Chapitre 15 : L'Ordre de Niou-Han

Quand les gens s’opposent à nous, notre premier réflexe est de les croire en tous points différents. Notre estime personnelle nous pousse souvent à penser que nous sommes les bons, et eux, les mauvais.

Mais que se passerait-il, si nous nous découvrions des motivations, des objectifs semblables ? Si nos monstres, tout à coup, revêtaient nos propres visages, comme un reflet dans le miroir ? Nos combats nous sembleraient-ils toujours plus légitimes que les leurs ?

 

**

 

La douleur irradiait dans ma tête lancinante. C’est elle qui me ramena à moi : elle pulsait dans toute une partie de mon crâne au rythme des battements de mon cœur. J’avais envie d’y porter la main, mais je retins mon geste : il ne changerait rien, le mal en deviendrait plus réel encore. Les larmes, elles, je ne les retins pas. J’en aurais été bien incapable. J’étais seul, complètement seul. Personne ne viendrait me sauver.

— FaiseurDeVoix…

Chaque pas nous rapprochait de Mérinos, que nous arriveraient-ils là-bas ? Pourquoi nous y conduire en vie ? Il eut été plus charitable de nous l’ôter aussitôt au lieu de nous faire subir un si long voyage aux allures de compte à rebours. Je m’étais cru à l’abri auprès de mon parrain. Mon père m’avait laissé, Céphée m’avait révélé que j’étais l’Adjahïn, mais Sinji était malgré tout à mes côtés, rassurant, bienveillant. Son visage s’effaça peu à peu dans mon esprit : la sécurité n’avait été qu’une illusion.

Le bras d’Orthag se contracta autour de mes épaules. C’était de sa faute. Il avait été gentil à Kedan : il m’avait rendu le portrait de ma famille, presque complimenté auprès de Ven pour avoir su monter Lliowa. Tout ça pour endormir ma vigilance, pour attirer Sinji et Alaina dans un piège, les tuer devant mes yeux et s’assurer qu’on ne me retrouve pas.

La rage gonfla mes poumons. Je le sentais dans mon dos, j’entendais même jusqu’à son souffle. Je ne le supportais plus si près de moi.

— Non!

De toutes mes forces, j’envoyais mon coude dans le ventre d’Orthag. Il relâcha sa prise et j’en profitai pour passer ma jambe droite de l’autre côté de son cheval.

Le pie était moins haut que les arbres de ma forêt et il marchait au pas. La cascade était facile : il me suffisait de tenir Aliésin contre mon ventre pour éviter de le blesser, de fléchir les genoux et de m’élancer. Mais si dans la garnison un seul de mes poignets était relié à la chaîne, cette fois-ci, les deux y étaient emprisonnés. Surpris et déséquilibré, je roulais lourdement au sol.

Aliésin se ramassa un peu plus loin et bondit sur ses pattes. Il avait perdu le combat précédent, mais il ne s’en posta pas moins entre moi et le chef niou-han, le poil hérissé de menace. Qu’importe sa taille, il pouvait toujours faire mal, ses griffes étaient tout aussi tranchantes sous cette forme. Je peinais à me remettre debout, tirais sur mes entraves. Peine perdue, je devais me redresser, très vite : Orthag avait déjà mis pied à terre.

Je ne courus pas plus de quelques pas avant qu’il ne me rattrape. Il faucha mes jambes, posa le pied sur la chaîne d’Aliésin au plus près de son harnais. Le félin immobilisé, Orthag agrippa le derrière de ma tunique et m’arracha au sol.

Je ne constituais pas un adversaire bien plus gros qu’un insecte pour lui. Je sus, à l’instant où mes pieds quittèrent l’herbe, où il plaqua mes bras contre moi, que ma tentative d’évasion n’avait plus aucune chance de réussite. Qu’elle n’en avait jamais eu.

Mais l’évidence ne m’arrêta pas.

