Chapitre 15 - Entre rêve et réalité

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

Les boucles serrées de la chevelure de Nawel se contractaient et s’étiraient, comme des milliers de petits ressorts sur ses épaules. Arrivée à un croisement, ses yeux noirs en amandes se tournèrent vers moi, soulignés par les flammes dansantes des lampes. De discrètes pattes d’oies se dessinèrent aux coins de ses paupières, quand la Kahas me sourit.

— Vous ne devriez pas toucher à votre cicatrice, vous allez la creuser.

Vivement, je retirai mes doigts et laissai ma pommette, dont la peau peinait à se reconstruire.

— Elle me démange, répondis-je, et puis un peu plus ou un peu moins… Bien, vous devriez y aller. Elle va s’impatienter.

Nawel opina de la tête, avant de m’indiquer du menton le boyau menant aux quartiers royaux.

— Vous êtes certaine de ne pas vouloir venir ?

— Merci, non. Je ne serai pas d’une grande aide, soupirai-je.

— Comme vous voudrez. À plous tard.

La Kahas s’éloigna, ses cheveux rebondissant à nouveau sur ses épaules. Nerveuse, je me tournai vers l’autre tunnel, et pris une profonde inspiration. « Il est temps! », me motivai-je, tandis que je poursuivis ma route, et abandonnai derrière moi les mauvais souvenirs des dernières journées.

Trois jours, ce fut le temps qu’il m’avait fallu pour me remettre de mes émotions. Trois jours que Nawel et la Princesse avaient mis à profit pour s’apprivoiser, sans qu’aucune ne souffre de mon absence. Trois jours pendant lesquels la menace du mariage d’Adélaïde s’était appesantie sur ma poitrine, sans que je ne découvre aucun indice. Trois jours, ce fut le temps que je venais de perdre, en retardant ma visite de la Grande Bibliothèque, par peur de rencontrer un nouveau chuchoteur dont l’esprit avait été rendu malade par son propre don.

Quand je passai finalement les portes de la bibliothèque, je la retrouvai comme figée dans le temps. Elle était restée la même que dans mes souvenirs d’écolière. Cette salle immense aux tapis et tapisseries verts et or, et à la hauteur de plafond vertigineux permettait de stocker d’innombrables d’ouvrages. Une allée centrale donnait accès aux nombreux rayonnages, sculptés dans la roche du sol au plafond. D’un côté, de longilignes fenêtres réparties de manière régulière dévoilaient les Vallées Notös et Einaï. De l’autre, de larges lustres de bougies apportaient une faible lumière. La pièce se divisait donc en deux teintes, l’une de clarté et l’autre d’obscurité. Toutes deux très distinctes, elles s’inversaient lorsque la nuit tombait, et faisaient parfaitement écho aux paroles qui m’avaient menée jusqu’ici : « Caché là où l’obscurité et la clarté aiment s’inverser, il croit que leur nom lui appartient. Les griffonnant à longueur de temps, et les rendants anonymes sur ces hautes étagères… ».

Espérant ne pas faire fausse route, je remerciai intérieurement Alphonse qui m’avait mise sur la voie, et me dirigeai d’un pas feutré vers le bureau du bibliothécaire installé en face de l’allée centrale. Monsieur Trape, Thomas, petit homme potelé, se tenait derrière ledit bureau, le nez plongé dans un ouvrage à la couverture bleue. Je ne gardais pas un excellent souvenir de cet homme, et espérais écourter notre conversation au maximum :

— Bonjour. Je cherche quelqu’un…

— Vous vous trouvez dans la Grande Bibliothèque, me coupa-t-il sans même lever le nez. Vous feriez mieux de rechercher un livre !

— La personne que je cherche travaille ici… Je crois, ajoutai-je un peu plus bas. Il se fait appeler « Le Généalogiste ».

Détachant son regard de l’ouvrage qu’il lisait, Thomas haussa un sourcil quand il me vit.

— Je suis le seul à travailler ici ! Si la Princesse n’est pas avec vous, je doute que vous soyez autorisée à venir flâner en ce lieu.

— Vous êtes certain qu’il n’y a personne répondant à l’appellation du Généalogiste dans cette bibliothèque ? insistai-je, déçue.

