Chapitre 14 : Une question de confiance

Pour un enfant n’ayant connu que la sécurité des lieux et des siens, je ne résistais pas si mal à ce début de captivité, mais seulement parce qu’autour de mon cou pendait un précieux médaillon. Le talisman d’Allmarel me reliait à Sinji, le guidait vers moi. L’espoir qu’on viendrait me chercher ne me quittait jamais.

À chaque coup dur ou moment de faiblesse, je serrai le pendentif au creux de mes mains, imaginais mes amis en chemin, nos prochaines retrouvailles.

 

**

 

— Commandant Relden ? Où sont… ?

— Derrière. On est pressé.

— Loka, préviens le commandant Maillar.

Des pas s’éloignèrent et Orthag me confia à Ven le temps de quitter sa selle. Je m’attendais à finir une nouvelle fois chargé sur l’épaule du chef niou-han mais il me garda dans ses bras comme on l’eut fait d’un petit enfant.

— La cage, sur son ventre.

Le jeune homme récupéra la petite prison et la déposa sur mon ventre, mais sur le côté. Ainsi, Aliésin et moi n’étions plus séparés que par l’intermittence des barreaux, non par le fond plat. Le félin tendit ses pattes pour augmenter notre contact et le bien-être qui me traversa fut si intense que je ne retins pas mes larmes. Elles glissèrent, silencieuses le long de mes tempes tandis qu’on se remettait en marche. Je percevais les choses à défaut de les voir, mais je me moquais de l’enchaînement des couloirs, des pas des niou-hans croisant notre route, des interrogations plus ou moins discrètes. Seul ce petit cœur battant contre le mien retenait mon attention. Ce léger poids de lumière au halo de poil sombre et d’allure anodine, pour tout autre, réchauffait mon cœur et mon âme au-delà des mots.

Orthag grimpa une volée de marche, s’immobilisa un peu plus loin.

— Allez-y.

Une porte s’ouvrit.

— Relden ! S’agit-il de l’enfant ?

Quelque peu revigoré par Aliésin, j’entrouvris les yeux. Ma vue s’éclaircit sur l’apparition d’un large plafonnier aux chandelles dégoulinantes. Les murs qui m’entouraient, garnis de bibliothèques interminables, ployaient sous le poids de registres et parchemins divers, peut-être même de plusieurs livres.

— Nous avons besoin de vos forgerons. C’est urgent.

Des pas approchèrent et je distinguais bientôt le visage flou d’un vieil homme mangé par une barbe rase largement teintée de blanc.

— Fascinant…

Je sentis la tension envahir Orthag, et sous moi, ses mains se crispèrent. Légèrement plus vaillant lui aussi, Aliésin gronda sourdement et dévoila ses crocs.

— Gardez vos distances : il semble faible, mais l’un de vos hommes ne rentrera pas, prévint Orthag.

Le commandant jugea bon de l’écouter.

— Où sont mes chevaliers ? questionna-t-il. Loka m’a dit qu’ils ne vous accompagnaient pas. Je vous ai confié vingt de mes hommes, Relden, et avec les sorciers du pont, j’en ai cruellement besoin. Si ça continue, je serais contraint d’espacer les rondes.

— Ils seront là demain. Conformément aux ordres du roi, des chevaliers, vous en avez reçu un certain nombre.

La tension remonta d’un cran. Orthag ne semblait pas apprécier beaucoup ce commandant et je me rangeais de son avis : son regard débordait de convoitise. Je me forçai à garder les yeux ouverts le plus longtemps possible, mais finis par les refermer.

— Il n’a pas l’air en forme cet enfant. Hey ! Toi ! Emmène le garçon au guérisseur pendant qu’on discute.

Je devinai du mouvement près de la porte. Orthag bougea de façon imperceptible, modifiant ses appuis.

— Il est sous ma protection exclusive : où il va, je vais, annonça-t-il d’une voix ferme.

Le ton était sans appel, et la réponse parut déplaire au commandant.