Il m’avait privé de mon dernier espoir. Il m’avait forcé à y renoncer. Si je ne m’étais pas défait du talisman… Je le vis un instant, sa lourde lame brandie face à Sinji, Alaina et Tinam alors qu’une importante troupe de niou-hans les encerclaient. Il ne leur aurait laissé aucune chance : il ne m’en laisserait jamais non plus.

Je me débattis comme une véritable furie, le rouai de coups de pied, relevai brusquement la tête pour qu’elle s’écrase contre son menton, hurlai, tentai même de le mordre. Il devait souffrir à la hauteur de mon désespoir, et qu’importe s’il n’était pas responsable de tout. On m’avait volé ma vie, ma forêt et mon père ! Je n’avais rien fait pour mériter ça ! Je voulais rentrer chez moi.

À un moment, il perdit sa prise sur la chaîne et Aliésin bondit aussitôt sur lui, plongea ses crocs dans son bras, le laboura de ses griffes. Le grand chasseur de sorcier du alors avoir recourt à l’aide de Ven, et mon cœur s’enflamma de fierté.

Mais malgré toute ma détermination, il était bien plus fort, bien plus grand que moi. Je me fatiguai, et il finit par m’immobiliser complètement.

— Cesse.

Je cherchai de l’air, n’en trouvai plus assez pour me débattre avec une telle ferveur. Alors, entre deux hoquets, je l’attaquais de la dernière manière possible :

— Vous ne les aurez pas. Ils ne tomberont. Pas dans votre piège. Vous ne pourrez pas. Les tuer.

D’une voix parfaitement calme, il répondit :

— Pas tuer : capturer. Une fois prisonniers, impossible d’orienter d’autres secours.

Capturer ? Tout en moi se figea. De nouvelles larmes inondèrent mes yeux. C’était terriblement égoïste. Mais l’idée de ne plus être seul… S’eut été beaucoup moins dur.

«Je garderais ton talisman aussi longtemps que tu le désireras, petit frère. Le choix t’appartient.»

Le récupérer ? Les laisser volontairement tomber dans le piège d’Orthag ? Prendre le risque qu’il mente ? Que la capture ne se déroule pas bien ? Simplement pour ne plus être seul ?

— Je. Je ne peux pas. Faire ça. Je ne peux plus. Trop tard.

J’eus l’impression de sombrer dans un abîme de désespoir plus profond encore, mais je sentis Céphée satisfait de ma réponse. Un gémissement plaintif m’échappa, il eut été plus facile de faire preuve d’égoïsme.

— Oui. C’est moche, conclu Orthag.

Il relâcha son étreinte et me posa, mais mes jambes ne supportèrent pas mon poids. Je tombai à genoux, il m’accompagna, resta près de moi sans prononcer un mot, jusqu’à ce que de puissants sanglots déchirent ma gorge, jusqu’à ce qu’ils se tarissent. Alors seulement, il se redressa et me porta jusqu’à sa selle.

Nous chevauchâmes tard ce jour-là, jusqu’au coucher du soleil. Au pas, éclairé par la faible lueur de la lune, je crus que nous ne nous arrêterions pas. Peu m’importait d’ailleurs ; vide de sentiments, j’avais assisté au défilé du paysage sans vraiment le voir, et je mis plusieurs secondes à m’apercevoir qu’Orthag avait finalement stoppé sa monture.

Il me souleva lui-même de sa selle, m’assis un peu plus loin et récupéra les clés autour de son cou. Je regardai mes pieds tandis qu’il libérait l’un de mes poignets de la chaîne d’Aliésin, posait un genou à terre et me tendait la nourriture déjà proposée plusieurs heures plus tôt. Je tournais la tête.

— Demain, tu manges. Demain, on passe le Kézin, on retrouve des renforts.

Je ne fis aucun commentaire. Je l’entendais à peine.

— Pour certain, tu seras mon fils. Toi seul réussis à calmer l’animal de l’Adjahïn : nous le ramenons au roi.

