagérément. À cause de son embonpoint, il ne se déplaçait pratiquement plus. Son cou était devenu épais et avait absorbé son menton. Ses cheveux filasse pendaient dans sa nuque. Il était négligé et traînait ses pieds pour marcher. Même Dee Dee ne supportait plus de le voir avachi du matin au soir sur une chaise à se goinfrer.
La situation devenait critique. Impuissante à cause de sa vieillesse, Alix se moquait de tout désormais. Harassée par son labeur quotidien, Filoche ne se rendait compte de rien. Elle pensait bien faire en stimulant Sasa. Elle était inconsciente de la haine croissante de Dee Dee. Sans garde-fou contre sa colère, la folie d’Addora n’avait plus de limites. Chaque jour, elle montait d’un cran dans ce qu’elle faisait subir à Sasa. Elle voulait que sa sœur, objet de sa profonde jalousie, disparaisse définitivement.
Après sa tentative de fugue manquée, Sasa n’osait pas recommencer. Elle savait que Filoche la retrouverait d’une manière ou d’une autre. Que lui restait-il pour avoir la paix ? Seuls les moments d’étude lui faisaient du bien. Elle travaillait avec acharnement les enseignements de Filoche et d’Esmine. Elle aurait voulu devenir invisible, mais elle savait que Filoche avait donné le voile de transparence à sa mère. A nouveau, elle avait cessé de s’alimenter. Elle ne dormait plus, craignant que Dee Dee ne lui réserve une fantaisie nocturne dont elle avait le secret. Sa vie était redevenue infernale.
Et puis un jour, Dee Dee franchit la limite acceptable. Elle prépara une mixture pour endormir Sasa pendant plusieurs jours. Mais elle n’était pas expérimentée et se trompa dans les doses. La potion était mortelle, à quelques gouttes près. Le lendemain matin au petit déjeuner, Addora versa discrètement un soupçon de sa préparation dans l’eau du thé de sa sœur.
Rapidement, Sasa se sentit très fatiguée. Elle n’avait plus de force pour garder les yeux ouverts. Epuisée, elle tomba de sa chaise et s’écroula sur le sol. Filoche qui se trouvait tout près bondit vers la jeune fille et s’aperçut que son coeur battait faiblement. Elle avait toujours quelques fioles dans ses manches et en sortit une. Elle glissa deux ou trois gouttes d’un liquide épais entre les lèvres bleuies de Sasa. Deux ou trois minutes effrayantes s’écoulèrent. Un silence de mort régnait dans la pièce. Même Dee Dee s’était levée et regardait sa soeur étendue sur le sol, inanimée.
Filoche se mit à hurler, Esmine se précipita pour aller chercher Alix. Celle-ci accourut de toute la vitesse de ses vieilles jambes. Toute la maisonnée était rassemblée autour de Sasa. Elle restait inerte, son visage blanc comme un linge, ses yeux clos et ses cheveux étalés autour de sa tête. Alors Alix se mit à incanter dans la langue ancienne un sort dont Filoche n’avait jamais entendu la formule. C’était un sortilège très puissant. Quand Alix eut terminé d’exorciser le mal qui était en Sasa, celle-ci ouvrit les yeux. Un peu de couleur revint sur ses joues.
– Où suis-je ? balbutia-t-elle.
– Tu reviens de loin, répondit aigrement Alix.
– Mais que s’est-il passé ? s’exclama Filoche qui tenait à peine debout tant l’effroi qu’elle avait ressenti lui avait coupé les jambes.
Elle se laissa choir sur une chaise. Alix s’approcha de la table et souleva la tasse de Sasa dont elle avait bu quelques gorgées. Elle huma le thé encore tiède et fit la grimace. Elle se tourna vers Dee Dee qui rougit jusqu’aux oreilles sous le regard inquisiteur de sa grand-mère.
– Qu’as-tu mis dans le bol de ta sœur ? fit Alix
– Je n’ai rien fait, s’écria Dee Dee.
– Rien fait ? ironisa Alix. Menteuse. Je te repose la question et cette fois, évite de te moquer de moi, sinon je fais pousser tes oreilles et ton nez. Et tu ressembleras à un lapin ou à un goret.
– Juste un peu de somnifère, avoua Dee Dee qui se trouvait dans l’impossibilité de continuer à tromper sa grand-mère.
– Tu as dû verser une très forte dose, poursuivit Alix. Si je n’avais pas été là, Sasa serait morte.