— Il n’y a que moi et une irritante petite femme de chambre, qui n’a rien à faire ici ! À moins que vous ne vouliez parler à monsieur Delabranche ? Le Généalogiste… Quel sobriquet ridicule s’est-il inventé… Aucune idée de ce qu’il y fait, mais il trompe souvent le temps au fond des rayonnages avec son ignoble chat qui s’installe sur ses genoux à ronronner plutôt que de faire fuir les souris !

Mon cœur rata un battement. Était-il possible que ce monsieur Delabranche soit le Généalogiste ? D’après monsieur Arcane, beaucoup de chuchoteurs cachaient à présent leur véritable nature, peut-être était-il de ceux-là ? Cela aurait expliqué qu’Alphonse doute du fait qu’il soit encore en vie.

Ne cherchant pas à en apprendre davantage, je déguerpis au fond de la Grande Bibliothèque sous le regard désapprobateur du bibliothécaire. Tandis que je remontais l’allée centrale, je jetai un œil impatient dans les rayonnages, pour rapidement constater qu’ils étaient tous vides…

Mes bras tombèrent le long de mon corps, et la déception m’envahit. J’envisageai de rebrousser chemin, quand mon regard fut accroché par le seul tableau qui ornait ce lieu. Peut-être était-ce parce que je ne l’avais pas contemplé depuis de nombreuses années, mais il ne m’avait jamais autant impressionnée que ce jour-là.

Suspendu contre le mur du fond, centré sur l’allée, l’immense portrait d’un Roi observait la Grande Bibliothèque. Son air sévère et fier avait été retranscrit par un pinceau habile et flatteur. Le visage du souverain était surmonté de la couronne des Rois de la Montagne, dont les nombreux joyaux la représentaient. En arrière-plan, dressé sur ses postérieurs, un immense ours brun au pelage foncé protégeait l’homme à la couronne dans une position hostile. Sa gueule ouverte dévoilait des dents aussi longues que des dagues, tandis que ses griffes coupantes saisissaient le trône avec fermeté. Sous le portrait, gravé sur une fine plaque d’or fixée au cadre de bois était inscrit « Roi Édouard III — Protecteur de la Montagne — Chuchoteur d’Ours ».

Tout en contemplant cet immense tableau, je me rappelai mes leçons d’histoire à propos de notre précédent souverain. À l’inverse de son fils, le roi Edwin, le monarque Édouard III avait hérité du don de chuchotement de ses ancêtres, qui chez lui s’était manifesté auprès d’un ours brun. Comment se faisait-il que ce don ne se soit pas exprimé à travers son fils, comme il l’avait fait durant des siècles auparavant ? Se pouvait-il qu’Alphonse ait raison, et que les dieux aient finalement décidé que les hommes ne méritaient plus un tel privilège ? Le don de chuchotement allait-il finir par disparaître définitivement ?

Je continuai de contempler l’imposant tableau, quand du coin de l’œil, je discernai un mouvement à ma droite, côté fenêtre. Le regard attentif, je vis une porte s’ouvrir. Incrustée dans la paroi du fond et recouverte de la même tapisserie que les murs, je ne l’avais jamais remarqué. Après l’avoir délicatement refermée derrière elle, la silhouette d’un homme se dessina en contre-jour. Mon cœur trébucha à nouveau, quand à ses pieds la forme d’un imposant chat à la queue droite et ondulante se mit en mouvement. Les suivant à distance, je vis l’homme et le félin longer les fenêtres sur quelques rayonnages avant d’y disparaître. Les poings serrés à la recherche de mon courage, je pris une profonde inspiration. Décidée, j’abandonnai mes précédents déboires avec Maurice Le Fauconnier et m’engageai dans le même rayonnage.

— Monsieur Delabranche ? demandai-je après m’être rapprochée. Je me prénomme Sybil, et je…

Ma phrase laissée en suspens, je sursautai quand le chat passa entre mes jambes et se frotta à mes mollets en ronronnant. De ses griffes, ce dernier accrochait le tapis et se trémoussait d’une patte avant sur l’autre, tandis que les longs poils de son pelage marbré me chatouillaient la peau.

— Que me voulez-vous ? intervint l’homme qui semblait concentré à chercher un livre sur l’une des étagères devant lui.

— Vous êtes le… Le Généalogiste, n’est-ce pas ?