Il s’éloigna et je me roulai en boule dans la cape en serrant Aliésin dans mes bras. Ven marcha dans notre direction, mais son chef l’arrêta :

— Laisse-le.

 

*

 

À peine ouvrais-je les yeux, le lendemain, qu’Orthag nous tendit de quoi manger. Il s’assit en face de nous, braqua son regard noir sur moi jusqu’à ce que je finisse d’avaler la nourriture.

— Tu sais monter tout seul en selle, demanda-t-il ?

Je hochai la tête.

— Tu sais aussi équiper un cheval ?

J’approuvai une nouvelle fois. Il me montra le coin où étaient entassées les affaires de Lliowa, et me désigna ensuite la jument. Je me levai, Aliésin bondit sur mon épaule.

Dès qu’elle me vit, la belle commença à tirer sur la longe qui la reliait au pi depuis la veille. Je la caressais et me mis au travail, mais elle piétina rapidement sur place. Elle alla jusqu’à prendre un bout de ma tunique entre ses dents alors que je réglais les sangles ; Aliésin se rattrapa en plantant ses griffes dans mon épaule, il m’arracha une grimace. Certaine d’avoir de nouveau mon attention, Lliowa rejoua son manège et tendit la corde jusqu’à son maximum, la mordit.

— Tu veux… Que je te libère, c’est ça ?

Elle hocha la tête d’une manière qui offrait peu de place au doute. Je chuchotai :

— Je risque de passer un très mauvais moment si je fais ça.

Elle me montra son dos, tira de nouveau sur la longe.

Elle voulait que nous partions ensemble. Je souris. Oui, nous pourrions très bien le faire : je la libérerais, et en échange, elle me porterait. L’ébauche plan, d’un nouvel espoir germa dans mon esprit. Aucun deuxpas ne viendrait me secourir, mais la jument, Aliésin et moi, nous pourrions nous entraider.

Comme je mettais trop de temps, Orthag se rapprocha et surveilla de plus près mes faits et gestes. Il me faudrait d’abord m’emparer de la clé autour de son cou avant de libérer la jument. Aliésin serait notre meilleure protection contre les prédateurs quels qu’ils soient : je ne pouvais pas prendre le risque de partir alors qu’il portait toujours son harnais.

Je montai en selle sans un mot, mais trouvais vite l’occasion de me pencher à l’oreille de Lliowa pour y murmurer :

— Patience. Bientôt.

Je nous imaginais fuir tous les trois puis demander mon talisman à Céphée, retrouver Sinji, Tinam et Alaina, Ethenne, mon père. Le chef niou-han regarda mon sourire d’un œil méfiant, mais qu’importe : d’ici à ce que j’obtienne la clé, il aurait tout oublié. Mon moral, toutefois, s’assombrit de nouveau en fin d’après-midi, à la vue du terrible Kézin.

Il grondait, fidèle à mes souvenirs, et me paraissait tout aussi infranchissable malgré de bac en bon état qui se profilait. Même comblé de terre, il aurait sans doute fallu plusieurs minutes de galop à un cheval de vent pour parcourir une telle distance.

— Tes yeux, demanda Orthag.

Je les éclaircis le cœur tambourinant de peur. Je n’avais rien oublié de ma baignade forcée, j’avais l’impression d’entendre encore crier mes poumons, et le froid envahit chacun de mes membres.

— Ven ?

Orthag détacha la longe de Lliowa et la tendit au jeune homme qui la relia à sa propre monture.

— Tu passes avec moi, me dit ensuite le chef niou-han. Et pas un mot.

Ils mirent pied à terre et je les imitais maladroitement. Quand il remarqua que je peinais à les suivre, Orthag me hissa sur le dos de son étalon et m’ordonna d’y rester pour la traversée. Par habitude, Aliésin se cacha dans ma cape avant qu’on ne l’aperçoive.