Dee Dee se mit alors à blanchir. Malgré sa méchanceté, elle n’avait pas voulu tuer sa sœur. Elle voulait juste s’en débarrasser pendant quelques jours, pas pour toujours. Ce fut un choc même pour elle. Elle réalisa soudain mais trop tard qu’elle avait dépassé les bornes.
A cet instant, la colère d’Alix éclata. Et ce fut un moment terrible. Les mots sortaient de la bouche de la sorcière en même temps que des serpents, des crapauds verdâtres, des scorpions noirs et des araignées velues. Les bêtes malfaisantes rampaient sur le sol. Il y en avait des milliers. C’était une abomination. Quand Alix eut vidé tout son fiel sur sa petite fille, sa colère retomba brusquement. Les animaux disparurent instantanément. La pièce retrouva son calme. Dee Dee tremblait comme une feuille. Barnazon était tétanisé contre le mur. Sasa s’était évanouie et Filoche écarquillait les yeux de stupéfaction. Quant à Esmine, elle avait terminé son petit déjeuner de bonne heure et travaillait déjà dans la salle d’étude.
– Je n’ai pas envie de plaisanter, dit Alix froidement. Je ne veux pas d’une empoisonneuse dans ma maison. Prends tes affaires Addora, tu peux partir. Tout de suite.
Dee Dee baissa la tête et acquiesça. Elle n’avait pas d’autre alternative. Elle quitta la pièce. Au moment de refermer la porte, elle appela Barnazon.
– Viens, Barnazon, s’écria-t-elle. Toi aussi tu es coupable.
– Nooon, gémit le pauvre garçon.
Pourtant, il suivit sa sœur la mort dans l’âme. Il n’avait jamais su quel côté choisir, mais avait toujours obéi à Dee Dee, par peur de représailles. Personne ne le retint. Il ne leur fallut pas dix minutes pour faire leur baluchon. Ils n’avaient rien préparé, aussi partirent-ils sans avoir pensé à tout. Ils descendirent l’escalier, traversèrent la cour et passèrent sous le porche. Ni l’un ni l’autre ne se retourna. Le portail se rabattit dans un grand bruit qui résonna dans toute la maison.
Sasa, qui s’était réveillée, se mit à pleurer. Elle était la cause de tout ce malheur. Comment Dee Dee pourrait-elle un jour lui pardonner ? Elle ne pensait même pas qu’elle n’avait aucune responsabilité dans l’acte commis par sa sœur, hormis celui d’exister. Filoche était consternée mais elle trouvait que Dee Dee avait mérité d’être punie. Esmine avait passé la tête par la porte, alertée par les hurlements d’Alix.
– Que se passe-t-il ? avait-elle demandé.
Devant le silence qui lui répondit, elle réitéra sa question.
– Et où sont Dee Dee et Barnazon ?
– Partis, fit laconiquement Alix.
– Où ? insista Esmine.
– Où ils en ont envie. Je ne veux plus d’eux ici, s’écria Alix. Je ne sais pas quel mauvais penchant issu de toi habite Addora, mais elle a voulu éliminer Sasa. Je ne veux pas d’une meurtrière ici.
– Si Dee Dee ne revient pas, je ne pourrai plus jamais me rassembler, objecta Esmine.
– Dee Dee reviendra, répliqua Alix. Quand elle aura réfléchi et se sera calmée. Pour l’instant, elle a besoin de réfléchir.
Sur ces mots, elle quitta la pièce, laissant Esmine, Filoche et Sasa perplexes. Filoche se disait que c’était la première fois qu’elle entendait des mots sensés sortir de la bouche de la vieille femme.
Pendant ce temps, Dee Dee et Barnazon marchaient lentement dans les rues d’Astarax. Ils étaient désorientés. Ils n’étaient jamais sortis de la maison et l’extérieur était pour eux un pays étranger. Ils se trouvaient dans l’inconnu. Tout était effrayant autour d’eux. Les carrioles dévalaient les artères de la ville en faisant un bruit infernal. Les gens criaient et les bousculaient. Ils manquaient de tomber sur le sol inhospitalier à chaque pas. Ils s’affolaient.
Ne sachant où aller quand ils étaient sortis de la ruelle où se situait la maison, ils avaient choisi d’aller à gauche et avaient pris la direction de la ville. Le tumulte autour d’eux ne cessait de croître au fur et à mesure qu’ils approchaient du centre de la cité.
– Nous devons sortir de la ville, s’écria Dee Dee en tirant sur la manche de Barnazon. Il vaut mieux aller à la campagne.