— Comme vous voulez, mais je doute que vous souhaitiez le suivre là où il semble inexorablement se rendre…

Le vieux niou-han soupira sa déception et apostropha de nouveau son portier :

— Faites chercher Dante, et trouvez les forgerons.

Á Orthag, il précisa :

— Vous pouvez disposer pour le moment.

Orthag fit demi-tour et s’apprêta à sortir. Pourtant, il s’immobilisa une dernière fois.

— J’ai des pigeons à envoyer, un autre qu’il me faudra emporter. J’aurais aussi besoin d’une monture un peu spéciale pour l’enfant, et surtout, de toute la discrétion dont il est encore possible.

Il n’attendit pas de réponse et sortit sans s’occuper de la réaction de l’autre. Je ne connaissais rien de la hiérarchie niou-han, mais j’avais plusieurs fois senti le rapport de force s’inverser entre eux. Ils semblaient sur un certain point d’égalité, mais avec des nuances que je ne comprenais pas. La rivalité appesantissait encore l’atmosphère au moment de notre départ.

 

*

 

La mélodie de Céphée accompagna mon réveil progressif. Je refaisais surface tout en douceur, comme au sortir d’un très long rêve. Les rayons du soleil caressaient et réchauffaient mon bras droit, une conscience familière se raffermit autour de la mienne, achevant de drainer la source des maux pesant sur nos âmes. Je me sentais bien, mieux que depuis plusieurs jours. Mon corps détendu reposait sur un matelas propre, ma tête sur un oreiller aux fragrances de lessive. Aliésin frotta sa tête contre la mienne, son ronronnement raisonna enfin à mes oreilles. J’inspirai profondément et ouvris les yeux.

FaiseurDeVoix.

Je passai ma main dans sa fourrure et y découvris une fine bande métallique. Argenté, elle enserrait son cou, se croisait dans son dos pour faire le tour de son poitrail. À la vue de la nouvelle captivité de mon ami, mon cœur se serra. Dans son inconscience, il avait repris sa plus petite apparence, celle d’un chat presque ordinaire, et le dispositif l’empêcherait de grandir, de me protéger. Du haut du harnais partait une chaîne qui courait jusqu’à mon bras. Un bracelet d’une matière similaire à son entrave entourait chacun de mes poignets, Toutefois seul l’un d’entre eux m’unissait à Aliésin. Nous avions été séparés, mais à présent, un lien des plus tangibles nous maintenait l’un à l’autre.

Notre lit d’appoint se situait juste au-dessous d’une fenêtre décorée d’un rideau carmin. L’étoffe tamisait la lumière du jour, donnait à la pièce les tons chauds et réconfortants de sa pigmentation. Deux couchages supplémentaires meublaient la chambre en plus du nôtre. Le deuxième, identique à celui où nous étions allongés suivait l’angle tout à fait opposé. Le dernier, plus grand, d’une bien meilleure qualité et en bois massif occupait une bonne partie du mur à ma gauche. Ven et Orthag écrivaient consciencieusement, assis l’un en face de l’autre autour d’une table ronde.

Sans doute alerté par mon regard fixé sur lui, le chef niou-han releva brusquement la tête, se tourna dans ma direction.

— Bien ! Tu es réveillé ! Tu finis, Ven.

Il reposa sa plume dans l’encrier, confia le travail inachevé au jeune homme à la mine dépitée et se leva.

— Tu peux marcher ?

Plutôt que d’affirmer sans savoir, je repoussai le drap et laissai mes jambes pendre dans le vide. On m’avait déshabillé pendant mon inconscience et je me découvris pieds et torse nu. Aliésin hésita moins longtemps que moi ! Il s’étira, bondit avec souplesse sur le plancher, et s’étira de nouveau, satisfait du peu de liberté retrouvée. Son état d’esprit centré sur le présent lui donnait un avantage certain, mais sa joie risquait de s’atténuer rapidement. Déjà, la chaîne teintait à chacun de ses mouvements, lui rappelant qu’il ne conservait pas sa plus petite taille par choix.