Le bac ressemblait au tout premier que j’avais vu. Celui, fiable et solide, qui nous avait conduit, Sinji, Aliésin et moi jusqu’à la ferme de la famille d’Ajad. Le passeur, en revanche, différait de son collègue. Bien plus jeune, il perdit son sourire à notre approche, puis s’en plaqua un nouveau sur les lèvres. Mais il manquait d’entrain. J’observai silencieusement l’échange de pièces cuivrées.

— Vous traquez ceux du pont ? demanda le passeur. Il y a déjà un camp de l’autre côté, un peu en aval.

— C’est là que nous allons.

— Notez que moi ça m’arrange un peu qu’ils aient foudroyé le pont pour se faire la belle. Mais bon, on n’est jamais bien tranquille avec ce genre de phénomènes dans les parages…

Il remarqua le regard d’Orthag, choisis finalement d’abandonner le sujet.

J’essayai de garder mon calme, de respirer plus posément, mais je sursautai malgré moi quand l’embarcation quitta la berge. Et au premier remous, je m’agrippais fermement aux rênes. Je me demandais si Alaina aurait pu voir quoi que ce soit de suspect ici, je ne l’espérais pas. Je me retenais de fermer les yeux, ce serait sans doute pire encore. À la place, je me concentrai sur leur couleur pour ne pas laisser s’évaporer l’artifice.

— Je n’ai jamais noyé personne qui ait payé ! se crut en devoir de préciser le passeur.

Son humour douteux ne fit sourire que lui et un regard suffit à le lui enlever de nouveau ; il garda le silence tout le reste de la traversée.

— Tu vas devenir l’un des nôtres, affirma Orthag une fois seul avec moi sur l’autre rive. Retiens : l’épée ; assurer la survie du peuple d’Oël ; préserver l’intégrité des miens ; restaurer l’équilibre brisé.

Je fronçais les sourcils. Je ne comprenais pas trop pourquoi il voulait que je retienne son énumération : elle ressemblait aux devises scandées par les héros des contes de ma mère. Il se répéta plusieurs fois de suite et ne s’interrompit que lorsque le jeune homme débarqua à son tour. J’en avais oublié la moitié avant même que Ven n’ouvre la bouche.

— Bizarre le passeur, hein ? Il avait l’air plutôt mal à l’aise. Il vous a dit quoi ?

Orthag résuma brièvement et Ven prit un air songeur.

— Au moins il ne nous a pas envoyés dans le fleuve.

Je pâlis et regardai en arrière, cherchant à comprendre le comportement de cet homme sans y parvenir. Orthag attrapa la longe de Lliowa, sembla hésiter.

— Ce serait plus crédible si tu le laissais avec moi, déclara Ven.

Il déclencha le grognement de son chef qui nous jaugea tour à tour.

— Allez ! On sera juste derrière ! Que veux-tu qu’il se passe ?

À ma surprise, il obtient gain de cause et Orthag remonta en selle en laissant ma jument reliée à celle du jeune homme. Il passa devant, mais je le vis nous surveiller régulièrement.

— Ta théorie ? me demanda Ven.

Je fronçai les sourcils.

— Pour le passeur.

— Je… Je ne sais pas. Avec Orthag il n’a pas dit grand-chose.

Il sourit.

— Oui, il a cet effet sur la plupart des gens. Il a peut-être saisi sa chance pour augmenter ses profits. Si ça se trouve, il fait même passer des sorciers en connaissance de cause, et il redoutait qu’on soit au courant.

Il me fallut quelques instants pour comprendre qu’il parlait de nouveau du passeur.

— Ou alors c’est un sorcier lui-même.

Je me retournai brusquement et remarquai le sourire de Ven au passage.

— Pourquoi vous ne l’avez pas arrêté ?

Il haussa les épaules.

— On avait autre chose à faire.

J’écarquillai les yeux. Je ne comprenais pas. Le travail des niou-hans était de capturer les sorciers, de les tuer. Pourquoi laisser en liberté quelqu’un qu’ils pouvaient soupçonner ? Sans même vérifier sa nature ?

