Chapitre 15

Par Saphir

Le bar de l’auberge est nettement moins rempli qu’hier. Je me dirige vers le barman et lui demande un œuf au plat accompagné de tranches de viandes. Je n’ai jamais goûté d'œuf au plat, à Selka. Lorsque le barman me le sert, je scrute mon assiette sous tous les angles.

Je m'assoie sur l'un des tabourets du comptoir, exactement à la même place que le jour où j'ai rencontré Rafael à Bellir et qu'il me regardait fixement. Avec un petit sourire en coin, je m'attaque à mon petit déjeuner.

L'œuf au plat est parfaitement rond. Je crève le jaune et l'étale sur le blanc, peu sûre de moi. Je goûte du bout des lèvres. C'est délicieux ! Quant à la viande, elle est bien grillée et croustillante, et elle remplit ma bouche d'un agréable goût salé.

 

L'estomac bien calé, je me lèche les lèvres et regarde autour de moi. Quelques personnes discutent tranquillement sur les tables d'à côté tout en buvant une boisson ou en mangeant leur petit déjeuner.

– Vous êtes une voyageuse, n'est-ce pas ? me demande le barman, accoudé au comptoir.

Je tourne la tête vers lui et confirme.

– En effet.

– Vous ne devez pas être habituée à ça, n'est-ce pas ?

L’homme désigne la porte.

– Le brouillard ? Non, vous avez raison.

– De nombreuses légendes circulent à propos de ce brouillard. Il se cacherait des choses étranges derrière.

– Vous y croyez, vous ? je demande, à la fois interéessée et sceptique.

– Oui et non… Je ne suis pas crédule pour croire que les monstres dévoreurs d’hommes existent, mais je n’irai pas pour autant m’aventurer dans le brouillard. 

– Les gens restent malgré le brouillard, le marais et les légendes ? je l’interroge.

– La plupart des habitants du village sont nés dans cette région et tiennent à ces terres.

J’aquiesece, compréhensive. 

– Enfin, je ne veux pas vous effrayer avec ça, soupire le barman en agitant désinvoltement la main. Et puis, il ne faut pas croire à ces légendes absurdes. J’espère que vous passerez un bon séjour ici.

Sur ces mots, il ramasse mon assiette vide et s’en retourne à son travail.

 

Je suis revenue dans ma chambre. Après avoir discuté avec le barman, je ne peux m’empêcher de jeter régulièrement un regard à travers la fenêtre. Le brouillard est toujours là, toujours aussi épais. Je ne suis pas sûre qu’il parte un jour.

Liberté et Rafael sont partis manger au bar, et je me retrouve à nouveau seule. Enfin, si on oublie Karan, bien entendu.

Je pose ma joue sur la paume de main et mes coudes sur le bureau devant lequel je me suis assise, qui est près de la fenêtre. Je laisse mon esprit vagabonder et commence à chantonner une petite mélodie qui me vient naturellement aux lèvres. Mes yeux se ferment doucement, bercés par ma propre voix.

 

J’ouvre les yeux. J’ai mal à la joue. Je me redresse, étonnée. Je me suis vraiment assoupie ? Il semblerait que oui. Pourtant, j’ai bien dormi cette nuit. J’ai une couverture sur le dos. Je me demande qui me l’a mise, mais en réalité, la réponse vient d’elle-même. C’est sans doute Liberté. D’ailleurs, où est-elle ? Je me lève de la chaise, retire la couverture de mes épaules, la plie et la pose sur le bureau. Puis je descends au rez-de-chaussée pour rejoindre mes compagnons.

 

Dès que je parviens en bas, Rafael me remarque et se précipite vers moi.

– Nausicaa, est-ce que tu as vu Liberté ?

– ...Quoi ?

– Je suis allé manger avec elle tout à l’heure. On était assis à une table dans le fond, puis je suis allé aux toilettes et quand je suis revenu, elle n’était plus là.

Oh, non.

– Tu n’es pas sérieux, je souffle.

Pas encore…

Rafael ne répond rien. Le barman nous interpelle. Je m’avance vers le comptoir.

– Monsieur, avez-vous vu une jeune femme aux cheveux blonds et avec un carnet à la ceinture quitter l’auberge récemment ?

Ma voix tremble de panique. Des souvenirs de mon affrontement contre Shadow et de la mort de Vanille me reviennent en mémoire tel une histoire connue par cœur et racontée en boucle. 

– Oui, je l’ai vu partir quand ce jeune homme est sorti de table.

Je lance un regard à Rafael, mais il ne me regarde pas.

– C’est votre amie ? demande le barman.

Je hoche la tête.

– Vous feriez mieux de la rattraper rapidement avant qu’elle ne se perde.

Je ne réponds rien, mais je compte bien suivre son conseil.

Cette fois, quand je me tourne vers Rafael, il me regarde également. Il me questionne du regard pour savoir ce qu’on va faire. La réponse est évidente, pourtant. On va la chercher.

 

Rafael derrière les talons, je pousse la porte de l’auberge. Nous sommes retournés dans la chambre pour prendre nos affaires et celles de Liberté. J’ai payé le gérant de l’auberge, car nous ne reviendrons sûrement pas. 

Je range ma dague contre ma ceinture. On ne sait jamais ce qui peut se passer ou ce qu’il peut avoir dans la brume. Je crois bien qu’une part de moi aimerait combattre contre un humain comme cet homme à Bellir, qui était très doué.

“Tu aimes tuer, avoue-le. Malgré ta culpabilité, tu restes une tueuse.”

– Pourquoi toujours vouloir me faire passer pour coupable ? je siffle.