L’intéressé se tourna lentement vers moi. De grande taille et aussi fin qu’un cierge, il m’observait depuis là-haut, tandis que son regard glacial me donna une sueur froide. Habillé d’une élégante veston aux nombreux boutons dorés et aux tissus bordeaux de belle qualité, monsieur Delabranche joignit ses mains dans son dos, alors qu’il continuait de m’inspecter, sans même ciller.

— Où avez-vous entendu ce nom ?

— C’est le Seigneur de La Tour aux Oiseaux qui m’a laissé entendre où vous trouver. Je sais que vous êtes un chuchoteur et…

— Ne parlez pas aussi fort, s’agaça l’homme. Ce vieux Maurice est un fou, vous avez bien dû vous en rendre compte ! Il a cela dans les gènes, un héritage de son arrière-arrière-grand-père et cela n’ira pas en s’arrangeant…

— Je saurai rester discrète, Monsieur, murmurai-je pour le rassurer. J’ai besoin de votre aide… Je veux découvrir qui je suis ! Si vous êtes bien ce chuchoteur que l’on nomme Le Généalogiste, vous avez le pouvoir de répondre à mes questions, n’est-ce pas ?

— J’ai tracé de ma plume les plus grands et précis arbres généalogiques que ce royaume possède. Je peux remonter jusqu’au début des origines du moindre mortel, ne put-il s’empêcher de se vanter. Le général a déjà fait briller son don sur vous.

Monsieur Delabranche baissa son regard, pour contempler un instant son chat qui continuait de ronronner entre mes jambes.

— Je sais déjà qui vous êtes… Rien ni personne !

Mon cœur gorgé d’espoir venait d’éclater en morceaux dans ma poitrine. Les choses ne pouvaient pas en rester là. Cet homme possédait les réponses, j’en étais certaine.

— S’il vous plaît, le suppliai-je tout bas, les larmes aux yeux. Ne soyez pas cruel.

— Si j’ai fait le choix de ne pas révéler certains aspects de ma vie au premier venu, Mademoiselle, c’est exactement pour éviter d’être importuné de la sorte. Je ne m’abaisserai pas à pareille besogne.

— Je ne vous demande pas grand-chose. Le nom de mes parents me suffira… Je veux comprendre qui je suis, je veux savoir d’où me vient mon don de chuchotement, je veux découvrir si la femme du tableau pourrait être de ma famille, déblatérai-je nerveusement.

— Je peux vous aider sur un point mademoiselle : vous n’êtes pas une chuchoteuse ! Ce terme ne devrait même pas exister…

Se détournant avec mépris, l’homme attrapa un gros livre à la couverture noire et argent, avant de quitter le rayonnage. Désespérée, je les suivis, lui et son chat, vers la porte camouflée.

— Attendez ! Vous connaissez la vérité…

— Si c’est un tableau qui vous tourmente, adressez-vous plutôt au chuchoteur qui pose son pinceau sur ces toiles, lâcha-t-il excédé, sans me laisser terminer. Je ne prendrai pas le risque de vous répondre davantage… Des personnes dignes d’intérêt attendent de me consulter !

Le cœur au bord des lèvres, je restai de longues minutes à contempler la porte presque invisible, derrière laquelle le chuchoteur venait de disparaître. De toute ma vie, j’avais rarement été aussi en colère, pourtant je demeurai là immobile. Après un temps, j’essuyai mes larmes et frottai mes narines humides d’un revers de manche. « Tout ceci n’aura servi à rien! », pensai-je en reprenant le chemin de l’allée centrale. Je levais les yeux sur l’ours du tableau, et eus l’impression que lui aussi me regardait avec mépris. « Vous n’êtes pas une chuchoteuse! Ce terme ne devrait même pas exister… » sembla-t-il répéter avec la voix du Généalogiste.

— Il existe bel et bien et si ce n’était pas le cas, je l’aurais inventé moi-même ! rétorquai-je.

J’accueillis finalement ma colère comme une alliée, et me remémorai le conseil d’Alphonse. Je me trouvais dans le seul endroit de la Montagne où l’on pouvait trouver réponse à toutes questions, et j’allais m’en servir pour prouver à ce Généalogiste qu’il avait tort !