– D’accord, répondit Barnazon. Mais où est la campagne ?
– Je n’en sais pas plus que toi, rétorqua Dee Dee. Allons tout droit.
Ils avancèrent en se serrant l’un contre l’autre. Ils évitaient les charrettes et les gens pressés. Ils sautaient dans les rigoles pleines de détritus pour ne pas se cogner dans les étals des marchands. Après un moment, la circulation diminua, les maisons s’espacèrent et le calme revint. Ils parvinrent aux faubourgs au nord d’Astarax. A partir de là, ils se retrouvèrent dans les champs et les cultures. Au début, les chemins étaient larges et praticables. Ils longèrent des fermes prospères. Dans les cours, les chiens aboyaient à leur passage. Le jour commençait à descendre. Ils eurent faim. Ils n’avaient pas d’argent pour acheter quoi que ce soit. D’ailleurs, ils ne savaient même pas ce qu’acheter voulait dire. Ils pénétrèrent dans des vergers et chapardèrent quelques pommes. Le fermier les chassa avec une fourche en les traitant de voleurs. Ils pensaient que les fruits étaient à tout le monde. Ils apprirent à leurs dépens qu’il n’en était rien.
– Nous devons être plus malins, dit Dee Dee.
– J’ai mal aux pieds, gémit Barnazon.
– Arrête de faire le bébé, répliqua Dee Dee. Tu dois te comporter en homme maintenant.
– Mais qu’est-ce que ça veut dire ? balbutia son frère.
– Il faut tout te dire, explosa Dee Dee.
Elle était à bout de nerfs. La nuit était totalement tombée. Ils se trouvaient seuls, perdus en plein milieu de la nature.
– Où allons-nous dormir ? s’enquit Barnazon d’une toute petite voix.
– Ici, par terre, fit Dee Dee.
Barnazon ne répondit pas. Il redoutait les explosions de colère de sa sœur. Il espérait que la situation évoluerait mais il commençait à en douter. Il se rendait compte que Dee Dee ne connaissait pas les lieux plus que lui. Ils grimpèrent sur un talus qui surplombait la route. Derrière il y avait un petit creux où ils s’étendirent. Il faisait froid. Ils s’étaient couchés sur un nid de fourmis. lls furent bientôt envahis par les petites bêtes qui ne tardèrent pas à grimper sur eux. Ils se relevèrent brusquement et frottèrent leurs vêtements pour se débarrasser des insectes.
– J’ai faim, j’ai soif, j’ai froid, se plaignit Barnazon.
– Moi aussi, rétorqua Dee Dee.
Tout était noir autour d’eux. La nuit était profonde. Le ciel était couvert. Les nuages masquaient les étoiles et le clair de lune. Autour d’eux, des mouvements furtifs trahissaient le passage d’animaux sauvages. Certaines plantes les égratignaient et des rougeurs irritaient leurs peaux. Il se mit à pleuvoir.
– C’est le pompon, dit Barnazon qui grelottait.
Il était trempé. Pour se consoler, il rêvait de se retrouver dans la grande maison. Il s’imaginait devant un feu de cheminée, en train de se chauffer et de manger une bonne soupe épaisse. Cette pensée le fit saliver.
– Viens, fit sa sœur en le tirant par la manche. Ne restons pas ici.
Ils se mirent à marcher dans l’obscurité. C’était encore pire. ils trébuchaient sur tous les obstacles. Le sol mouillé était glissant. Les branches basses des arbres les griffaient au visage et aux bras. Finalement, ils s’appuyèrent contre un arbre et restèrent debout jusqu’au petit matin. Quand les premières lueurs du jour apparurent, la vie leur sembla moins hostile. Ils s’introduisirent dans un champ en rampant dans les herbes et volèrent à nouveau des pommes. Personne ne les surprit. Ils considérèrent cet acte comme une victoire. Grignotant les fruits, ils déambulèrent sur les chemins avec un meilleur moral.
Ils errèrent ainsi pendant plusieurs jours sans savoir où ils allaient. Ils s’habituèrent petit à petit à la vie nomade. Ils eurent moins peur. Leur chemin s’éleva en altitude et ils parvinrent sur un vaste plateau.
– Nous devons vraiment nous éloigner d’Astarax, disait Dee Dee tandis qu’ils marchaient. Je ne veux plus jamais retourner là bas ni revoir Alix.
– Si seulement nous avions un âne, ce serait moins fatiguant que de piétiner toute la journée, pleurnichait Barnazon.