— Viens.

Orthag récupéra un tas de vêtements abandonné sur son lit ainsi que ma paire de botte, et je le suivis, devancé par le félin. Je m’arrêtai pourtant au beau milieu de la pièce, à peine quelques pas plus tard.

— Comme ça ? demandai-je en désignant ma tenue.

Il se retourna, soupira, me jeta une cape avant de poursuivre sa route en grandes enjambées. Je le suivis donc nus pieds, entourant mes épaules de l’habit sous le regard amusé de Ven.

Il ne ralentit pas dans le couloir, au contraire. Aliésin était ravi de se dégourdir les pattes, mais je me découvris affamé et peinais à les suivre.

— Dépêche. Si on veut partir demain, il ne faut pas traîner.

— J’ai dormi longtemps ?

— Presque deux jours.

J’écarquillai les yeux. Pas étonnant à ce que mon estomac se révolte !

Nous descendîmes un escalier et croisâmes un nombre incalculable de portes avant qu’il ne s’arrête enfin, si brusquement que je faillis lui rentrer dedans.

— Bien ! Tu te laves, tu laisses tes anciennes affaires près de l’entrée, tu cognes à la porte quand tu as fini et surtout, tu fais vite.

Il entrouvrit la porte. Un nuage de vapeur s’échappa de l’entrebâillement, et je reculai aussitôt, par pur réflexe. Il jeta un coup d’œil dans la pièce, hocha la tête, et nous poussa à l’intérieur avant de refermer.

L’atmosphère étouffante, trouble, compacte me donna l’impression de suffoquer. Je restai immobile de longues minutes pour m’acclimater à l’endroit. Quand je pus respirer plus aisément, j’examinai brièvement la pièce.

Une fenêtre au verre opaque très épais éclairait quatre gros baquets d’eau. En bois, simplement recouvert d’un tissu blanc plongeant sous la surface, ils n’étaient pas beaucoup plus profonds que larges. Munis d’un rebord apte à accueillir le nécessaire de toilette, ils se faisaient face en une sorte de cercle.

— Asin? Tu viens avec moi?

— Dans l’eau? Plus jamais!

Je retirai le reste de mes vêtements et les déposai au sol, près de la porte, comme convenu. Je me sentais petit, terriblement fragile, nu, et dans ce lieu inconnu. Je me résolus à presser l’allure afin d’en finir au plus vite.

Je partageai la réserve d’Aliésin pour l’élément liquide depuis notre mésaventure dans le Kézin. Heureusement, une fois installé, le niveau du bain s’arrêtait bien au-dessous de mes épaules. L’eau était agréable et je m’immergeais finalement avec plaisir, me débarrassant des saletés du voyage, de la sueur engendrée par la fièvre.

Le généreux morceau de savon diminua franchement, et le peigne à ma portée s’offusqua des nœuds de mes cheveux. De nombreux bleus de diverses teintes me marquaient, mais je retrouvai une peau propre avec soulagement. Je ne m’attardai pas, cependant, et quittai le baquet avant qu’Orthag ne s’impatiente. Il avait enfin déniché un pantalon niou-han à ma taille, mais au moment de passer la tunique, je compris qu’en l’état, je n’y parviendrais pas seul : la chaîne d’Aliésin, fixé à mon poignet, m’empêchait d’enfiler le vêtement.

J’hésitai un peu, haussai les épaules et cognai de nouveau contre la porte qu’Orthag rouvrit d’un geste brusque.

— Fini ?

Je lui tendis mon poignet.

— Ah…

Les clés de notre liberté trônaient autour de son cou, attachées à une modeste corde. Elles n’étaient pas bien grosses, encore moins que nos chaînes. Il referma la porte ouverte, rattacha Aliésin à mon bras aussitôt après. Je m’appuyai alors au mur, chaussai une première botte… et réalisai ma perte.