— Tu finiras par comprendre auprès de qui tu te trouves.

Sans plus s’occuper de ma stupeur, Ven cligna d’un œil et changea de sujet.

À peine une demi-heure plus tard, la silhouette d’un petit bivouac apparut. Rien de plus qu’une poignée de tentes, bien moins que dans le camp rejoint aux pieds des montagnes.

— On arrive, déclara le jeune homme visiblement réjoui.

Je me demandai pourquoi il en semblait si heureux. Les renforts d’Orthag s’étaient installés au bord du chemin le long du fleuve aux rives stériles et des vestiges d’un pont écroulé. Il restait un bon morceau de la construction au milieu des eaux, mais elle s’arrêtait brusquement après les derniers piliers, et la pente douce permettant de regagner la berge n’était plus qu’un amas de gravats. Le tout était infranchissable.

Au bord du Kézin, des silhouettes nous aperçurent. L’une d’entre elles abandonna l’entraînement et courut le long de la rive. Ces hommes… Il s’agissait sûrement des niou-hans qu’Orthag comptait appeler en renfort pour capturer mes compagnons, sans quoi, au lieu de nous attendre au pied de ces ruines, ils seraient sur la piste des responsables. Il ne restait qu’une étroite cage vide de l’oiseau voyageur emporté à Kedan : à n’en pas douter, les destinataires se trouvaient devant moi.

En nous approchant, je vis que les rares abris nocturnes entouraient un petit feu. Un guerrier était déjà penché dessus, un autre l’assistait. Dix chevaux attachés à des piquets plantés au sol témoignaient du nombre des hommes. Près d’eux, un niou-han semblait aux prises avec un adolescent. Ce dernier, tout en bras et en jambes, baissait la tête sous les réprimandes. Pourtant, son attitude démentait tout signe de contrition : il attendait simplement que passe ce mauvais moment.

En les reconnaissant, Ven se dressa sur ses étriers et déclencha ma stupeur quand, accompagnant son appel d’un geste du bras, il s’écria :

— Papa !

Le niou-han releva aussitôt la tête et braqua les yeux sur nous, rendant inutile l’intervention de l’homme enfin arrivé à sa hauteur et qui nous désignait du doigt.

— Ven ! Relden !

Il agrippa l’adolescent par le bras et nous rejoint, Ven marcha à sa rencontre. Son père… Ils se donnèrent une brève mais chaleureuse accolade. Ven voulut manifestement saluer l’adolescent, mais ce dernier recula d’un pas.

— Viens, m’ordonna Orthag.

Il mit pied à terre et attendit que je le retrouve pour avancer. Point d’accolade pour lui : il se contenta d’un signe de tête.

— Alors ? Changement de plan, Relden ? Ça ne te ressemble pas.

— Imprévu.

— En tout cas, je suis bien heureux de revoir mon garçon. J’espère qu’il ne t’aura pas donné autant de fil à retordre que son frère avec moi.

D’une tape dans le dos, il poussa l’adolescent en avant. Furibond, ce dernier improvisa un grossier salut qui lui valut quelques grincements de dents.

— Mon dernier : Cendre. Si j’avais su que sa mère me le pourrirait autant, je le lui aurais pris bien plus tôt. Occupe-toi donc des chevaux, ordonna-t-il au concerné.

Quand l’adolescent fit demi-tour, je sentis de l’électricité dans l’air. Il était difficile de croire qu’il puisse être le frère de Ven tant ce qu’il se dégageait d’eux différés. Pourtant, il y avait bien un air de famille sur leur visage. Au sommet de leur crâne, le même épi au même endroit, même si les cheveux de Cendre, coupés plus courts, étaient plus foncés, comme ceux de leur père.

— Et toi, tu dois être le petit Relden ? demanda le niou-han.

Je lui accordai aussitôt toute mon attention, mais refusai d’approuver un tel mensonge.

— Lan, dit Orthag en scindant mon prénom en deux.