D’un pas vif, je parcourus les rayonnages, jusqu’à la section qu’il me fallait. D’un doigt, je survolais les reliures de cuir et saisissais un livre lorsque son titre me séduisait : « Chuchoteurs et origines », « Le grand livre du chuchoteur » ou encore « Animaux et totems ». Les bras chargés d’ouvrages, je m’assis finalement près d’une fenêtre. Observant un instant le soleil briller sur les champs de blé de la Vallée Einaï, ma pile de livres entassée devant moi, je me fis la promesse de ne pas quitter cette pièce avant d’avoir trouvé le moyen de communiquer avec Shangaï. Déterminée, je me plongeai finalement dans « Techniques de chuchoteurs ». Son contenu regroupait diverses méthodes de concentration et d’exercices, qui permettaient de renforcer le lien entre un chuchoteur et son animal totem.

La théorie me semblait aisée, et je me décidai à mettre en pratique ce que je venais de lire, ici même dans la bibliothèque. Les yeux fermés, je tentai de prendre contact avec Shangaï… Sans succès. Je feuilletai encore une fois l’ouvrage, avant de réitérer l’expérience, avec une nouvelle approche en tête. Les yeux à nouveau clos, je m’imaginai dans les écuries. L’immense jetée, qui dévoilait le paysage de la Vallée Notös, baignée de la lumière de l’après-midi se trouvait devant moi. Je pris la direction des boxes, tandis que tout me revenait en mémoire dans les moindres détails, jusqu’aux petites têtes de chevaux sculptées à même la roche. J’arpentais l’allée de box qui me menait à Shangaï, quand soudain quelque chose frôla ma cheville dénudée.

L’effet de surprise me fit rouvrir les yeux alors que le livre au poids conséquent m’échappa des mains, et s’écrasa au sol dans un fracas retentissant. Sans se faire attendre une seconde, le petit bibliothécaire à l’autre bout de la salle, intima le silence en une longue et crispante tonalité : « Chuuuuuuuuuuuuut ». Inquiète de le voir arriver, je me penchai sous la table pour ramasser l’ouvrage et éventuellement identifier l’objet de ma frayeur.

En face de moi, réfugiée contre le massif pied en chêne de la table, une souris grise me fixait de ses deux petites billes noires. Une nouvelle fois surprise, je sursautai et cognai l’arrière de mon crâne contre le plateau de bois, libérant malgré moi un cri de douleur. Dans ces conditions, il m’était impossible d’échapper aux remontrances de monsieur Trape, dont les pas résonnaient déjà parmi les rayonnages. Je venais de signer l’arrêt de mort de ma frêle compagne, si celle-ci était découverte. Le petit homme boudiné par sa redingote vert sapin et son pantalon de toile beige, parfaitement accordé à la décoration de l’immense bibliothèque, se précipita vers moi l’air mécontent :

— Pourriez-vous être soigneuse avec nos ouvrages ! s’exclama-t-il d’une voix suraiguë. Qu’attendez-vous pour le ramasser ?

Thomas se pencha à demi, mais je fus plus rapide, et attrapai le livre avant lui. Sous la table, le petit rongeur n’avait pas bougé. Après l’avoir récupéré, je posai le manuel le plus délicatement possible sur ma pile de lecture.

— Excusez-moi.

— Vous ne cherchiez pas monsieur Delabranche ?

— Je ne l’ai pas trouvé et j’avais quelques autres recherches à effectuer… répondis-je sans pouvoir m’empêcher de lancer des regards inquiets vers la table.

— Je ne crois pas que vous soyez encore autorisée à consulter les ouvrages de la bibliothèque. Le temps où vous étiez traitée comme une princesse est révolu ! De plus, ce sont de bien étranges recherches pour une femme de chambre, observa-t-il après avoir lorgné les livres posés sur la table.

— Je n’en ai plus pour longtemps…

— N’oubliez pas de ranger ces écrits lorsque vous quitterez la bibliothèque, ajouta-t-il l’air pincé avant de repartir.

Le voir s’éloigner était un soulagement, cependant rien n’était encore gagné pour la petite créature qui tremblait de peur sous cette table. J’allais devoir la faire sortir discrètement, ou elle se retrouverait très certainement assommée à coups d’encyclopédie ! Me glissant au sol, sous la table, je tentai d’amadouer la pauvre souris qui m’observait toujours, tandis que son nez sautillait à toute vitesse :

— Eh bien, ma mignonne, la bibliothèque n’est pas exactement ce que l’on appelle un lieu sûr pour une jeune fille comme toi !

