Chapitre 16 - L'orage

Notes de l’auteur : Il s'agit ici de la seconde version de chuchotement que je souhaite vous présenter ! Se voulant plus dynamique et poignant (je l'espère) dés le début du récit, anciens ou nouveaux lecteurs, je compte sur vos commentaires :)

Adélaïde pleurait. La pièce était vide, minuscule et une unique ridicule fenêtre laissait entrer la lumière du soleil ardent. Seule sur un tout petit lit, sa robe déchirée, la Princesse pleurait. La porte de bois s’ouvrit dans un grincement sinistre. Se dessina dans la pénombre une silhouette maigre et musculeuse aux yeux luisants. L’énorme loup pénétra dans la cellule, les babines retroussées sur ses longues dents et émit un grognement venu tout droit des enfers.

— Non s’il vous plaît. Non ! Pas cela ! supplia Adélaïde.

Ma vue se brouilla tandis que des voix lointaines s’élevèrent. Des visages connus apparurent : Rosalie, Alaric, la Reine, Alphonse, Nawel, le Roi et même la femme aux yeux verts. Leurs traits se mêlaient pendant que leurs voix à l’unisson hurlaient :

— Ta faute !

Au cœur de toutes ces voix, celle d’Adélaïde se fit plus forte que les autres. Le visage ensanglanté, mon amie me fixait de ses iris bleu étrangement pâle.

— Vous m’avez abandonnée, Sybil !

 

Comme depuis une semaine, j’avais fait le même cauchemar, et à l’image des jours précédents ma pesante culpabilité ne me quittait pas. Telle une ombre, elle me suivit, m’empêchant d’avaler mon petit-déjeuner, et me pollua l’esprit durant mon travail.

La pluie battait les fenêtres de l’appentis, tandis qu’après avoir fait briller une multitude de verres en cristal, je m’attaquai à un service de couvert en argent. Une petite cuillère portant les armoiries de la Montagne entre les doigts, j’observai du coin de l’œil deux jeunes hommes Kahas, qui habillés en valets de pied, venaient chercher des chaises tandis qu’ils échangeaient des messes basses. « Tu n’apprendras rien de la sorte. », me sermonna ma culpabilité, alors que je tendais l’oreille. Depuis l’étrange phénomène de la Grande Bibliothèque, mes investigations à propos de l’union à venir et la faveur étaient restées infructueuses, et alourdissaient le poids de l’ombre coupable.

« Boum boum, boum, boum boum ». Seul mon lien avec Shangaï, devenu aussi facile à établir que le fait de respirer, m’apportait un peu de réconfort. Égoïstement, ce lien conservait cependant pour lui l’explication de la vision qui m’était apparue dans cette fameuse bibliothèque. La clé était pourtant là, au fond de moi. Je pouvais la sentir, sans jamais m’en emparer.

Au-dehors, la tempête s’amplifiait et le ciel s’éclairait régulièrement de zébrures blanches et lumineuses. Mon humeur aussi tumultueuse que la météo, je frottai la cuillère plus fort, retirant la couche noirâtre qui l’oxydait. La foudre gronda au loin, et je ressentis alors le besoin urgent de discuter avec Alaric. Peut-être avait-il appris des choses de son côté ? Avait-il entendu parler d’une faveur ? Si tel n’était pas le cas, je savais que lui au moins ferait taire ma culpabilité ! Il m’aiderait à rencontrer le peintre du Cœur de la Montagne, car il trouverait juste que je me lance à sa recherche…

La pluie sur les fenêtres s’intensifia, et Rosalie poussa un soupir peiné. À mon côté, l’intendante triait et rangeait les couverts dans leurs écrins respectifs, les privant de lumières comme elle me privait de ma liberté depuis des jours.

Quelques tables plus loin, la voix d’Éloi se fit entendre et me tira de mes pensées, tandis qu’elle provoquait des rires étouffés chez tout le personnel présent :

— Cinq minutes que Sybil frotte cette petite cuillère, certainement doit-elle rêvasser à ses exploits de chuchoteuse !

— Enfin Éloi, un peu de respect, vous ne voudriez pas que Sybil et son totem imaginaire vous fassent regretter vos paroles, ajouta Clotaire.

Dans la pièce un fou rire général explosa, et attisa la colère de Rosalie :

— Taisez-vous ! Je ne veux plus entendre un mot au sujet de ces idioties, est-ce clair ?

— Ce n’est rien, Rosalie, lui soufflai-je à l’oreille, je m’en moque.

— Si vous aviez été plus prudente, au lieu de vous exposer aux yeux de ce bibliothécaire, vous ne seriez pas devenue le sujet de toutes ces moqueries. Tout le monde ne parle plus que de cela…

— Je ne comprends vraiment pas pourquoi cela vous ennuie autant. Les gens finiront par savoir qu’il ne s’agit pas d’une simple plaisanterie et…

— Ce n’est pas convenable ni le moment, me coupa-t-elle. Maintenant, remettez-vous au travail et en silence.