– Un peu de courage, le rabrouait Dee Dee sans s’arrêter.
Ils trouvèrent un soir une cabane en pierre abandonnée au cœur d’un petit bois. Il n’y avait plus de porte, mais au moins ils pouvaient se mettre à l’abri du vent, de la pluie et du froid. A l’intérieur, ils découvrirent une cheminée. Dee Dee se souvint qu’elle était une sorcière et réussit à allumer un feu en lançant un sort. Barnazon avait ramassé un peu de bois. Ils firent griller des pommes au bout de branches. Après toutes les déconvenues qu’ils avaient subies, cette soirée leur parut la meilleure qu’ils aient jamais vécue. Les petites flammes dansaient dans la cheminée. Elles éclairaient l’unique pièce qui n’était pas dans une totale obscurité. La chaleur séchait un peu leurs vêtements humides et boueux. Ils avaient même ôté leurs bottes pleines de terre pour mettre leurs pieds devant le feu.
A un moment, une grosse masse noire tomba du conduit de la cheminée. De la suie vola partout et le feu s’éteignit. Dee Dee le ralluma aussitôt. C’était un vieux nid d’oiseaux. Il devait être coincé et sous l’action de la chaleur s’était décroché. Leurs visages et leurs habits étaient couverts de poudre noire. Quand ils se virent mutuellement, ils éclatèrent de rire.
– Demain, nous irons à la rivière, dit Dee Dee. Nous pouvons nous installer ici quelque temps.
– Et si un animal sauvage ou un fermier vient nous chasser ? demanda Barnazon.
– Arrête d’être tout le temps inquiet, répliqua Dee Dee. Et viens dormir.
Dès le lendemain, ils aménagèrent la cabane. Ils mirent du bois à sécher sous l’avancée du toit, réparèrent les tuiles qui manquaient, nettoyèrent la cheminée, entassèrent des pommes et des poires. Ils lavèrent leurs vêtements dans la rivière et les firent sécher au soleil. Ils brossèrent leurs bottes. Ils rassemblèrent des branches pour faire un simulacre de porte. Ils ne le plaçaient que le soir pour se protéger des courants d’air. Barnazon se risqua à fabriquer un harpon avec une branche et attrapa un poisson. Ce soir-là, ils firent griller la truite sur le feu et eurent le sentiment de remporter une nouvelle victoire.
– Tout le monde pensait que nous étions des incapables, triomphait Dee Dee. Et regarde, nous nous débrouillons parfaitement.
Barnazon était content mais il ruminait souvent. Le nouveau régime alimentaire lui avait fait perdre du poids, il était plus mince et plus agile. Il se demandait où tout ceci les mènerait. Pendant combien de temps allaient-ils rester dans la cabane à jouer les aventuriers ? Certes, il apprenait beaucoup de choses et goûtait avec bonheur à la liberté. Mais il était suffisamment intelligent pour comprendre que leur escapade ne serait pas éternelle.
Ils se faisaient parfois des frayeurs, quand des sangliers ou des loups rôdaient autour de la hutte. Les bêtes cherchaient de la nourriture. Ils se calfeutraient derrière les murs et la porte en tremblant. Les fauves n’auraient fait qu’une bouchée d’eux s’ils avaient défoncé leur porte. Ils eurent de la chance. La menace resta distante.
Pendant les journées, Dee Dee essayait de se remémorer les sorts qu’elle avait appris avec Filoche. Mais tout semblait s’être dilué dans sa mémoire. Elle avait sans cesse critiqué le fait d’être sorcière et d’être obligée d’apprendre un art qu’elle méprisait. Elle n’avait jamais prêté attention aux enseignements et aux recommandations. Elle s’en mordait les doigts maintenant. Quant à Barnazon, il écrivait des poèmes et dessinait des paysages miniatures pour économiser les carnets et les crayons. Il n’osait se projeter plus loin que le jour même.
L’hiver vint. Ils avaient encore progressé dans leur accoutumance à la vie de bohème. Mais lorsque toute la campagne fut couverte de neige et que le froid fut si cru qu’ils ne réussissaient plus à se réchauffer, même devant un bon feu dans la cheminée, ils comprirent qu’ils devaient bouger.
Le lendemain matin, Ils ramassèrent leurs affaires et partirent dans la neige fraîche. Leurs bottes s’enfonçaient dans l’épaisse couche blanche et molle. Ils progressaient lentement. Ils avaient emporté leurs provisions et n’avaient pas besoin de chercher de la nourriture. Ils marchaient vite pour se réchauffer.