— Sorrod Daken, Commandant Chevalier de l’Ordre de niou-han de Lonra, annonça le niou-han d’une voix cérémonieuse.

Il s’attendait visiblement à ce que je réponde quelque chose, mais je restais bloqué sur la disgracieuse cicatrice qui partait de son arcade sourcilière et remontait jusqu’au haut de son front.

— Souvenir de bataille, déclara le Commandant Daken en touchant l’ancienne blessure.

— Ven : emmène le petit et occupe-toi de lui, ordonna Orthag.

— Viens.

Je suivis le jeune homme à la poursuite de l’adolescent. Nous ne tardâmes pas à le rattraper.

— Alors, qu’est-ce que tu fais là ? demanda le grand frère au petit tout en récupérant nos sacs.

Cendre retirait sa selle au pie, il ne se retourna même pas.

— Quand tu es parti pour ta grande aventure, père c’est souvenu qu’il avait un autre fils.

Il y avait beaucoup de rancœur dans sa voix.

— Désolé…

— Tu parles que t’es désolé !

— Cendre…

Il voulut lui poser la main sur l’épaule, l’adolescent le repoussa.

— Obéis à ton cher, Relden : occupe-toi de son gamin et fiche-moi la paix !

Visiblement déçu et attristé, Ven me confia une partie des affaires, récupéra le reste et me fis signe de le suivre. Je me demandais ce qu’il avait bien pu se passer entre eux deux, mais comme il ne parla pas de l’altercation, je n’osai pas le questionner. Il déposa de quoi monter un abri au sol quand le niou-han près du feu arriva et salua le jeune homme. Très vite, il fut rejoint par plusieurs autres.

— Lan, je te présente Keln : il est le second de mon père, sa première-lame.

L’expression chaleureuse et l’air réjoui du concerné disparurent dès qu’il posa les yeux sur moi. Sur son uniforme, une broderie que je n’avais encore jamais vue. Au lieu du brasier d’Orthag et de la torche de Ven, lui arborait un feu de camp. Pour Cendre il s’agissait d’une simple flammèche. Il y avait une autre différence : sous ce qui ressemblait bien à un grade, Orthag et son jeune acolyte portaient une bande rouge. Elle avait été jaune chez la plupart des membres de la garnison de Kedan, mais elle n’existait pas sur la tunique de Keln. Ni sur l’habit d’aucun de ses camarades.

 

*

 

Assis comme tous les autres autour du feu, je caressais Aliésin en faisant mine de ne rien écouter. Nous étions encadrés par Orthag et Ven, et malgré quelques regards à la sauvette, on nous ignorait cordialement. Les joyeuses retrouvailles s’étiraient, et plus le temps passait, plus les langues se déliaient. J’apprenais bien des choses, notamment l’existence d’une troisième branche niou-han : les garants. Je leur attribuai, par défaut, le trait jaune sous le blason indiquant leur avancée hiérarchique, ainsi qu’un rôle de commandement certain, et l’immobilité. Il s’agissait des dernières missions de Sorrod Daken sur le terrain, ses ultimes occasions de former son plus jeune fils avant d’atteindre cet échelon de garant, la sécurité et le confort qui viendraient avec pour ses vieux jours. Les chevaliers, faisaient donc des rondes entre les villes et les villages, comme l’avait évoqué de Commandant Maillar lors de son entretien avec Orthag. Mais apparemment, ils pouvaient aussi, à l’occasion, partir sur des missions de plus grande importance. Le rôle des chasseurs semblait bien plus flou, et je conservais ma première impression de classe à part entière.

Mes yeux se fermaient par moments, je devais faire un effort pour éviter à ma tête de partir en avant. J’attendais avec impatience qu’un des deux chefs se rende compte de l’heure tardive et nous enjoigne de gagner les tentes. Ce fut pourtant à ce moment-là qu’on commença à s’intéresser à moi. Le Commandant Daken déposa son gobelet à ses pieds, braqua ses yeux dans ma direction. Très vite, le silence se répandit à l’ensemble du groupe, et mine de rien, Orthag se colla davantage contre moi. Il paraissait plutôt tendu.