Après avoir levé les yeux au plafond, je commençai à lustrer un nouveau service de couverts. Je ne comprenais toujours pas pourquoi Rosalie mettait un point d’honneur à ce que tout ceci reste secret. Le ciel noir s’illumina pour éclairer le visage renfrogné de l’intendante, et je tentai alors ma chance sur un autre sujet, tout aussi glissant…

— Croyez-vous qu’il soit possible que le Roi ait une raison cachée de vouloir marier Adélaïde à ce Prince ?

Le teint de Rosalie commença à virer au rouge, tandis qu’à l’extérieur l’orage semblait à présent au-dessus de notre tête. L’intendante se tourna vers moi, et agita sous mon nez le couteau qu’elle tenait dans sa main.

— Sybil, je crois surtout que vous vous racontez des histoires, et quelles que soient les raisons du roi Edwin de souhaiter ce mariage, cela ne vous regarde pas ! Une fois encore, vous semblez oublier où est votre place, jeune fille !

Jamais cette simple phrase n’avait suscité en moi tant de colère… Cette fois incapable de me contenir, les mots sortirent de ma bouche avec force, déchirant ma gorge :

— Ma place ? J’aimerais comprendre où elle se trouve justement ! Mais comment le savoir Rosalie ? Il me faut courber l’échine alors que je commence à saisir que vous me mentez depuis très longtemps ? Que tout le monde me ment !

— Qu’est-ce que…

— Adélaïde et moi avons découvert un portrait dans un petit bureau du Conseil !

Autour de nous, chacun s’était figé en plein mouvement. Éloi me fixait, les sourcils arqués par la surprise. Dans mes mains une fourchette tremblait. Je tentai de me calmer, et baissai à nouveau la voix :

— Le portrait d’une femme, qui me ressemblait comme deux gouttes d’eau. Sur ses pieds nus, il y avait un étrange tatouage et…

Rosalie se mit à crier à son tour, quand soudain la pièce tout entière s’emplit d’une lumière blanche aveuglante et que le ciel rugit sa colère.

— Sybil, il suffit !

Dans un geste de surprise, elle renversa le pot de graisse, qui servait à polir l’argent, sur un amoncellement de nappes blanches.

— Regardez, ce que vous me faites faire ! Ces nappes étaient impeccables. Vous n’avez plus qu’à vous rendre à la blanchisserie pour les faire nettoyer. Hors de ma vue !

La pile de linges souillés dans les bras, je fusillai Rosalie du regard, et quittai finalement la pièce, devant les visages ahuris de tout le personnel Rocheux et Kahas. Mes talonnettes claquaient la roche, tandis que sur les nappes roulées en boules mes larmes tombaient telle une pluie fine. Ces dernières disparaissaient dans les mailles tissées de coton, tout comme la satisfaction d’avoir enfin parlé avec franchise, ne serait-ce qu’un court instant. « Tu n’es pas plus avancée concernant le portrait, mais tu es au moins débarrassée de l’intendante pour aujourd’hui. », me réconfortai-je.

Arrivée sur la Place Kentró, la foule accompagnée de son vacarme ambiant, l’odeur nauséabonde et la chaleur oppressante me firent tourner la tête. Telle une ruche bourdonnante, personne ne semblait faire attention les uns aux autres, et je ne désirai déjà plus qu’une chose : me débarrasser de mon paquetage au plus vite et filer aux écuries.

Au milieu de ce chaos général, souligné par un grondement orageux lointain, la blanchisserie apparut, coincée entre un marchand de tapis et un fabricant de bougies. Je me ruai vers elle avant que ma course ne soit brusquement interrompue. Sans ménagement, un homme de taille moyenne recouvert d’un manteau de cuir limé dont la capuche retombait lourdement sur de grands yeux gris me bouscula. La pile de nappes s’échappa de mes bras, et vint s’écraser à mes pieds, entre un crottin frais et une flaque humide non identifiée.

— Hé, attention !

À peine eus-je fini ma phrase que l’individu, qui ne s’était même pas retourné, disparaissait déjà dans la foule. Excédée, je me penchai pour ramasser les nappes, et constatai que ces dernières étaient définitivement ruinées, quand des griffes se plantèrent avec surprise dans mon cuir chevelu. La douleur m’arracha un cri et je lâchai une nouvelle fois l’amas de tissus tâché et humide. Je m’agrippai le crâne à deux mains, tandis qu’une de mes mèches de cheveux, extirpée de mon chignon, était tirée en hauteur. Au-dessus de moi volait Kira, la fameuse mèche entre ses pattes griffues. Ses deux petites canines luisaient en un sourire moqueur, comme à son habitude.