"Parce que c'est ce que tu es. Ne le nie pas."

Autour de nous, tout est opaque. Plus nous nous enfonçons dans le brouillard, plus je suis perdue. Il n'y a plus aucun son, rien que nos respirations et mes pensées. L'air froid me pique les joues.

– Comment retrouver Liberté avec tout ce brouillard ? Qu'est-ce qui lui a pris de partir comme ça sans nous prévenir ? s'agace Rafael.

– Je ne sais pas, je murmure, inquiète.

Quand je jette un coup d'œil par dessus mes épaules, je ne vois même plus le village de Neir.

– Liberté ! crie mon compagnon. Li-ber-té !!

Je n'ai pas la motivation pour hurler comme lui à tue-tête, alors j'observe, les yeux plissés, les alentours. Mes chaussures, pas étanches, prennent l'eau. Mes orteils sont gelés.

Soudain, un cri strident me fait sursauter. Je ne sais pas si c'est Liberté ou non, mais je m'en fiche. Je me mets à courir en direction du cri, Rafael sur les talons.

– On n'y voit pas à deux mètres avec ce fichu brouillard, je grogne sans m'arrêter de courir.

Je n'arrive plus à réfléchir. La panique de perdre à nouveau quelqu'un qui m'est cher empoisonne mon esprit et ma lucidité. Je trébuche sur des trous, sur des cailloux mouillés. Suis-je bientôt arrivée ?

Puis je distingue des silhouettes se découper dans la brume, dont une plus petite. Je m'apprête à continuer vers les silhouettes, mais Rafale me stoppe en me retenant par le bras.

– Ils sont peut-être dangereux. 

Je le suis à contre-coeur. Le rouquin se cache derrière un bosquet ; ce n'est pas ce qui manque ici. Dans l'obscurité, je vois ses pupilles briller. Je tends l'oreille pour entendre ce que disent les silhouettes.

– Aller, réponds ! gronde l'une.

Je plisse les yeux encore plus pour pouvoir apercevoir le visage des personnes, mais ma vue n'est pas aussi bonne. Je vois seulement qu'une silhouette pointe quelque chose sur une deuxième personne, qui est retenue accroupie par une troisième. Je prends une inspiration tremblante, tentant de calmer mon inquiétude.

– Liberté est là-bas.

Il a raison… Liberté est menacée par les deux autres personnes !

– Réponds-moi ! Qu'est-ce que tu fais ici ? Pourquoi t'es-tu enfuie ?

Je m'agrippe à l'épaule de Rafael. 

– Que fait-on ? Liberté est là-bas, et elle est en danger…

– Oui, je sais, mais on ne sait pas de quoi ces personnes sont capables.

– Et alors ? Je sais me battre, je vais m'en sortir !

Ma voix devient de plus en plus aiguë.

– Calme-toi, m'intime mon compagnon.

– Comment veux-tu que je me calme ?

Je me rends compte que j'ai haussé la voix, et je le regrette. Rafael me foudroie du regard, et je croise les doigts pour que les silhouettes ne nous aient pas entendus. Malheureusement, je crois bien que si. 

L'homme qui menaçait Liberté s'avance vers nous, écarte les feuilles du bosquet et me remarque. 

– Tiens, des fouineurs ! Venez par là, que je vois un peu votre tête.

Il m'attrape par les cheveux et me tire dans la boue. Je hurle de douleur.

– Nausicaa ! s'écrie Rafael. Il se précipite sur l'homme, et, ne sachant sans doute que faire d'autre, il le frappe d'un bon coup de point vers le visage. Cependant, l'autre esquive et tacle le rouquin, qui s'étale dans la boue. Je tends la main vers lui pour m'accrocher à son sac à dos, mais l'homme me traîne déjà loin de mon compagnon.

– Qui êtes-vous ? je grogne, le visage couvert de terre.

J'avoue que ce n'est pas la meilleure question à poser dans des circonstances pareilles.

– Que voulez-vous à Liberté ?

– Mêles-toi de tes affaires, tu veux ?

– Ce sont mes affaires ! Vous êtes en train de me traîner sur le sol alors que je ne vous ai rien demandé, je crie, me débattant.

Il me lâche enfin, et je roule près de Liberté. Elle se tourne vers moi, une lueur d'espoir dans ses yeux larmoyants, mais que veut-elle que je fasse ? L'homme pointe à nouveau son pistolet sur elle.

– J'ai tout mon temps, dit-il calmement. Réponds à ma question. Qu'est-ce que tu fais là, et qu'est devenu le laboratoire ?

Quel laboratoire. Je jette un coup d'œil discret vers mon amie. Elle ne sait pas non plus de quoi cet homme parle. La deuxième personne secoue Liberté, mais elle ne dit rien.

Je compte jusqu'à trois dans ma tête. Puis je bondis sur mes pieds et me précipite vers l'homme qui nous menace. À ma droite, quelques mètres plus loin, je vois Rafael, hésitant, qui se met à courir vers moi. L'homme me donne un violent coup de pied dans l'estomac, et j'ai l'impression que je vais cracher mon petit déjeuner. Je roule dans la boue. Je me relève, gémissante, et aperçoit l'homme qui pointe son pistolet sur Rafael. Avant même que notre adversaire ne fasse quoi que ce soit, je hurle.

– Nooon !

Une intense douleur me brûle l'intérieur. J'ai l'impression que mon esprit se consume. Mes yeux se ferment, mes oreilles bourdonnent. Je titube. Ma tête me fait mal.

Tout est rouge autour de moi.

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