J’essayai de m’approcher, mais dès mon premier mouvement, la souris grise déguerpit à toute vitesse du côté fenêtre. Le plus silencieusement possible, je m’extirpai de sous la table, et entrepris de suivre la fugueuse, qui faisait sautiller sa queue en courant. Arrivée à l’extrémité de la bibliothèque, elle se faufila avec aisance sous la porte recouverte de tapisserie derrière laquelle avait disparu le Généalogiste. Mes épaules s’affaissèrent, je ne pouvais plus rien pour elle.

Je m’apprêtai à regagner ma table, quand des battements aussi puissants que des coups de poing martelèrent mon estomac et me coupèrent le souffle. « Boum boum, boum, boum boum ». La présence de Shangaï m’avait submergée avec violence, et alors que je m’agrippai au montant d’une fenêtre je tentai de reprendre mes esprits. Son cœur continuait de battre en moi, toujours plus fort, lorsqu’une vision incompréhensible s’imposa à moi.

Une pièce aux dimensions démesurées, dépourvue d’ouvertures et aux murs recouverts d’une élégante tapisserie ocre, apparut. Au centre, une table de bois verni à la hauteur vertigineuse était entourée d’individus aussi grands que des géants. Je reconnus en une fraction de seconde le prince Apophis en personne et ses hommes de main, avec leur peau hâlée drapée d’une toilette blanche et distinguée. Il me fallut beaucoup plus de temps pour comprendre que la pièce et ses habitants n’étaient pas incroyablement grands, mais que j’étais moi-même devenue minuscule.

Sans aucun contrôle, je parcourus la salle avec l’étrange sensation de trottiner, et frôlai un pied de six fois ma taille. Après être passée sous une chaise élégante, je me dissimulai finalement contre un pied de la table, à l’abri des regards. Des voix aux intonations déformées me parvinrent alors :

— Une nouvelle errrreur ne sera pas tolérée par le Pharaon Siptah ! Nous devons êtrrrre cerrrrrtains !

— Cet ouvrage est formel, mon seigneur. La généalogie ne saurait se tromper, intervint une voix familière. Lui n’a pas hérité de la faveur, mais tous ses pères avant lui la possédaient. Regardez ici, cela s’est déjà produit… Elle a disparu pour finalement réapparaître.

— Il m’a été affirrrrrmé la même chose pour la Prrrrrincesse Oupset ! s’énerva la voix, que j’interprétai comme étant celle du Prince.

— Pas exactement, mon maître, se permit une troisième voix aux intonations timides et à l’accent appuyé. La faveur avait abandonné ses pères depouis plusieurs générations, et nous ne pouvions savoir qu’elle serait, de sourcroît, incapable de vous donner oun fils.

— Faites-moi confiance, j’ai tracé ces branchages de ma propre plume…

Sans prévenir, une main se posa sur mon épaule. Ramenée à la réalité, je n’entendis pas la fin de la conversation entre le prince Apophis et le Généalogiste. La clarté de la bibliothèque m’aveugla un instant et j’eus du mal à reprendre mes repères, tandis que les battements du cœur de Shangaï s’atténuaient, jusqu’à disparaître. « Boum boum, boum,... ».

— Sybil, vous voilà enfin ! s’exclama Rosalie. Est-ce que tout va bien ?

— Oui… Oui, je crois, répondis-je incrédule. Que faites-vous ici ?

— C’est monsieur Trape qui m’a prévenu de votre présence. Il a trouvé votre lecture, ainsi que votre visite en ce lieu plus qu’étrange… Et il avait bien raison !

L’intendante croisa ses bras sur sa poitrine, et une ride sévère se forma entre ses deux yeux.

— Adélaïde m’a expliqué ne pas vous avoir vue depuis trois jours. Une chance que la Reine ne soit au courant de rien ! Puis-je savoir à quoi vous avez employé votre temps ?

— Je… J’avais à faire. Monsieur Arcane m’a conseillé d’étudier, mentis-je à demi.

— Je n’ai que faire de ce Monsieur ! Votre enseignement attendra. Votre devoir de domestique est d’aider aux préparatifs du mariage comme tout un chacun et…

— Je refuse de participer ! m’énervai-je à mon tour.

— Personne ne vous a demandé votre avis, jeune fille ! Vous êtes une do…

— Je suis une chuchoteuse, m’exclamai-je.