L’effroi me traversa et j’ouvris la bouche en grand, incapable de la refermer. Mon dessin, le portrait de ma famille : disparu…

— Ça que tu cherches ?

Plié de manière grossière, mon trésor fut brandi entre deux de ses doigts. Je bondis pour m’en emparer, mais il s’écarta juste assez, le maintenant hors de portée. Il sourit, récupéra l’étui protecteur dans l’une de ses poches et le rangea à l’intérieur. Au bruit produit quand il s’exécuta, je compris que le petit cheval de bois offert par Ajad était toujours à l’intérieur.

— Tes yeux. Tu dois savoir les teindre…

Je soupirai et m’exécutai.

— Tu m’obéis jusqu’à notre départ et tu récupères ceci.

Il agita l’étui et le rattacha à sa ceinture.

— Dépêche.

La garnison niou-han n’en finissait pas. Je compris, après le troisième couloir, que même en m’échappant, en parvenant à fuir les guerriers et les gens, jamais je ne réussirais à retrouver seul mon chemin dans ce labyrinthe. Le cas échéant, pourtant, Aliésin lui, réussirait sans doute.

La grande salle qui constitua notre deuxième arrêt ressemblait à un immense réfectoire. Vide pour l’heure, de nombreuses tables et bancs l’encombraient, alignés avec un soin relatif. Orthag m’entraîna au plus près d’une autre porte et me fit asseoir.

— Bouge pas.

Je le regardai disparaître et Aliésin en profita pour grimper et s’allonger sur la table. Il frotta sa tête contre la mienne, se blottit plus confortablement. Nous n’osions pas tenter de nous enfuir, pas ici, pas sans nourriture. Orthag ne nous aurait d’ailleurs pas laissé le temps : il revint les bras chargés de pain, de fromage, d’une assiette de viande et de plusieurs plats. Nous ne regrettions pas notre immobilité.

Aliésin engloutit la viande tandis que j’avalai deux épaisses tartines généreusement garnies. Orthag grimaça quand il surprit Aliésin lapant dans mon verre d’eau avant de me le céder, mais pour ma part, l’emprunt ne me gênait pas. Le félin mangeait régulièrement avec moi et il préleva sa part de fromage peu après. Il délaissa seulement les fruits rouges et juteux.

— Il mange comme un chat, un monstre, ou un humain ?

— Ça dépend des fois… Je ne l’ai jamais vu refuser à manger en tout cas. S’il n’y a rien d’autre, même les fruits et les légumes il les engloutira.

Orthag regardait Aliésin avec une grimace de dégoût, et ce dernier en profita pour manger le plus bruyamment possible, en guise d’avertissement.

Le retour à l’extérieur me prit un peu au dépourvu, mais nous étions toujours dans l’enceinte de la garnison. De hauts murs encadraient cet espace de verdure dénuée d’arbres et plusieurs chevaux paissaient dans des enclos de grandes tailles. Orthag allait d’un bon pas, je devais presque courir pour le suivre. Il m’entraîna sur sa gauche en direction d’un immense bâtiment. Je compris aussitôt qu’il s’agissait d’une écurie, mais ses dimensions me laissèrent pantois.

Orthag attendit que je le rejoigne pour entrer.

Une fois, à l’intérieur, il déambula entre les allées en s’assurant que je restais bien près de lui. Aucun humain dans les parages, mais nous en avions croisé un certain nombre dehors et vu le vide qui régnait ici, ils s’occupaient sans doute des animaux là-bas.

— Hey !

Les stalles s’alignaient, accolées les unes aux autres, réparties en trois rangées. L’endroit semblait propre, mais on tarda à répondre à l’appel.

— J’arrive !

Un homme sortit d’une autre pièce tout au fond de l’écurie. Il ne ressemblait pas à un niou-han, n’en portait même pas l’uniforme. Ventripotent, le cheveu rare, son aspect négligé contrastait avec la tenue du lieu.

— C’est pour quoi ?