Ils traversèrent de vastes plaines monotones endormies sous le manteau neigeux. Des rafales de flocons leur piquaient les yeux et la peau du visage. Elles ralentissaient encore leur allure. Ils progressaient lentement. Il n’y avait pas âme qui vive dans la campagne déserte. De rares fermes massives dormaient à l’abri de bouquets d’arbres blanchis. Un filet de fumée sortait des cheminées et montait vers le ciel. Ils s’approchaient pour demander l’asile pour la nuit lorsqu’il faisait trop froid. Ils dînaient et couchaient dans les étables avec les bêtes en échange de quelques travaux. Ils repartaient le lendemain, poursuivant leur périple dans le brouillard et le froid.
Quand ils ne trouvaient pas de gîte pour se mettre à couvert, ils creusaient la neige et se construisaient un abri sous la glace. Ils trouvaient toujours des grosses branches pour improviser une cabane. Ils s’étaient endurcis à force de vivre dans des conditions difficiles. L’existence en plein air leur donnait un plein sentiment de liberté. Certains jours, ils étaient si absorbés par leur survie qu’ils en oubliaient Astarax, Alix et la maison dont elle les avait expulsés.
Après deux semaines de marche, ils finirent par atteindre l’extrémité nord du vaste plateau. Ils descendirent vers la plaine qui se déployait en contrebas. Le climat y était moins rude. Il n’y avait plus de neige. Il faisait encore froid mais ils étaient habitués aux basses températures. Ils avancèrent encore pendant deux jours dans ce nouvel environnement désertique et parvinrent dans une région marécageuse.
Au-delà de la vaste étendue d’eau croupie, de hautes montagnes arides et hostiles se dressaient. Ils s’approchèrent des marais. Partout, des roseaux et des joncs surgissaient de l’eau, parfois au milieu d’arbustes. Une odeur insupportable montait de la vase. De nombreux oiseaux habitaient dans ce lieu, où pullulaient les insectes. Il était possible de traverser en empruntant des petits sentiers à moitié immergés. Sous l’eau vivaient des créatures abominables. Leurs corps sombres apparaissaient lorsqu’ils glissaient en ondulant sous la surface irisée.
Barnazon prit peur. Il refusa de traverser ce marécage dangereux. Il voulait faire demi-tour. Il trouvait qu’ils s’étaient suffisamment éloignés d’Astarax. Ils pouvaient désormais songer à s’installer quelque part, dans un village. Personne ne viendrait les chercher. Mais Dee Dee pensait le contraire. Les hautes montagnes qu’elle apercevait dans le lointain lui paraissaient un bien meilleur abri qu’un hameau où tout le monde les connaîtrait. Malgré la présence de Barnazon, elle s’enfonçait dans la solitude la plus absolue. Elle n’aimait plus personne. Elle désirait s’isoler le plus possible et vivre en ermite dans un lieu inaccessible. Barnazon ne partageait pas cet avis. Il avait envie de retrouver la civilisation, de participer à des fêtes et de s’amuser. Il aimait la compagnie des paysans, les soirées autour du feu où les conteurs enchantaient les oreilles des auditeurs. Il se braqua et pour la première fois, s’opposa à sa sœur. Cependant sa résistance était faible et Dee Dee mit peu de temps à le convaincre de la suivre. Ils s’aventurèrent dans le marais.
Malgré leurs précautions, ils ne cessaient de se faire dévorer par les moustiques. L’odeur pestilentielle les rendait fous. Mais Dee Dee ne cédait pas. Il lui semblait que les montagnes lui faisaient signe et l’appelaient à venir s’abriter dans leur nature sauvage.
Barnazon était fatigué. Il ralentissait de plus en plus. Il glissait sans cesse sur la boue qui couvrait les sentiers. Il devait rester très concentré pour ne pas tomber. La vue des serpents et des anguilles qui le guettaient sous l’eau l’affolait. Un cri rauque d’oiseau au-dessus de sa tête détourna un instant son attention. Il leva les yeux sans regarder où il posait les pieds. Le sol se déroba sous lui. Il dérapa, glissa et s’enfonça dans l’eau en poussant un hurlement de frayeur. Dee Dee marchait devant lui. Elle entendit son cri. En une fraction de seconde, elle comprit ce qui venait d’arriver. Terrifiée, elle se retourna brusquement vers lui et tenta de le rattraper. Mais c’était trop tard. Les serpents s’étaient agglutinés autour de ses jambes et il se paralysait. Il sombra dans les profondeurs sans pouvoir réagir. Dee Dee vit ses yeux devenir vitreux. Elle dut lâcher prise pour ne pas tomber elle-même. Barnazon coula et son corps en touchant le fond remua la vase. L’eau était devenue glauque et épaisse. Un moment plus tard, il remonta à la surface. Il était déjà mort. Son cadavre inerte flotta quelques minutes, puis s’abîma dans la boue. Il disparut.