Les yeux de madame Rigori s’ouvrirent en grand, et ses cheveux donnèrent l’impression de se dresser sur sa tête.

— Chut ! Monsieur Trape est déjà un excellent colporteur de rumeurs, pas besoin de vous l’entendre dire. Ce n’est pas le moment pour vous de vous faire remarquer.

— Qu’est-ce que… pourquoi donc faut-il que je sois à ce point discrète ?

— Ce n’est pas le moment, voilà tout, s’agaça encore un peu plus Rosalie. À partir de maintenant, vous passerez tous vos après-midi avec moi ! À moins que vous ne vous décidiez à vous réconcilier avec la princesse Adélaïde, ce que je vous conseille vivement de faire au plus vite…

Sur ces paroles, l’intendante me saisit le poignet et se dirigea vers la sortie, ignorant au passage les réflexions indignées du bibliothécaire. La suivant de mauvaise grâce, je m’interrogeais quant à ce que je venais de vivre. Avait-ce été réel ? Que m’était-il arrivé ?

 

~

 

Les muscles étrangement meurtris, immobile sur mon lit, plongée dans la pénombre d’une faible flamme, je restai les yeux fixés sur le plafond. Que s’était-il passé dans la bibliothèque ? Comment démêler le vrai du faux ; l’imaginaire du réel ?

À l’inverse d’un rêve, tout me semblait de plus en plus clair et précis. Sans que je ne sache pourquoi ni comment, je m’étais retrouvée à pouvoir espionner une conversation entre le prince Apophis, quelques-uns de ses hommes de main et le Généalogiste, dont la voix avait été aussi mielleuse avec le Prince qu’elle avait été rude avec moi. Plus je me repassais cette scène dans mon esprit, plus je me persuadais de son authenticité. Pourtant, mon incertitude persistait… Comment une telle chose était-elle possible ? Peut-être étais-je déjà en train de devenir folle tout comme le seigneur Volenvers, et ce avant même d’être une véritable chuchoteuse ! Si toutefois la démence ne m’avait pas encore gagné, et que tout s’était bien déroulé tel que je m’en souvenais, il me fallait à présent découvrir le sens de leur conversation… Quelle était donc cette « faveur », et pourquoi le Prince la désirait-il à ce point ?

Les muscles toujours aussi douloureux, je fermai les yeux essayant d’apaiser ma conscience le temps d’un instant. Ma respiration ralentie, l’esprit éclairé, je réalisai alors que je ne disposais pour le moment d’aucun moyen de découvrir si cette vision était vraie, et encore moins de la comprendre. Une chose restait cependant encore à ma portée… Shangaï !

J’avais ressenti sa présence dans la Grande Bibliothèque, de manière vive et presque douloureuse, cela ne faisait aucun doute. Me revinrent alors en mémoire les mots d’Alphonse : « Heureusement que pour nous chuchoteurs la barrière physique n’est qu’une illusion ». Ce qu’il avait sous-entendu me frappa subitement ! Shangaï et moi n’avions pas besoin d’être ensemble, pour être ensemble…

Les yeux clos, je repensai aux exercices que j’avais effectués durant ma lecture. Je fis le vide dans mon esprit et écoutai. Rien ne vint. Essayant de me décontracter davantage, je m’imaginai, tout comme la fois précédente, dans les écuries. L’esplanade et la Vallée Notös, plongées dans la pénombre, se trouvaient devant moi. Je prenais à nouveau la direction des boxes, et me représentai avec précision le son du hennissement si familier de mon étalon quand : « Boum boum, boum, boum boum ». Il était venu à moi ! Des tonnes de roches nous séparaient l’un de l’autre, et malgré tout je parvenais à entendre et à sentir son cœur, là, au creux de mon ventre.

Il continuait de battre en moi, tandis que diverses sensations m’envahirent. Les odeurs des écuries : la paille fraîche, le foin et le crottin remplaçaient les arômes insipides de ma chambre. « Boum boum, boum, boum boum ». Le remue-ménage des sabots des autres chevaux, leur souffle et bruit de mastication qui entouraient Shangaï s’invitèrent également. Je ne le voyais pas, je ne le touchais pas, pourtant j’étais bien là, avec lui, dans son box. Ce fut la première fois que je pris la pleine mesure de ce que signifiait être une chuchoteuse !