Orthag avança à sa rencontre et m’entraîna à sa suite, Aliésin sauta sur mon épaule, s’y maintient en équilibre.

— J’ai besoin d’une monture particulière pour le gamin.

Tandis qu’il écoutait le chef niou-han, l’attention de l’homme se posa sur le félin et la chaîne qui le reliait à moi. Ses yeux se plissèrent. Pour ma part, je restais bloqué sur le mot « particulière » : il me semblait qu’Orthag avait déjà dit quelque chose comme ça en quittant le commandant peu après notre arrivée ici.

— Eh bien ça tombe mal : à part les vôtres, je n’en ai pas tant que ça en réserve des chevaux qui répondent à ce critère, et surtout, aucun qui ne se laisserait monter par un enfant.

J’ouvris la bouche comme un poisson hors de l’eau, mais Orthag me donna un coup dans le dos qui me la fit refermer. Il glissa la main dans sa tunique et en sortit un document plié en quatre qu’il remit au maître d’écurie.

C’était donc ça ! Voilà comment ils avaient réussi à me prendre de vitesse ! Voilà pourquoi ils voyageaient seuls en se défaisant de leurs hommes ! Et comment ils étaient parvenus à me conduire ici aussi rapidement ! Des chevaux de vents ! Mais comment s’en faisaient-ils obéir ?

— Je me contenterai de ce qu’il y a.

L’homme consulta le papier et nous entraîna à sa suite de mauvaise grâce.

Il y avait une seconde écurie accolée à la première. Bien plus petite, elle ne contenait qu’une petite poignée de stalles. Les chevaux d’Orthag et de Ven logeaient ici, l’un à côté de l’autre. En passant il caressa son étalon et la jument du jeune homme ; j’en profitai pour l’observer à la sauvette.

— Tout doux, ma belle.

D’apparence, rien ne distinguait beaucoup les montures nonmages et sorcières ; les deux espèces, cousines, ne différaient vraiment que par leurs aptitudes. Nous ne connaissions par leurs origines, mais l’apparition des chevaux sorciers coïncidait avec la naissance de notre peuple, et depuis lors, ils vivaient à nos côtés. Sinji aimait parler d’eux, des fiers services qu’ils nous rendaient, de leur intelligence et de leur bravoure. Résistance et endurance comptaient incontestablement parmi leurs atouts. En cas d’urgence, ils pouvaient maintenir le galop sur de très grandes distances. En revanche, ils se montraient moins adroits dans les paysages accidentés.

L’homme nous conduit auprès d’un premier animal, passablement agité. Le bai grattait nerveusement le bois qui l’enfermait de ses sabots et Orthag se désintéressa aussitôt de lui. À la place, il se tourna vers celui qui lui faisait face. Gris pommelé avec la crinière et la queue noire, il semblait bien plus calme que son voisin. Je m’en approchais, posais la main sur son nez.

— Elle a l’air douce comme ça, mais comme la plupart d’entre eux, impossible de la monter ou de s’en faire obéir une fois en dehors de son box. Faut pas se fier à son joli minois …

Pourtant, elle ne recula pas à mon contact, au contraire, elle se rapprocha. Je ne souhaitais pas monter un autre cheval qu’Ewonda, mais l’empathie me poussait vers elle.

— C’est quoi son nom ? demanda Orthag.

— Le sorcier n’a pas eu le temps de nous le dire, et c’est bien là tout le problème…

Lliowa. Elle s’appelait Lliowa. Elle finit par me le souffler, ainsi qu’une énorme dose de nostalgie, de tristesse, et de lassitude. Elle était seule désormais, bien traitée, mais sans affection, enfermée ici depuis déjà trop longtemps. Captive, comme moi, et c’est peut-être pourquoi elle m’offrit si vite son amitié. Chaque cheval de vent possédait un nom, unique. Impossible de dompter ce genre de créature, et pour espérer se hisser sur son dos, il fallait d’abord gagner une part de son affection, ou au moins obtenir son identité. Or, si les nonmages pouvaient peut-être, dans de rares cas, s’attirer leur sympathie, ils ne savaient pas entendre. Jamais la force n’offrirait aux niou-hans ce qu’ils souhaitaient s’approprier, seule la chance permettait à Ven et à Orthag de galoper aussi vite. Ils se servaient sûrement de noms obtenus des anciens cavaliers.