— Kira ! Lâche-moi !

Fendant la foule, qui me dévisageait à présent, Alphonse s’approcha un sourire amusé accroché aux lèvres et se pencha pour me saluer.

— Ne soyez pas fâchée, jeune Sybil. Elle est simplement heureuse de vous voir.

Tandis que je sentais ma patience m’échapper à nouveau, je répondis à son salut par une révérence polie.

— Elle aurait tout de même pu éviter de me blesser… Ces nappes sont fichues !

Après avoir massé un instant mon crâne meurtri, je me baissai, une fois encore, et ramassai mon paquetage.

— Nous n’avons pas le temps pour ceci. Nous avons rendez-vous avec le roi Edwin !

— Je suis navrée, mais je dois tout d’abord apporter ceci à la blanchisserie.

— Pas le temps, vous dis-je ! Il y a des choses plus importantes, tonna-t-il.

Le chuchoteur m’arracha sans ménagement le linge sale des mains, et arrêta la première passante qu’il vit.

— Madame, veuillez, je vous prie, apporter ceci à la blanchisserie.

Sans attendre une réponse de sa part, il déposa les nappes dans les bras de la pauvre femme, qui prise de court, les saisit en hoquetant de surprise.

— Comme vous pouvez le constater, ces draps ont besoin d’un sérieux rafraîchissement, continua-t-il, imperturbable, avant de se tourner vers moi. Y avait-il autre chose ?

Incrédule, j’ouvris et fermai la bouche à plusieurs reprises avant de finalement réussir à articuler :

— Euh… Non.

— Voilà, ce sera tout merci à vous, chère Madame ! Et n’oubliez pas, il s’agit là d’une mission provenant du roi Edwin lui-même, conclut-il en la poussant gentiment, mais fermement vers la blanchisserie.

La petite femme potelée trottina tout affolée vers sa nouvelle destination, tandis que ma mèche de cheveux se fit de nouveau douloureuse. Kira y était restée accrochée et continuait à voleter gaiement au-dessus de ma tête. Je tirai d’un coup sec dessus pour récupérer mon bien, et déstabilisai le vol de la chauve-souris, qui vexée vint se poser sur l’épaule de son chuchoteur.

— Qu’est-ce donc que tout ce cirque ?

— Il me semble que c’est bel et bien un monstrueux orage. C’est incroyable de l’entendre jusq…

— Non, Alphonse, que faites-vous ici ? le coupai-je.

Le visage barbu de monsieur Arcane se teinta de surprise, avant de se fendre d’un élégant sourire.

— Comme je vous l’ai dit, ma très chère Sybil, nous avons rendez-vous avec le Roi, répéta-t-il en prenant la direction du Cœur. Mes derniers échanges avec lui furent quelque peu tumultueux. Votre présence cette fois-ci sera certainement d’un grand secours. Il vous faudra être persuasive.

— Il refuse que je devienne votre élève ? Mais pourquoi ?

— Il vous servira toutes sortes d’excuses dans peu de temps. Ne vous laissez pas duper et trouv…

— NON !

Ma voix avait tonné sous le dôme de la place Kentró, aussi puissante que l’orage, et fit sursauter Kira ainsi que les passants qui nous entouraient. Le chuchoteur s’arrêta et planta son regard dans le mien.

— Non ? Sybil, que se passe-t-il ?

— Je ne veux plus de mensonges ! Jamais !

J’avais finalement baissé la voix, consciente que je tournai ma colère vers la mauvaise personne. Continuant toutefois de fixer Alphonse avec fermeté je refusai de céder. Un mystère de plus aurait eu raison de moi. Je croisai les bras sur ma poitrine, et attendis qu’il se décide enfin à me répondre.

— Si le Roi refuse que je sois votre élève, vous devez être au courant de ses raisons, et je veux les connaître aussi avant de lui parler.

— Sybil, nous avons peu de temps devant nous…

— Cela m’est égal.

— Marchons, m’invita-t-il d’une main dans le dos. Le problème n’est pas tant le roi Edwin, il s’agit plutôt de son Conseil.

— Le Conseil royal ? En quoi cela le concerne-t-il ? Le Roi n’est pas forcé de les écouter.

— Un Roi n’est que peu de chose sans son Conseil… La plupart de ses décisions sont d’ailleurs validées par ce dernier. Or dans notre cas, cela risque d’être compliqué. Le passé laisse parfois de profonds traumatismes.

Un nuage glissa sur son visage. Ses yeux noisette, normalement si pétillants, perdirent de leur brillant et les extrémités de sa moustache se mirent à pendre mollement. Kira était, comme à son habitude, blottie sur son épaule. Emmitouflée de ses ailes, et ballottée par la démarche de son chuchoteur, elle semblait dormir profondément.