Tout était si paisible. La sérénité intérieure qu’éprouvait Shangaï s’empara de moi. Elle m’enveloppa d’un voile délicat, et apaisa pour un instant toutes mes inquiétudes. « Boum boum, boum, boum boum ». Savait-il que j’étais là ? Sentait-il ma présence, tout comme je ressentais la sienne ?

Comme pour répondre à mes interrogations et toujours avec cette même délicatesse, mon étalon se glissa dans mes pensées… « Si c’est un tableau qui vous tourmente, adressez-vous plutôt au chuchoteur qui pose son pinceau sur ces toiles. », effaçant en moi la colère qu’avaient suscitée le Généalogiste et son mépris, Shangaï me rappela cette phrase. L’homme en question en avait dit bien plus que je n’avais su l’entendre…

Un peu plus loin dans ma mémoire, mon totem me montra, avec cette imperfection si propre aux souvenirs, le portrait de la femme aux yeux verts et ses traits si semblables aux miens. Une vague de courage me submergea, alors que je comprenais enfin. Portraits et tableaux, la Montagne en était remplie. Le Généalogiste ne pouvait en aucun cas deviner celui auquel j’avais fait référence, pourtant il avait immédiatement apparenté un chuchoteur à ces nombreuses œuvres, comme il aurait pu parler d’un peintre. Or, pour chaque génération, il n’y avait toujours eu qu’un seul artiste peintre au sein du Cœur de la Montagne !

Le message de Shangaï était clair, je devais trouver le peintre, qui préféré pour son talent, exerçait aujourd’hui au service de la noblesse. Mon étalon, lui, serait là pour m’aider et veiller sur moi.

Mes yeux s’ouvrirent brutalement, tandis que les charnières de la porte de ma chambre grincèrent, rompant mon lien avec Shangaï. La paix et la clairvoyance qui une minute plus tôt envahissaient mon espace et mon esprit disparurent, pour me laisser vide et vulnérable, en proie à toutes mes angoisses habituelles.

— Oh, vous êtes là ! s’exclama Nawel surprise. Je ne vous ai pas vou au repas de ce soir.

— Je n’avais vraiment pas faim !

À contrecœur, je me levai et entrepris d’enfiler ma tenue de nuit.

— Vous avez oune mine épouvantable… Êtes-vous malade ?

— Non, non ne vous inquiétez pas. Je suis juste très fatiguée… Cela a été avec Adélaïde aujourd’hui ?

— Nous avons pou choisir sa robe de mariée ! Votre Reine à bien sour eut le dernier mot, raconta Nawel, tout en se déshabillant, et ça n’a pas été évident pour la Princesse…

Subitement, Nawel se tourna vers moi, le regard sérieux.

— Je ne sais pas ce qui vous arrive, mais vous êtes malheureuses de ne plous vous voir. Vous avez une mine déplorable et mauvais caractère toutes les deux.

— C’est compliqué Nawel… tentai-je d’éluder le sujet.

— C’est faux ! Les vraies amies se réconcilient après une dispoute, ce n’est pas si dour. Elle a besoin de vous !

— Vous êtes là pour elle. Vous lui apprenez votre culture, et…

— Je ne souis pas vous ! me coupa-t-elle d’un ton dur. Vous m’aviez dit qu’il s’agit d’une personne bien. Vous ne m’aviez pas menti ! Elle ne mérite pas ce qui lui arrive et je souis heureuse de pouvoir l’aider. Cela donne un sens à ma place ici, m’expliqua Nawel d’une voix apaisée, tandis qu’elle se glissait sous sa couverture. Mais ce n’est pas souffisant… Dans un peu plous d’une semaine, votre Reine sera absente, vous devriez venir, je vous remplacerai pour le travail avec l’intendante.

L’offre de la jeune Kahas était tentante. Je n’avais pas vu mon amie depuis des jours, et pas une journée ne s’était passée sans que je ne pense à elle. Une pointe d’anxiété chatouilla mon ventre… La repoussant, je décidai de suivre le conseil de Nawel et de Rosalie. Lucide, je compris que si je ne parvenais pas à faire éviter ce mariage et qu’Adélaïde quittait la Montagne, notre temps ensemble était désormais compté.

— D’accord. Merci. Nawel… Je peux vous poser une question ?

— Bien sour !

— Avez-vous déjà entendu parler de la faveur ?

— La faveur ? répéta la Kahas, l’œil soudain inquiet.