Je m’approchai davantage, me plaquais contre le bois tandis qu’Aliésin évoluait sur la porte. L’homme voulu me retenir, mais Orthag l’en empêcha. La jument posa son nez sur mon front et je sentis son souffle chaud soulever mes cheveux. Elle m’acceptait, tout comme Ewonda autrefois.

— On prend celle-là, affirma le chef niou-han.

— Mais… Il peut peut-être la toucher, j’y arrive aussi, mais ça ne veut pas dire qu’elle se laissera monter et diriger.

La large main du chef niou-han se posa sur le verrou.

— Tu sais monter à cru ?

J’acquiesçai. Orthag actionna l’ouverture et le maître d’écurie recula, redoutant de voir la jument se cabrer ou jouer des sabots. Elle n’en fit rien.

— Viens Lliowa, viens, ma belle.

Sous le regard contrarié de son soigneur, elle me suivit paisiblement et laissa même Aliésin grimper sur son dos. Je cherchais une porte donnant sur l’extérieur et, réactif, Orthag me l’indiqua et nous devança pour l’ouvrir.

Lliowa demeura des plus calmes quand il m’aida à me hisser sur son dos. J’effectuais deux tours de la cour intérieure avec elle, au pas, au trot, puis au galop. Dans d’autres circonstances, nous aurions pu nous enfuir tous les trois, mais aucune issue ne nous permettait de quitter la garnison : les hautes portes de bois solidement barrés m’enjoignirent de rejoindre l’écurie. À notre retour, Orthag se contenta d’un sourire et d’une phrase :

— Je la veux prête avec les nôtres demain à l’aube.

L’homme hocha la tête, sidéré.

Orthag me ramena auprès de Ven, et juste avant de me confier à lui, il me remit le portrait de ma famille. J’avais espéré qu’il tiendrait parole, mais sans véritablement y croire. Je rattachai mon trésor à ma ceinture, agréablement surpris.

Étonnant, approuva Aliésin.

Pas plus que moi, cependant, il ne perdit sa méfiance envers le chef niou-han. Si nous ne lui échappions pas, c’était à Mérinos et bien à la mort qu’il nous conduirait.

— Au moins, il ne ment pas, répondis-je à mon ami.

Orthag ne nous retrouva que tard dans la soirée. Il fit monter un repas et je finis donc assis à table entre lui et Ven, plutôt mal à l’aise. Aliésin y contribua en se hissant à notre hauteur, et je m’attendais presque à voir surgir mon père pour le chasser, mais je n’étais pas chez moi ici, ni en agréable compagnie.

— Tu as fait le nécessaire ?

Ven acquiesça.

— Oui.

— Bien. Nous repartirons avec une monture de plus : il est plutôt doué avec les animaux.

Il me désigna et je rentrais la tête dans les épaules. Venait-il de me faire une sorte de compliment ?

 

*

 

Le mouvement dans la pièce éveilla Aliésin et sa conscience tira la mienne vers le haut. Dans un demi-sommeil, je perçus un morceau de conversation :

— … nous tomber dessus plus tôt que prévue, ou comprendre que quelque chose cloche si nous devons attendre.

— On va s’en remettre en ta fameuse chance.

— C’est seulement quand ça t’arrange…

Orthag et Ven chuchotaient. Je ne compris pas tout de leur échange, mais le rythme des battements de mon cœur s’accéléra et Aliésin ronronna nerveusement. J’entendis le chef niou-han approcher de mon lit, j’ouvris les yeux et mon regard embrumé détailla le sien à la recherche d’indices supplémentaires.

