Ce matin-là, elle chargeait sa charrette pour aller livrer du poisson frais à Niflheim, la ville voisine sur la falaise, aussi surnommée la Cité des Érudits. C’était une ville impressionnante de calme, qui poussait au silence et à la réflexion. Elle abritait la plus grande bibliothèque d’Hymir, les archives du royaume, un cimetière gigantesque réservé aux Mystiques et à la famille royale, ainsi que l’orphelinat du royaume. Judith aimait bien s’y rendre car c’était une très belle ville. Les bâtiments étaient tous des immeubles très hauts. Certains étaient blancs avec la toiture noire, et les autres, à l’inverse, étaient noirs avec la toiture blanche. Les pavés au sol alternaient aussi avec ces deux couleurs, comme un échiquier géant. Les rues étaient parfaitement droites et perpendiculaires. Quelques pelouses rases offraient une respiration au milieu de toute cette rectitude.
Elle arriva quelques heures plus tard. Seuls raisonnaient les pas de son cheval. Le claquement de ses sabots rebondissait contre les hautes murailles qui préservaient les habitants de tomber de l’éperon rocheux sur lequel était construite la ville, et de ne pas finir dans la mer perpétuellement agitée à ses pieds.
Elle s’arrêta au château pour décharger sa marchandise. Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle aperçut, du coin de l’œil, une silhouette familière. Elle mit pied à terre et se dirigea dans la rue, vers l’homme qui lui tournait le dos.
- Excusez-moi !
Il se retourna, les yeux écarquillés de surprise sous ses sourcils broussailleux.
- Ah, c’est bien vous ! s’exclama-t-elle avec soulagement. Je craignais de m’être trompée. Vous me reconnaissez ?
- Oui, oui, balbutia-t-il, tu es Judith, la Mystique du Vent, c’est ça ?
- Oui. Que faites-vous ici ?
Il eut une seconde d’hésitation.
- Le convoi que j’escorte fait escale ici. Le temps qu’ils fassent leurs petites affaires, je visite.
- Elista n’est pas avec vous ?
- Non. C’est mon travail, je ne peux pas l’emmener avec moi.
- D’accord.
- Bien, je te laisse. Ils ont probablement terminé. À bientôt.
Judith lui sourit en lui adressant un signe de la main. Il lui rendit en s’éloignant, et elle remarqua, avec ses yeux perçants, un bandage au bras qui se dévoila avec le mouvement de son salut. Son travail avait l’air d’être dangereux, en effet. Elle se demanda si Elista était au courant que son père prenait de tels risques. Elle lui avait trouvé les traits tirés, l’œil vide.
Elle remonta sur sa charrette et prit la direction de la plaine. Elle ne croisa aucun autre convoi.
Toute à ses pensées, elle guidait à peine ses chevaux, qui fort heureusement, connaissaient bien la route. Ils étaient calmes et disciplinés, cela lui permettait de réfléchir sans trop se soucier d’eux. Les rênes relâchées sur ses jambes, elle observait le paysage alentour, guettant toujours le convoi du père d’Elista, sans succès. Son intuition lui soufflait qu’il lui mentait, mais elle préférait rester prudente et trouver un moyen de confirmer son hypothèse.
Soudain, elle tira sur les rênes pour arrêter ses chevaux. Son regard s’était posé sur la ruine qu’elle avait aperçu en revenant d’Aimsir. Il n’était pas trop tard pour une petite expédition.
Elle attacha ses chevaux autour d’un arbre à bonne distance et se saisit de sa Lance des Tempêtes. Elle avança prudemment vers la vieille bâtisse qui ne semblait retenue que par la végétation dense qui la recouvrait presque totalement. Elle chercha sous les branches un vide, une entrée par laquelle se faufiler. Elle tâtonna à l’aveugle quelques minutes, quand enfin sa main ne trouva plus de résistance. Elle écarta les broussailles doucement, en silence. Un pas après l’autre, elle se glissa entre les ronces qui lui griffaient le visage et s’accrochaient à ses vêtements, comme pour l’empêcher de pénétrer dans ce qui semblait être un reste de temple.
Lorsqu’elle parvint enfin à l’intérieur, elle fut agréablement surprise. Aucune broussaille, aucune ronce. Le soleil s’invitait largement à travers le haut de l’édifice dépouillé de son toit, éclairant les pierres nombreuses qui jonchaient le sol, quelques cloisons encore debout, et des herbes hautes parsemées de fleurs des champs. Elle resta quelques instants en contemplation. Cet endroit semblait être coupé du monde, un écrin de sérénité et de grâce.
Elle s’approcha du cœur de l’édifice, et entreprit une observation plus précise. Elle remarqua, sur les clés de voûtes encore miraculeusement debout, un symbole particulier : un cercle plein au-dessus d’un triangle à l’envers, plein aussi, gravés dans la pierre. Ce symbole se répétait à plusieurs reprises, notamment sur l’autel en pierre, usé par l’érosion.