— Je serai bref. Cette histoire s’est déroulée il y a maintenant plus de deux cents ans. Les détails ont été oubliés ou dissimulés… Qui sait ! commença-t-il à raconter, à la rechercher des mots appropriés. À l’époque, les hommes comme les femmes avaient le droit d’être formés pour apprendre à utiliser l’art des chuchoteurs.

— Il y avait donc des chuchoteuses.

— Bien entendu. Jusqu’à cette femme, qui a mal tourné. Pensée… C’était son prénom. Non pas comme ce que nous avons dans l’esprit, mais plutôt comme ces fleurs de montagnes qui s’épanouissent peu de temps après la fonte des neiges !

— C’est un joli prénom.

Alphonse acquiesça d’un signe de tête léger, le visage toujours fermé, comme si le récit qu’il s’apprêtait à me faire lui râpait la langue :

— Son animal totem, un bouquetin mâle, avait pour don de manipuler le sens du toucher de toute personne qui se trouvait à sa vue. C’était un pouvoir assez surprenant. Cet animal pouvait faire croire à n’importe quel individu qu’il flottait dans les airs ou encore qu’il avait de l’eau jusqu’à la taille. Cependant, il n’y avait que ces étranges sensations, comme si son don était incomplet.

— Cela ne semble pas être un don très utile, me permis-je d’observer.

— C’est ce qu’on pourrait penser, mais entre vous et moi, je crois qu’il n’existe pas un seul don dénué d’intérêt ! Elle suivit avec assiduité l’apprentissage des chuchoteurs pendant plusieurs mois. Mais très vite des événements étranges se produisirent. Des événements qui semblaient la mettre en cause, jusqu’à cet accident où un élève fut grièvement blessé. Pensée fut tenue pour responsable et bannie, sur ordre du Conseil de l’époque.

Un frisson parcourut mon corps, tandis que Kira entamait avec sérénité une toilette de ses ailes.

— C’est possible ?

— Effectivement. Je crois cependant que laisser un chuchoteur seul face à lui-même n’est pas une bonne solution. Lorsque l’on possède un tel don, il est important d’être aidé et aiguillé.

— Qu’est-elle devenue après cela ?

— Elle disparut du pays durant plusieurs années. Finalement, sans que personne ne fasse le lien, elle réussit à intégrer la population de la Cité Rocheuse, expliqua-t-il d’un air songeur. En quelques mois elle fit son entrée dans le Cœur de la Montagne, parmi l’aristocratie. Côtoyant même la famille royale. Ce fut à partir de ce moment que les premiers suicides eurent lieu… Un homme du Conseil se jeta d’une fenêtre pendant une réunion ouverte au public. Un autre se poignarda l’abdomen, à plusieurs reprises, avec son couteau lors d’un dîner mondain. Au total, six conseillers se donnèrent la mort dans des circonstances plus qu’étranges.

— C’était elle qui les poussait à faire cela ?

Monsieur Arcane haussa les épaules :

— On ne s’explique toujours pas comme elle s’y est prise. Toutefois, Pensée fut présente à chacun des suicides, et lorsqu’elle fut démasquée, un déferlement de violence sans précédent commença. Elle se mit à tuer avec frénésie. Tous les hommes qui croisaient sa route périssaient. Le seul moyen de la stopper fut de donner la mort à son animal totem.

— Le bouquetin…

— Une fois privée de son pouvoir, elle fut traitée de parjure et brûlée vive sur un bûcher à la vue de tous : Rocheux, nobles, chuchoteurs, famille royale et les derniers membres encore vivants du Conseil. Il fut décrété que plus aucune femme ne deviendrait apprentie chuchoteuse. Par sécurité. Elles ne posséderaient pas la force mentale nécessaire d’après ces conseillers.

— Alors ces hommes me punissent, car je suis une femme. Et parce qu’une autre a perdu la raison et tué des gens il y a maintenant plus de deux cents ans ?

— Ils ne vous punissent pas, Sybil. Les conseillers se protègent. La tragédie dont ils ont été les victimes les hante. Encore aujourd’hui l’idée d’une chuchoteuse les effraie. Ils ont peur de vous.

Sortie de la Cité Rocheuse, l’esplanade et son ciel orageux me glacèrent le sang, alors que nous remontions vers le Cœur de la Montagne.

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sifriane
Posté le 12/03/2021
Coucou,
Oh la la géniale l'histoire de Pensée et du bouquetin. Serait-ce la mère de Sybil ? Est-elle vraiment morte sur le bucher ?? Ou rien de tout ça ?
Que de questions ;)
Shangaï
Posté le 12/03/2021
Merci pour ce joli commentaire ! Ahaha je te laisse avec tes questions :p
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