— Parfait ! En route !

Il avança jusqu’à l’une des chaises et me tendit la cape abandonnée sur son dossier depuis la veille. Je me levai, le cerveau en pleine ébullition. De quoi parlaient-ils ? Qui pouvait bien avoir l’intention de leur tomber dessus ? Je restais attentif au moindre de leurs faits et gestes, mais ils n’abordèrent plus le sujet. Une fois chaussé et habillé, je les suivis dans le couloir.

Il y avait peu d’activité encore. Même si les premiers bruits, témoin de l’éveil des niou-hans résonnaient déjà, seuls quelques guerriers parcouraient les murs. Nous rejoignîmes les écuries dans la pénombre d’avant l’aube et j’accélérai le pas pour ne pas être distancé.

Nos montures, prêtes malgré l’heure, attendaient harnachées et équipées dans la cour. Un jeune palefrenier tendit ses rênes et celles de Lliowa à Orthag avant de disparaître. Ven se hissa sur le dos de sa jument.

Trois chevaux, trois cavaliers seulement.

— Où sont les autres ?

Orthag monta en selle et je remarquai qu’une longe reliait la jument pommelée à l’étalon pie.

— Ils ne viennent pas.

J’écarquillai les yeux, posai la main sur mon talisman. La traction se faisait de plus en plus forte, même si j’ignorai pourquoi il me poussait en avant au lieu de m’indiquer de faire demi-tour. Avec l’aide de Tinam, Sinji et Alaina devaient avoir quitté les montagnes par un chemin les conduisant plus à l’est de Kedan. Mes compagnons approchaient : mon inconscience leur avait sans aucun doute permis de réduire la distance entre nous.

— En selle.

Je n’obéis pas, statufié sur place. Pourquoi ? Pourquoi prendre un tel risque ? Le seul avantage des nonmages face aux sorciers avait toujours été leur nombre. Par deux fois, Orthag avait rallié des troupes pour me capturer, et là, il les laissait derrière lui ? Ven me l’avait confié : à côtoyer les miens, lui et son chef avaient appris beaucoup à leur sujet. Ils ne pouvaient pas ignorer l’utilité principale des talismans d’Allmarel. Et ils m’avaient vu torse nu, ils savaient que je portais le mien autour du cou. C’était mon plus grand atout, ma meilleure chance d’être retrouvé et secouru. Ils ne pouvaient pas me le prendre, ils ne pouvaient pas empêcher mon parrain de me localiser.

Alors pourquoi ? Pourquoi s’exposer ainsi ? J’étais l’Adjahïn, le sauveur présumé de mon peuple : maintenant qu’on en était sure, on essaierait forcément de me récupérer. Sinji viendrait. Si les troupes d’Orthag étaient trop nombreuses il devrait trouver du renfort, mais s’ils n’étaient que deux… Il tenterait sa chance. Et je serais libre.

Une partie de moi voulut sourire, mais l’autre n’arrivait pas à considérer Orthag comme un idiot. Si un homme ordinaire avait commis une aussi flagrante négligence, alors, je me serais réjoui. Mais lui était un chasseur de sorciers expérimenté. Il m’avait traqué jusque dans Naimy. Il était loin d’être bête. « Les gens agissent rarement au hasard, Maylan : ils ont toujours un but, même s’ils te le cachent. Ne sous-estime jamais les autres. Cherche leurs motivations et tu échapperas à nombre de déconvenues. » Un conseil de mon père quelques semaines avant mes dix-sept ans, après qu’il m’eut confié un énième parchemin. Il me revint si violemment en mémoire que je crus son locuteur présent.

— Dépêche !

Il y avait de la suspicion dans le regard d’Orthag, de l’impatience dans son ordre. Que me cachait-il ? Mon parrain allait me retrouver, c’était indéniable. Le souhaitait-il ? Pourquoi ?