Dee Dee regardait sans comprendre les cercles concentriques sur l’eau irisée qui venait d’avaler son frère. Le marais avait retrouvé son aspect tranquille, comme si le drame n’avait pas eu lieu. Elle comprit que le voyage était terminé. Elle devait retourner à Astarax. Toute cette aventure n’avait plus de sens. Son frère était mort d’une mort atroce dans ce marécage sinistre. Malgré ses efforts, elle n’avait rien pu faire pour le sauver. Comment pourrait-elle l’expliquer à sa famille ? Tout cela était de leur faute. Ils les avaient chassés de chez eux. Elle se mit à pleurer devant la monstruosité de ce qui venait de se passer. Elle ne pouvait pas y croire.
Il ne voulait pas venir. Il ne voulait pas traverser le marais et il avait raison. Pourquoi l’avait-elle forcé à avancer sur les périlleux sentiers ? Elle en voulait toujours plus. Elle ne savait pas s’arrêter. Et maintenant tout était fini. Lentement elle fit demi-tour et reprit le chemin en sens inverse. Il lui faudrait du temps pour guérir, pour revenir, pour se pardonner. Elle avait l’impression d’être un automate. Ses jambes la portaient mais son esprit était assommé.
Elle sortit du marécage. Elle aurait pu tomber cent fois dans l’eau gluante et pourtant elle ne glissa jamais. Même si sa tête était ailleurs, son pied était assuré. Arrivée sur la terre ferme, elle se retourna une dernière fois et gémit en pensant à Barnazon. Dans le lointain, les montagnes sombres étaient devenues inhospitalières. Elles dressaient leurs amoncellements de blocs aux aspérités gigantesques et leurs pics vertigineux. Elles se protégeaient de l’approche des étrangers par un marécage mortel infranchissable. Voilà d’où venait la puanteur, de la pourriture de ces lieux maudits. Comment avait-elle pu croire qu’elle trouverait refuge dans ces pierres grises menaçantes et ces neiges éternelles ? Elle pensait pouvoir défier les éléments et elle avait lamentablement échoué. Elle regrettait d’avoir été si bornée. Son entêtement avait coûté la vie à Barnazon.
Elle se méprisait, elle, l’indomptable Dee Dee, celle que tous appelaient la méchante. Elle avait failli tuer sa sœur et était responsable de la disparition de son frère. Elle méritait que les autres aient honte d’elle et la rejettent. Elle resta longtemps debout devant le marécage où reposait désormais Barnazon. Elle ne cessait de revoir ses yeux. Il n’avait même pas eu le temps de prononcer une parole. Au bout d’un moment elle baissa la tête. Il n’y avait plus rien à faire, il ne reviendrait pas. Elle tourna le dos aux marais et aux montagnes et considéra le long chemin qu’elle devrait parcourir seule.
Puis elle reprit la route.
Pendant ce temps à Astarax, les choses allaient de mal en pis. Lorsque Addora et Barnazon avaient quitté la maison prison, personne n'avait imaginé qu’ils ne reviendraient pas. Tous pensaient que Dee Dee faisait la fière mais qu’elle n’en mènerait pas large une fois dehors. Sans moyens et sans connaissance du monde extérieur, elle se sentirait vite perdue et regagnerait la demeure. Personne n’avait peur pour Barnazon. Les habitants de la maison songeaient rarement à lui. Généralement, ils estimaient qu’il suivrait sa sœur comme un petit chien et serait de retour avec elle.
Les jours et les semaines passèrent et les deux adolescents ne revinrent pas, à la grande surprise de tous. L’atmosphère était lugubre entre les murs glacials de la grande demeure, où le silence pesait chaque jour davantage. Égoïstement, Esmine était furieuse du départ de sa sœur qui l'empêchait de progresser sur le sort de rassemblement. Sasa culpabilisait terriblement. Elle se sentait responsable de ce qui était arrivé. Filoche en était malade. Elle pensait sans cesse à Dee Dee et Barnazon. Les terribles difficultés qu’ils ne pouvaient pas manquer de rencontrer la terrifiaient. Elle se faisait aussi du souci pour Sasa qui avait beaucoup maigri et ressemblait à un fantôme. La jeune fille ne réussissait plus à manger. Elle errait lamentablement dans la maison. Souvent, Filoche la voyait pleurer quand elle se croyait seule. Filoche était la plus dévastée de tous car elle ne pensait qu’aux autres. Alix semblait résister à la tristesse ambiante parce qu’elle ne se préoccupait que d’elle.