— J’ai simplement surpris une conversation lors du petit-déjeuner de ce matin, cela m’a interpellée…

— Je ne vois pas de quoi vous parlez…

Se trémoussant sous sa couverture, la voix de la Kahas me sembla subitement crispée.

— Vraiment ? Des Kahas en parlaient et…

— Si cela vous passionne tant, vous n’avez qu’à aller leur poser directement la question !

Ce fut ainsi, au travers de ce simple échange que mon dernier doute s’envola. Ce que j’avais vécu dans la Grande Bibliothèque n’avait été ni un rêve ni une hallucination ! Je ne possédais pas toutes les explications, mais je savais que Shangaï, grâce à notre don de chuchotement, m’avait fait assister à une conversation privée, dont l’importance avait été révélée par les mensonges de Nawel…

Sans se douter de rien, elle éteignit la bougie, et nous plongea dans le noir. Je me tournai et me retournai dans mon lit, sans parvenir à trouver le sommeil. « Boum boum, boum, boum boum ». Il était là. Je ne savais pas qui de lui ou moi avait rétabli le contact, mais cela n’avait aucune importance. Très vite, je fus à nouveau plongée au cœur de l’écurie. Mon visage enfoui dans l’oreiller, je respirai plus profondément son odeur, comme blottie contre son encolure, et rapidement, le sommeil nous emporta tous les deux l’un contre l’autre.

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sifriane
Posté le 12/03/2021
coucou,
Je sais pourquoi j'aime bien les personnages de vieux grincheux. Bien vu d'avoir mis le généalogiste dans le palais, à 2 pas de Sybil, je l'avais pas vu venir.
Le mystère s'épaissit avec le tableau, on se demande bien ce qui va se passer.
Très bien jouer le don de Shangaï de communiquer avec les autres animaux, ça ouvre tellement de portes (enfin si j'ai bien compris)
Shangaï
Posté le 12/03/2021
Merci pour ton commentaire !
Je suis contente que tu ai été surprise :)
Pour le don de Shangaï je te laisse lire la suite pour en comprendre un peu plus :)
Belette
Posté le 04/03/2021
Hum hum ! Et si Sybil était en réalité la véritable héritière du trône ? En tout cas, c'est ce que me suggère la soudaine disparition du don de chuchotement de la lignée royale...
Le Prince veut donc s'approprier le don pour en doter son futur fils ? Hum hum, ça sent mauvais tout ça :/ J'espère que Sybil va vite se réconcilier avec Adélaïde, Nawel a raison, quand on est vraiment amie ce n'est pas une dispute qui sépare.
Curieux ce passage avec la souris... Et si le don du totem de Sybil c'était de lui permettre d'entrer en contact avec les autres animaux ?

J'ai hâte de lire la suite et d'enfin tirer à Rosalie les vers du nez ! ;)
Shangaï
Posté le 04/03/2021
Merci encore pour ton commentaire ! J'adore lire tes hypothèse :)
Zoju
Posté le 20/06/2020
Salut ! Je reprends la lecture de ton histoire. J'ai beaucoup aimé ce chapitre. Il est très intrigant. Il y a d'abord le généalogiste. A part Alphonse, je trouve qu'ils ont tous un caractère de chien. Sybil n'a pas de chance. Elle va donc chercher le peintre. Curieuse d'en apprendre plus. On se demande ce qu'est cette faveur et comment Sybil a pu entendre cette discussion. Quel est son pouvoir ? Quand elle a dit qu'elle était minuscule, j'ai pensé qu'elle avait pris la place de la souris qu'elle avait vu quelques instants plus tôt. J'aime bien la manière dont tu décris le lien entre Shangaï et Sybil. Il est très fort, mais aussi très doux. Ils se soutiennent. Quoi qu'il en soit, je vais vite continuer. J'espère que Sybil et Adélaïde vont se réconcilier. En tout cas, hâte de lire la suite ! :-)
Shangaï
Posté le 20/06/2020
Contente de te voir par ici et que ce chapitre t'ai plu :)
Je suis heureuse de voir que tu te poses des questions ! Je te laisse trouver les réponses au fil de ta lecture qui je l'espère ne te décevra pas :)

Oui Sybil n'a pas de chance avec les chuchoteurs c'est bien vrai ^^'

Merci pour ce commentaire !
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