— Quel est ton nom, mon garçon ?

Je fronçai les sourcils : devant lui, Orthag m’avait désigné sous l'identité de « Lan » à peine quelques heures plus tôt. Comme je tardais à répondre, ce dernier me donna un coup dans les côtes, et les dents serrées, je consentais à mentir :

— Lan Relden.

Son soulagement me laissa perplexe.

— Et combien de printemps comptes-tu, jeune Lan ?

Mon expression en fit sourire certains. Orthag avait dit qu’il me ferait passer pour son fils auprès de certains d’entre eux, si je répondais « dix-sept ans », je pourrais distinguer ceux au courant de mon identité ou non. Mais je croyais déjà le deviner et j’ignorais la réaction des autres ; je risquais fort de me mettre en danger en leur apprenant que je n’étais pas nonmage.

— Douze.

« Trop jeune. » chuchotèrent certains, mais leur commandant les fit taire d’un geste de la main.

— Eh bien ! Te voilà presque un homme !

Cette fois, j’écarquillai les yeux, et je ne fus pas le seul. Certains retinrent leurs éclats de rire, le dénommé Nod ne réussit pas à l’endiguer, et il reçut, lui aussi, un coup de coude de son voisin.

— Quelles armes manies-tu, Lan Relden ?

On m’avait vu avec un arc, impossible de nier. Ma méfiance grimpa en flèche cependant, et Aliésin se redressa sur mes genoux.

— L’arc.

— Et l’épée, compléta Orthag. Bientôt.

Sidéré, je me tournai vers lui et surpris, au passage, le sourire amusé de Ven. Il ne comptait tout de même pas m’enseigner l’escrime ? Et pourquoi ? Même si ça aiderait sûrement à ma couverture, former un ennemi à se battre ! À moins qu’il estime ne rien avoir à redouter d’un enfant… Perdu dans mes propres interrogations, la question suivante me prit totalement au dépourvu.

— Pourquoi te présentes-tu parmi nous ? Quels sont les objectifs de ta vie ?

Cette fois-ci, ce fut Sorrod Daken que je dévisageai. S’agissait-il d’une plaisanterie ? Il avait pourtant l’air très sérieux, solennel. Il connaissait Orthag de longue date, il n’ignorait donc pas la véritable situation. Quant aux objectifs de ma vie, pour l’heure, ils se limitaient à ma survie, à l’espoir fou de retrouver mes compagnons et mon père.

Je ne compris pas avant qu’Orthag ne se racle la gorge : « Tu vas devenir l’un des nôtres. », avait-il dit. Il s’agissait d’un rite de passage, d’une mise en scène : on n’attendait pas de moi de véritables réponses, mais celles fournies par le chef niou-han plus tôt dans la journée. Seulement… Au-delà de l’épée, je ne me souvenais plus de rien.

Mon estomac se tordit en deux. Tous me dévisageaient et je n’avais rien à leur donner. Ma mémoire refusait de me livrer les solutions.

— Alors, réponds.

— Je ne me souviens pas!

— Réponds vraiment.

Peut-être, en effet, valait-il mieux livrer mes vérités plutôt que de garder bêtement le silence. Ça ne plairait pas à Orthag, mais au moins, cela calmerait l’attente des niou-hans et ils cesseraient de me fixer avec une telle intensité. Mes objectifs… Je devais jouer avec la réalité, m’imaginer encore libre, ou ce qu’ils seraient si un jour, je l’étais de nouveau. Rentrer chez moi fut évidement ma première réponse, mais mon père ne s’y trouvait plus, plus rien ne serait jamais comme avant. Impossible d’oublier la prophétie, ce qu’on espérait de moi. Pourrais-je seulement vivre en délaissant tous ces gens ? En les abandonnant ? Je ne les connaissais pas, eux, mais Sinji, Alaina, Tinam, Galnor, Ajad le jeune fermier, sa famille, mon père… De quelle manière Cédow-Nars regarderait-il son fils s’il envoyait tout voler ? Et si même je fuyais, si je me cachais… Je les verrais mourir, tous. J’en serais incapable.