Filoche dépérissait de jour en jour. Comme Sasa, elle ne parvenait plus à se nourrir. Trop de malheurs étaient survenus par sa faute depuis qu’elle avait quitté Phaïssans.
Un beau matin, Alix arriva en trombe dans la pièce d’étude. Comme habituellement elle traînait des pieds et ouvrit la porte brutalement. Penchées sur leurs grimoires, Esmine travaillait avec acharnement et Sasa tentait vainement de comprendre et d’apprendre la magie à son niveau. L’une était motivée et l’autre avait la tête ailleurs. Filoche vaquait à ses activités ménagères et jetait de temps en temps un coup d'œil sur les cahiers des deux sœurs.
– La nuit porte conseil, dit Alix sans ambages. J’ai pensé à réveiller Guillemine pour qu’elle parte à la recherche de ses enfants. Et surtout pour qu’elle réconcilie ses filles. Elle seule a le pouvoir de leur parler, elle est leur mère.
Un frisson glacial parcourut la colonne vertébrale de Filoche. Elle se redressa lentement. Elle savait qu’Alix la forcerait à avouer qu’elle avait aidé Guillemine à quitter la maison. Elle ne perdrait pas de temps à lui cacher la vérité.
– Je ne l’ai trouvée nulle part, ajouta Alix, furieuse. Elle a disparu. Le lit est vide et compte tenu de l’épaisseur de la couche de poussière, j’en conclus qu’elle s’est enfuie depuis des années.
Alix s’approcha de Filoche et pointa un doigt crochu vers la sorcière.
– Tu étais au courant, Filoche ? C’est toi qui as tout manigancé, n’est-ce pas ?
Filoche baissa la tête et acquiesça.
– Où est-elle allée ? rugit Alix. Où l’as-tu envoyée ?
– Je ne sais pas, balbutia Filoche. Je l’ai trouvée un jour par hasard. Elle ne dormait plus. Elle errait dans les couloirs. Elle ne voulait pas rester ici. Je l’ai juste aidée à partir. Mais je n’ai jamais eu de nouvelles d’elle depuis qu’elle a quitté la maison.
– Humph, fit Alix. Je comprends enfin. C’est elle qui a emmené ce traître d’Helmus, il n’est pas parti tout seul. Pourquoi ne m’as-tu jamais rien dit ? Décidément, personne ne souhaite demeurer ici. Pourtant, la maison est confortable et accueillante.
Ni les filles ni Filoche n’osèrent intervenir. Cependant, l’envie ne leur manquait pas d’ironiser sur les allégations d’Alix. Filoche ne lui donna aucune autre explication sur le départ de sa petite fille. Alix n’en demandait d'ailleurs pas. Elle prit soudain peur que Guillemine réussisse à devenir la puissante sorcière qu’elle aurait pu être si elle-même n’avait pas toujours fait ce qu’il fallait pour l’en empêcher.
– Il va donc falloir la retrouver, reprit Alix d’un ton faussement détaché.
A nouveau, un spasme d’effroi parcourut le dos de Filoche. Elle pensa aussitôt à Guillemine en espérant qu’elle se trouve assez loin pour ne pas tomber dans les griffes d’Alix.
– Je vais envoyer sa mère la chercher, ajouta Alix.
– Maggie ? ne put s’empêcher de dire Filoche.
– Oui, Maggie ! répondit Alix.
– Mais tu avais envoyé Déodat pour qu’il parte à sa recherche. Tu avais dit qu’elle était partie en emmenant Guillemine.
– Et quand tu as vu Guillemine dans les couloirs, tu ne t’es pas posé de questions ? Toi qui es toujours si encline à résoudre les problèmes des autres dans leur dos ?
Filoche accusa le coup. Elle baissa davantage la tête.
– Déodat a dû partir bien loin, persifla Alix. Il était trop content de quitter la maison. Il n’est jamais revenu. Ou peut-être qu’il t’attend quelque part. J’ai bien fait de me débarrasser de cet imbécile, il ne servait à rien.
– Je n’ai jamais eu de ses nouvelles non plus, avoua Filoche avec amertume.