Un pigeon, prisonnier de la petite cage qui abritait Aliésin à l’aller se mit à roucouler, frappant du bec le métal exempt de toute trace de nourriture. Je revis alors les deux niou-hans activés autour de leurs missives la veille au soir. Pourquoi s’encombrer d’un oiseau ? Quel besoin urgent de communiquer en route ?

La terrible vérité s’imposa en moi. C’était un piège. Il voulait attirer Sinji, lui faire croire qu’il pourrait me libérer facilement, faire appel à des renforts postés non loin pour se débarrasser définitivement de lui.

— C’est un piège. Vous leur laissez une ouverture. Vous allez tous les tuer.

Orthag grogna et les larmes inondèrent mes yeux. Je reculai.

— Dans les montagnes, vous ne pouviez pas prévoir que je viendrais au-devant. Vous ne vouliez pas détruire le pont pour que je sois incapable de les rejoindre, mais pour leur couper toute retraite et vous débarrasser d’eux.

Le regard de Ven était indéchiffrable, son chef mis pieds à terre.

Je ne pouvais pas lui laisser leur faire du mal. Ma main se crispa sur mon talisman : c’était mon seul secours, mais il ne servirait plus à rien si Sinji, Alaina et Tinam mouraient. Leur visage s’imposa à mon esprit. La douceur et la sollicitude de mon parrain, le regard à la fois sauvage et pure de Tinam, le sourire assurant et l’air de défi de la jeune princesse. Nous avions parlé tous les deux de retirer notre talisman avant Keldaria, pour nous voir refuser catégoriquement cette alternative. Pourtant, Alaina m’avait ensuite raconté quelque chose, une affaire similaire narrée par un ami. Une enfant sorcière, un jour, aurait retiré son médaillon pour que sa famille recherchée par les niou-hans ne se fasse pas piéger en voulant la sauver. « Ce talisman est lié à votre âme. Il vous protège, mais entre de mauvaises mains, il pourrait se transformer en arme. » avait dit Sinji. La petite fille, elle, avait trouvé une solution : alors qu’elle se savait prise au piège, à deux doigts de tomber entre les griffes de ses ennemis, elle avait noué son médaillon autour du cou de son chien. Quand l’animal avait fui, personne ne l’avait arrêté, personne n’avait rien soupçonné. L’enfant s’était sacrifiée, mais son parrain n’avait pas entraîné le reste des siens vers une mort certaine.

Je n’avais pas de chien. Je ne pourrais jamais me défaire d’Aliésin. Si je retirai mon talisman : Orthag s’en emparerait.

Il me manquait un ami. Si seulement Woln avait parcouru les cieux, alors, je lui aurais tendu mon talisman pour qu’il l’emporte. Envisager un tel geste me déchirait le cœur, mais j’aurais sauvé son sorcier.

— En selle !

Aliésin gronda, menaçant, tous ses poils se dressèrent le long de son dos. À défaut de féalcîme, je songeais un instant à recourir à l’aide de Lliowa, mais elle était attachée et je ne la connaissais même pas. De toute façon, les portes de la garnison étaient encore closes : aucun être matériel ne pourrait les franchir sans ailes.

Aucun être matériel.

Céphée ne l’était pas.

Je reculais davantage, de plus en plus vite pour échapper un chef niou-han qui avançait furieusement vers moi.

Céphée ne m’avait pas vraiment guidé. Mais peut-être avait-il fait en sorte qu’Alaina et Sinji soient épargnés une première fois.

Est-ce que tu peux? Est-ce que tu peux faire ça? Garder mon talisman?

«Oui, petit frère.»

D’un geste ferme, je me défis du médaillon.

Orthag se jeta sur moi de tout son poids d’adulte. L’attaque d’Aliésin ne le ralentit qu’à peine. Le félin inanimé vola sur le côté, arrêté par la chaîne qui le reliait à moi. Je perdis conscience dès que le poing frappa ma tempe pour me faire lâcher prise sur le précieux collier. Mais quand il ouvrit ma main serrée, Orthag ne trouva que du vide.

 

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