Judith se dirigeait vers la chaire, lorsqu’un bruit sourd résonna sous ses pieds. Interloquée, elle s’arrêta, et regarda tout autour d’elle. Elle semblait seule. Elle s’accroupit afin de tâter l’herbe sur laquelle elle venait de marcher. À première vue, rien d’anormal. Elle gratta la mousse, et étouffa un cri de surprise.
« Une trappe ! »
Enthousiasmée par sa découverte, elle entreprit de dégager cette porte vers l’inconnu. Elle poussa avec ses doigts le sol qui n’opposa aucune résistance.
« C’est étrange. »
Elle s’interrompit. Si cette trappe était là depuis aussi longtemps que ces ruines sans jamais avoir été ouverte, elle aurait dû être recouverte par une couche épaisse et compacte. Ce n’était pas logique.
Elle se sentit soudain mal, un frisson venu de nulle part, comme un ver sous sa peau, lui parcourut l’échine. Elle se releva, mais ses jambes devinrent cotonneuses. Elle se sentit faible. Elle recula, et brandit sa lance vers cette menace invisible. Des gouttes de sueur perlaient déjà sur son visage triangulaire. Elle n’était pas du genre à fuir. Elle voulait comprendre.
Le soleil disparut. Elle se retrouva dans la pénombre la plus complète en un instant. Elle fit alors appel à son pouvoir pour déchaîner une rafale et ramener la lumière, mais rien ne se produisit. Pas même un frémissement. Elle tenta de rassembler ses pensées, mais elle se sentit tout à coup comme aspirée de l’intérieur. Ses mains se crispèrent sur son arme, en vain. Ses doigts n’avaient plus de force, ils prirent une apparence squelettique et fripée. Elle se surprit à trembler, elle qui n’avait peur de rien. Elle restait là, frappée par un mal invisible. Une malédiction ?
Elle se concentra pour utiliser de nouveau sa magie, ce qui se solda de nouveau par un échec.
Allait-elle mourir ? Là, seule, son arme perdue dans un endroit où personne ne viendrait la chercher ? Impossible. Pourtant, à voir son corps se métamorphoser en cadavre, l’issue semblait évidente. Elle commença à souffrir, à suffoquer. Ses yeux se troublaient. Tenir sa lance devint une torture.
Alors qu’elle était prête à défaillir, une tornade apparut au milieu des ruines, et absorba cette obscurité surnaturelle. Judith sentit ses forces revenir à mesure que la lumière du soleil réchauffait sa peau blanche. Elle devina comme une caresse sur son visage lorsque la tornade disparut comme elle était venue.
Elle se mit à courir sans se retourner vers la sortie pour rejoindre ses chevaux qui la regardèrent arriver, étonnés de la voir si affolée. Elle se colla à l’un d’entre eux, à bout de souffle.
Elle regarda en arrière, vers cette bâtisse maudite qui avait bien failli avoir sa peau. Il lui faudrait du temps pour comprendre ce qui s’était passé à l’intérieur, mais elle y parviendrait.
Pour l’heure, sa seule envie était de rentrer chez elle, auprès des siens, en sécurité, pour calmer son esprit.
Lorsqu’elle arriva à Njord, la nuit tombait déjà. Elle détacha la charrette, pansa ses chevaux et leur donna à manger, avant de se diriger vers le bord de la falaise. Regarder la mer et l’écouter se perdre contre la roche était la seule chose capable de réellement l’apaiser. Elle s’assit dans l’herbe humide, huma le vent salé qui fouettait son visage et faisait tourner les hélices des moulins dans un craquement sonore. Pas un nuage. Les étoiles apparurent les unes après les autres, calmant la tempête qui faisait rage à l’intérieur de Judith. Par conséquent, les bourrasques se firent moins violentes et moins fréquentes, ce qui permit à la jeune femme de distinguer des pas qui s’avançaient dans son dos.
- Tu es encore dehors à cette heure ? demanda-t-elle sans se retourner.
- Ah, démasqué !
Rowen. Elle reconnaissait sa démarche entre mille. Sa nonchalance transpirait dans chacun de ses mouvements.
- Et toi alors ? lui demanda-t-il en prenant place à côté d’elle. C’est à cette heure-ci que tu rentres ?
- J’ai flâné à Niflheim.
- C’est ce que j’ai pensé.
Judith lui répondit par un sourire et reprit sa contemplation d’une mer qui avait désormais disparue dans le noir de la nuit. Elle ferma les yeux pour ne pas croiser ceux de Rowen, et posa son menton sur ses genoux. Il la connaissait trop bien, il allait flairer son mensonge.
- Eh bien, je ne sais pas ce que tu as lu, mais ce devait être une histoire bien triste, fit-il remarquer avec une fausse candeur.
Elle soupira de dépit et pivota sa tête vers lui. Ses rides naissantes au creux des yeux et autour de sa bouche étaient bien marquées.
- Ça t’amuse ?
- Tout m’amuse.
Judith ne releva pas. Il était comme ça. Le roi de l’esquive. Ça faisait partie de son charme. Il posa sa main puissante et rugueuse sur son épaule.
- Sauf quand je te vois si mélancolique.
- Je vais bien.
Ils se fixèrent en silence. La longue tresse brune de Judith battait son dos au rythme des rafales discrètes. Les yeux gris de Rowen semblaient chercher à percer les mystères de son âme. Ils brillaient d’un intérêt qui la mettait presque mal à l’aise. Elle eut l’impression d’être écrasée par la présence de cet homme si charismatique. Il fallait qu’elle lui donne de quoi satisfaire sa curiosité.
- En fait, j’ai croisé une connaissance aujourd’hui, à Niflheim, qui m’inquiète un peu.
- Qui était-ce ?
- Elbow, le père d’Elista Thintri. Tu sais, la Mystique de l’Eau. Je lui ai trouvé une sale tête, et j’ai remarqué un bandage sur son poignet. J’ai le sentiment qu’il m’a menti et la désagréable impression qu’il se met en danger. Je ne sais pas si je dois en informer Elista.
Rowen retira la main de son épaule. Son sourire s’effaça quelques secondes, avant de reprendre sa place forcée sur sa mâchoire carrée mal rasée. Cela n’échappa pas à Judith.
- Un problème ?
- Non, mais je comprends ton inquiétude, ainsi que ton dilemme. Tu devrais aller dormir, la nuit porte conseil, philosopha-t-il.
Il se releva et lui tendit sa main. Elle le dévisagea avec un regard accusateur. Il y avait eu beaucoup de mensonges et de cachotteries aujourd’hui, mais venant de sa part, cela l’attristait.
- Non merci, je vais rester encore un peu.
- Comme tu voudras.
Elle retourna son visage vers la mer. Alors qu’il s’éloignait, elle lui lança :
- Tu sais Rowen, je ne suis plus la gamine à qui tu pouvais raconter n’importe quoi, que tu pouvais berner facilement.
- C’est ce que je vois, lui répondit-il simplement, sans se départir de son sourire.
Ses pas s’éloignèrent. Elle réalisa, une fois seule dans l’obscurité, qu’elle avait échappé à la mort de peu. Elle repensa à cette journée qui avait commencé de la façon la plus banale qui soit, mais qui avait bien failli être sa dernière. Elle avait manqué de prudence. En même temps, comment aurait-elle pu imaginer un seul instant ce qui allait se produire entre ces murs ? Elle aurait préféré tomber sur un repaire de bandits, cela lui aurait été plus facile. Elle avait découvert malgré elle quelque chose qui la laissait perplexe, car elle ne pouvait pas comprendre son origine. Était-ce une malédiction ? De la magie ? Mais, dans ce cas précis, se pouvait-il que la magie puisse se passer d’un lanceur ? Et surtout, d’une arme sacrée ? Pouvait-il s’agir de la magie de l’Ombre ?
Oui, elle avait fait une découverte intéressante mais bien trop dangereuse pour y retourner, et encore moins pour y envoyer qui que ce soit d’autre. Elle ne devait son salut qu’à cette tornade, dont là encore, elle ne pouvait déterminer l’origine. Elle était convaincue qu’elle n’était pas de son fait, elle était trop affaiblie pour invoquer un phénomène de cette puissance. De plus, les sorts qu’elle avait tenté de lancer avaient été comme absorbés par cette nuit surnaturelle.
Elle se massa les tempes, guettant la migraine qui pointait dans son crâne. Il lui fallait rester rationnelle.
La prochaine fois qu’elle se rendrait à Niflheim, elle y resterait. Elle lirait tous les ouvrages sur la géographie et l’histoire du royaume s’il le fallait, mais elle découvrirait les secrets de ces ruines.
Elles avaient manqué d’avoir sa peau, cela ne se reproduirait pas.
Un chapitre plutôt sympa. On est bien dans l'intrigue maintenant et tout se lie bien.
Quelques remarques :
- Je trouve la première conversation étrange, et on ne sait qu'après qui était l'homme.
- Le moment dans le temple me semble trop court, et ta description "elle se transforme en cadavre" mériterait d'être étoffée pour nous faire ressentir sa peur. Là on a à peine le temps de se dire qu'elle est mal que c'est déjà terminé. C'est dommage.
- Mettre un petit rappel de qui est Rowen quand il arrive.
Je lirai la suite dans les jours qui viennent parce que j'ai hâte de savoir !
Qu'entends-tu par "étrange" pour la conversation?
Je veillerai à mettre plus de rappel pour clarifier les personnages lors de la réécriture car en effet ce n'est peut-être pas évident.
Merci encore car les commentaires me font avancer!
A bientôt, j'espère que la suite de plaira. ^^
La conversation ne nous apporte rien qu'on ait pas su avant pour l'intrigue (je ne sais pas comment le dire autrement).
De rien pour les commentaires ^^
J'ai presque envie de te dire que c'est impossible que ça ne me plaise pas. J'aime beaucoup ton histoire.