– Eh bien tu ne sais jamais rien, rétorqua Alix. On ne peut pas compter sur quelqu’un comme toi. Heureusement, tu as été capable de ramener Sasa. Mais c’est une autre affaire de ramener Guillemine. Alors je vais envoyer Maggie, elle est plus douée que toi. Et surtout beaucoup plus fiable. Et ne t’avise pas de t’en mêler. Avec un peu de chance, peut-être qu’elle trouvera Addora et Barnazon sur sa route.
Filoche ne dit rien. Alix se vengeait sur elle de sa rage d’avoir été bafouée par Addora et Guillemine. Filoche avait toujours été sa victime. La vérité, c’est qu‘elles ne savaient rien ni l’une ni l’autre sur les fugitives.
Alix s’éloigna en claquant la porte. Exaspérée par le dérangement, Esmine replongea la tête dans ses grimoires. Elle en avait assez de toutes ces histoires qui duraient depuis des années. Alix, Filoche, Guillemine, Maggie, toutes ces sorcières ne faisaient que pourrir son existence. Elle ne songeait qu’à une chose. Devenir suffisamment puissante pour ne plus jamais avoir affaire à elles.
Sasa s’approcha de Filoche et l’entoura de ses bras pour la consoler. La pauvre Filoche était devenue si maigre qu’elle n’avait plus que la peau sur les os. Sasa dans sa grande mansuétude avait pitié de cette pauvre femme qui avait sacrifié sa vie pour s’occuper d’elle et de ses frère et sœurs. Sasa avait depuis longtemps pardonné à Filoche d’avoir fait éclater sa famille. Tout ceci s’était passé il y avait tant d’années. Sasa n’avait aucun souvenir de son père, très peu de sa mère et encore moins de ses grands-parents Maggie et Spyridon. Sa famille, ses parents, c’était Esmine, Dee Dee, Barnazon, Filoche et Alix.
Avec le temps, les enfants de Guillemine avaient fini par oublier qu’ils étaient nés à Phaïssans. Aussi Filoche ne s’était pas opposée à la décision d’Alix de leur dire qu’ils étaient nés à Astarax où ils avaient toujours vécu. Ainsi ils ne souffriraient pas du fait que leurs parents avaient disparu et ne reviendraient probablement pas. Ils finiraient un jour par oublier totalement Guillemine et Martagon.
Filoche était anéantie par ces idées morbides et tous les malheurs survenus à cause d’elle. Elle n’avait jamais réussi quoi que ce soit. Toutes ses entreprises avaient tristement échoué. Elle était fatiguée. Elle se mit à sangloter dans les bras de Sasa. La jeune fille était pétrifiée. Elle ne savait pas comment interpréter ce chagrin. Elle n’avait pas l’habitude qu’on la considère comme une personne susceptible d’aider les autres, a fortiori ceux qui étaient plus âgés qu’elle.
Tout en soutenant Filoche, Sasa jeta un coup d'œil par la fenêtre. Elle aperçut la géante Maggie vêtue de rouge qui sortait à cheval du bâtiment. La grande sorcière traversa le minuscule bout de cour qui restait après les réductions de la demeure faites par Alix. Elle passa sous le porche sur sa monture. Un instant plus tard, Sasa entendit le lourd portail se refermer.
Quelques jours passèrent dans la grande maison. Un beau matin, Sasa retrouva Filoche étendue par terre, raide et froide. Ses yeux étaient révulsés. Elle était morte d’épuisement et de chagrin pendant la nuit. Ils l’enterrèrent rapidement dans le petit cimetière des sorciers qui se trouvait tout près, au nord du quartier.
Seules Sasa et Esmine suivirent le convoi. Alix prétexta une douleur à la jambe pour rester à la maison. Quand les sœurs revinrent de la sépulture, la maison avait encore rétréci. La cour et le porche avaient disparu. Il ne restait plus qu’Alix et elles deux, il n’y avait pas besoin de beaucoup de place pour vivre.
Alix se réfugia dans sa chambre dans les caves de la maison. Elle attendait des nouvelles de Maggie. Elle espérait que sa créature ramènerait Guillemine, Addora et Barnazon. Ainsi elle pourrait continuer à régner sur son petit monde et imposer sa loi, sans que la triste figure de Filoche ne vienne gâcher son autorité. Pour être bien certaine qu’il ne resterait pas de traces du passé, elle effaça de la mémoire d’Esmine et de Sasa tout souvenir de leurs parents et de Filoche.