Chapitre 16

Par MissTic

 

 

               2016

 

Je suis réveillé par les lueurs vives de l’aurore. Le jour s’immisce peu à peu dans la pièce jusqu’à la baigner d’une blancheur pure. Je ne me lasse pas de contempler ce moment intemporel. Keiko dort paisiblement. Je dépose mon regard sur son visage endormi et tourné vers moi. C’est la première fois que je vois ses cheveux détachés. Sur ses yeux clos, ses cils ont l’air d’autant plus longs. Ses lèvres sont entrouvertes. Sa lumière est aussi belle que celle de l’aube. Est-ce pour cette raison qu’elle me fascine tant ?

 

Nous petit-déjeunons avec Yoshio et la vieille dame, que Shiori a appelée Hikari. C’est étrange de tous s’appeler par nos prénoms. Comme dans une grande famille. Yoshio est fidèle à lui-même, calme, droit, serein. Madame Hikari, le dos voûté, nous observe l’un après l’autre du coin de l’œil. Je ne sais pas pourquoi, mais elle me fait un peu penser à une sorcière. Elle diffuse des ondes indéchiffrables. Les mimiques de Keiko me signifient à quel point elle se régale, et je ne peux m’empêcher de rire face à ses expressions dramatiques, en m’efforçant de rester aussi silencieux que possible. Le repas est très complet, je mange à ma faim. Dans cette atmosphère, je me sens plus que chez moi. J’aurais presque envie de rester vivre ici. Lorsque je m’apprête à quitter l’auberge pour rejoindre Keiko, Madame Hikari s’interpose devant moi. Sans explications, elle me tend un mouchoir en tissu, cousu à la main. Ses joues se creusent dans un curieux sourire. Par politesse, je le prends à deux mains. Elle s’éloigne et je n’ai pas l’occasion de l’interroger. En le regardant de plus près, je reconnais les motifs. De petits poissons rouges et noirs en mouvement ont été tissés dans des spirales d’un bleu profond représentant l’eau : ce sont des carpes Koï. Pourquoi elle me donne ça ? Je le glisse dans ma poche alors que Keiko m’interpelle pour partir.

 

Au-dessus du lac Kinrin émerge une brume fantasmagorique. La lumière du jour l’emplit, procurant au lieu une atmosphère merveilleuse. Derrière transparait un long bâtiment blanc, doté d’une large terrasse, au toit gris et aux nombreuses fenêtres. D’après Keiko, c’est un restaurant. Tout près, un torii semble avoir été déposé sur l’eau. Au-delà du plan d’eau s’élève le mont Yufu. Accoudés à une maigre barrière, nous observons ce tableau depuis la promenade aménagée. Nous en profitons avant que le monde afflue.

— Dans ce lac jaillissent à la fois des sources chaudes et froides, m’explique Keiko à mi-voix. C’est de la rencontre entre les deux que surgit cette ambiance si particulière.

— C’est tellement beau.

— Je trouve aussi.

— Et tu sais pourquoi il s’appelle le lac Kinrin ?

— Parce qu’au coucher du soleil, selon l’endroit depuis lequel on observe le lac, on peut voir les écailles des poissons étinceler.

— Je peux facilement l’imaginer dans un tel endroit. Tu as déjà vu ça ?

— Je ne crois pas. Je ne me souviens que de l’histoire, mais moi aussi je l’ai visualisé dans mon esprit. Si bien que je confonds avec la réalité.

Nous passons par le sanctuaire shinto, de l’autre côté du lac. L’entrée est marquée par un ancien torii en pierre. Nous nous inclinons légèrement avant de le traverser. À l’aide des petites louches disposées sur de longs bâtons de bambou, nous rinçons nos mains dans la fontaine en pierre brute prévue à cet effet. Nous nous avançons vers le Honden, le petit temple en bois, qui a l’air d’un refuge au pied des grands arbres, pour faire notre offrande. Je jette une pièce dans le tronc et Keiko tire la large corde vers elle pour sonner la cloche. Nous nous inclinons à nouveau deux fois et frappons deux fois dans nos mains. Je prie pour trouver le courage de me réconcilier avec mes parents. Puis comme Keiko, je m’incline encore. Nous quittons le sanctuaire en nous inclinant une dernière fois face au torii.

Nous marchons jusqu’à l’entrée du village floral et nous mêlons à la foule de visiteurs. Les murs sont recouverts de lierre, quelques réverbères sont suspendus, créant une atmosphère fantaisiste. En franchissant l’arcade enveloppée de végétation, nous accédons à cette ruelle étroite, bordée de maisons coquettes en pierre jaune et décorées de verdure. J’ai l’impression d’être plongé dans un dessin animé pour enfants. Les touristes qui se promènent ici semblent venir y chercher un éclat de lumière temporaire, comme ceux qui faisaient du shopping à Fukuoka. Keiko se balade d’une boutique à l’autre, « pour le plaisir des yeux ». Je m’amuse à la regarder s’extasier à haute voix. Il y a plein d’articles : des jouets, des décorations, des peluches, des sucreries, de toutes les formes et de toutes les couleurs. Des enfants nourrissent des lapins ou des chèvres avec leurs parents. C’est beaucoup trop de mignonneries pour moi. Je ne dis rien, mais je crois qu’elle s’en rend compte, parce qu’elle interrompt sa flânerie et m’extirpe de ce drôle de rêve éveillé pour me ramener dans les rues goudronnées de la vie réelle. Nous atteignons la rue Yonotsubo, qui elle nous transporte dans le passé, avec ses maisons en bois brun foncé, ses lanternes rouges et ses enseignes aux inscriptions qu’on croirait presque manuscrites. Comme nous commençons à avoir faim, nous prenons des croquettes aux pommes de terre et au fromage et nous installons au frais, à l’écart du brouhaha ambiant, près d’un petit cours d’eau. La journée est ensoleillée, mais la chaleur m’est tout à fait supportable, même parmi la foule.

 

L’après-midi, de retour au ryokan, nous apprécions le calme du carré de jardin. J’ai repris la lecture de mon livre, envouté à la fois par son atmosphère étrange et par les notes du kalimba qui résonnent sous les mains de Keiko. J’ai l’impression qu’elle connait mille mélodies. Lorsque je l’entends jouer Kiss the rain, je ne peux m’empêcher d’interrompre ma lecture pour l’écouter et m’en imprégner jusqu’au bout. Ce titre m’évoque un amour impossible. On ne peut que le recevoir, se laisser baigner d’amour, mais essayer de le rendre est vain. De la même façon, Keiko est pour moi une pluie de soleil. Je reçois l’éclat de ses gouttes lumineuses, elles m’abreuvent et m’illuminent, et pourtant cette fille me semble inatteignable.

— Tu l’aimes bien, celle-ci, n’est-ce pas ?

— La musique est belle, et tu la joues avec toute l’attention qu’elle mérite. Alors oui, j’aime bien t’entendre la jouer.

— C’est la première que j’ai apprise quand j’ai quitté l’Afrique. J’étais un peu mélancolique.

— Pourtant, tu lui confères un air… chaleureux.

— J’aime mieux en extraire l’essence de mes plus beaux souvenirs.

Ses mots résonnent un moment dans ma tête, et lorsqu’elle s’apprête à entamer un nouveau morceau, sa grand-mère l’interpelle. Keiko la rejoint à petits pas pressés. Alors que la nuée ensoleillée qu’elle a laissée derrière elle s’estompe, je trouve le jardin d’un calme sans saveur. L’après-midi passe silencieusement, et je n’arrive plus à me concentrer sur ma lecture. Mes pensées s’emplissent d’elle comme pour combler le vide de son absence. Pourtant, dans la douce chaleur estivale, imaginer qu’elle est encore là me suffit.

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