Ce serait me trahir moi-même. Petit garçon, l’Adjahïn m’emplissait d’espoir. Pouvais-je en priver les actuels parce que ce rôle m’échouait finalement et que je n’en voulais pas ? Personne d’autre n’agirait à ma place.

— Quels sont les objectifs de ta vie, jeune Lan ?

Ma vie était désormais liée à celles des sorciers comme à Aliésin. Certains étaient déjà devenus mes amis, que ce soit vain ou non, je me devais au moins d’essayer…

— Sauver mon peuple.

Daken hocha la tête, mais il attendait autre chose. Orthag avait énuméré plusieurs réponses et un bref regard vers les étoiles me donna la suivante.

— Protéger ma famille.

Ne plus jamais voir mourir l’un des miens… Plus jamais, sans être capable de faire quoi que ce soit, ni pour le soulager, ni pour consoler son chagrin. Je refusais de disperser d’autres cendres dans le vent du petit matin, de condamner une partie de mon cœur ou de transformer des milliers de regards en simples souvenirs que le temps efface à chacun de ses souffles.

— Quoi d’autre ?

Un profond silence régnait autour du feu, mais je ne me souciais plus des regards échangés, des paroles chuchotées. La dernière réponse s’imposa en moi avec plus de certitude encore, comme murmurée par ma propre voix, un écho lointain et endormi. Je prononçai les mots sans même y réfléchir ou les comprendre, alors que mon regard quittait celui du Commandant Daken pour se poser sur Orthag.

— Changer mes ennemis en amis.

Orthag pâlit dangereusement. Les autres convives chuchotèrent. Sorrod Daken les fit taire et pour la première fois de la soirée, il m’interrogea réellement.

— Et comment comptes-tu faire ça ?

« En reliant le passé et le présent pour créer l’avenir, petit frère. »

Je répétai les mots soufflés par Céphée et Orthag fit mine de se lever, mais le regard interrogateur de Ven le cloua à sa place.

— Que sais-tu de l’Ordre de niou-han ?

— Vous tuez des sorciers.

— Voilà une opinion bien sombre, et des plus succinctes… L’Ordre de niou-han fut fondé pour assurer la survie de notre peuple, préserver l’intégrité de nos familles — ou les protéger — si tu préfères… Et enfin, pour restaurer l’équilibre brisé par l’apparition de la magie.

Mon cœur rata un ou deux battements. Les réponses. Sans le savoir, j’avais donné deux d’entre elles. Les redoutables chasseurs de sorciers, ceux craints depuis ma plus tendre enfance, se battaient presque pour les mêmes raisons que moi. Et cela faisait sourire le Commandant Daken. Il se doutait de la franchise de mes réponses, s’amusait de mon désarroi. Ses yeux brillaient, pas un instant je ne sentis son regard se détourner.

Je déglutis avec difficulté, regardai mes mains, n’écoutai plus que distraitement les mots qui m’étaient adressés.

— Tu seras un grand guerrier, Lan Relden, et nous t’enseignerons. Jusqu’à tes seize ans, tu demeures la propriété de ton père, mais enfant de l’Ordre, nous guiderons néanmoins tes pas jusqu’à l’obtention de ta première flamme.

Le groupe se dispersa peu après et Ven partit s’installer avec son frère alors qu’Orthag m’entraînait dans notre tente. Je m’attendais à de sévères réprimandes, à des menaces, mais il ne dit rien. Pas un murmure, pas un regard. Pourtant, j’avais désobéi, mal répondu. Il m’avait ordonné de retenir, j’avais oublié, mais je m’endormis sans qu’un seul reproche ne sorte de sa bouche.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez