— C’était merveilleux, chuchota Eleanor à Samuel tout en transportant Isobel à travers l’appartement. Cody est génial avec les enfants, elle a succombé à son charme en même pas trente secondes.
Le téléphone coincé entre son oreille et son épaule surchauffait désagréablement, elle avait peur de faire glisser Isobel et les chats se trouvaient dans ses jambes, mais rien n’aurait pu chasser la douce euphorie qui la parcourait. Avec Cody de retour en ville, elle avait l’impression qu’une autre pièce manquante du puzzle que constituait sa vie venait de trouver sa place.
— Tant mieux. Je suis heureux que ce se soit bien passé. Tu dois être crevée, non ? Il est tard.
— Je suis fatiguée, oui, mais je peux encore tenir un peu. Attends, je dois changer Isobel, elle ne devrait pas dormir dans ses vêtements de jour.
Elle posa le téléphone puis appela la fillette d’une voix douce, jusqu’à ce qu’elle soit tout juste assez consciente pour bouger quand il le fallait. Après trois minutes de dur travail, Isobel fut en pyjama sous les couvertures et Eleanor reprenait le téléphone contre son oreille.
— Et toi, ta journée ? La seconde session approche, tu as encore beaucoup de travail ?
— Non, je fais passer mon examen dans une semaine et il est terminé. Je n’ai que trois étudiants qui comptent le passer, et je pense qu’ils réussiront cette fois.
Samuel prenait toujours ses cours très au sérieux, même s’il enseignait une matière mineure des filières littéraire et théâtrale à l’université qui l’avait embauché. Il était un professeur apprécié mais respecté de ses étudiants et organisait parfois des petites saynètes que ses étudiants jouaient durant les portes ouvertes de l’école pour donner envie aux futurs élèves de choisir de suivre son cours.
— Je te le souhaite, en tout cas. Ce serait dommage que tu te retrouves avec seulement cinq étudiants à la rentrée…
— Dommage, je ne sais pas. J’aime enseigner à de toutes petites classes, j’apprends vraiment à connaître les étudiants.
Tout en écoutant la voix grave et veloutée de Samuel, Eleanor ouvrit une boîte de nourriture pour chats et servit leurs portions respectives à Archie et Kelpie. Elle avait décidé de garder la chatonne et de reporter l’idée de devenir famille d’accueil pour chatons à plus tard. Son appartement n’était pas franchement idéal, et elle trouvait Isobel encore un peu trop jeune pour se faire à l’idée de voir des animaux auxquels elle s’attacherait partir au bout de quelques semaines sans jamais revenir.
— Qu’est-ce que tu veux faire avant d’aller te coucher ? Lire un peu ?
— Je ne sais pas, soupira la jeune femme. Je ne sais pas trop de quoi j’ai envie, là, tout de suite.
Une seule chose était certaine, mais elle ne le lui avouerait pour rien au monde : elle voulait continuer d’entendre sa voix. Il n’avait sans doute aucune idée de ce qu’elle ressentait simplement à l’entendre comme ça. L’effet était encore plus fort en personne, sans la légère distorsion sonore due au téléphone. Elle éteignit derrière elle et alla s’étaler en travers de son lit, rebondissant légèrement sur le matelas.
— Déjà, je dois me changer.
— Oh, tu veux que je te laisse ?
Elle ne sut pas ce qui décida sa réponse à cette question, les mots franchissant ses lèvres avant qu’elle puisse les retenir et réfléchir :
— Non, reste en ligne. Je vais juste poser le téléphone sur mon lit.
Elle se redressa avec un petit grognement, l’appareil échoué sur son oreiller, puis se débarrassa de sa chemise et de son soutien-gorge dans un froissement de tissu. La jupe de tailleur et les bas vinrent ensuite, rejoignant le tas de vêtements dont le rangement dans le bac à linge serait le problème de l’Eleanor de demain. Elle ouvrit son armoire, attrapa la nuisette en coton noir qu’elle gardait pour les chaudes nuits d’été et l’enfila. Le tissu doux et léger caressait sa peau avec douceur, lui donnant envie de fermer les yeux et de s’allonger sans plus penser à rien.
— Voilà, je suis de retour. Tu n’as pas trop attendu ?
La voix de Samuel fut un peu rauque quand il répondit :
— Non, ça va. Il fait une chaleur à mourir ici. Je pense que je vais laisser une fenêtre ouverte cette nuit…
— Je vais sans doute faire pareil. On oublie toute l’année quelle chaleur il peut faire à Londres. Imagine si on vivait plus au Sud…
— On mourrait sans doute tous les deux de déshydratation, rit Samuel contre son oreille.
Elle joignit sa douce hilarité à la sienne, attrapa le roman sur sa page de chevet et l’ouvrit à la page où elle s’était arrêtée. Le marque-page alla s’échouer quelque part entre son oreiller et la lampe. Elle avait toujours du mal à se souvenir de l’endroit où elle le posait.
— Je ne suis pas faite pour le soleil, de toute façon. J’ai l’impression que mes taches de rousseur se multiplient et les coups de soleil me font douiller comme pas permis.
— Je suis d’accord, les coups de soleil sont une horreur et on devrait probablement les interdire… Mais j’adore tes taches de rousseur. Ça ne me dérangerait pas que tu en aies plus que d’habitude.
Eleanor secoua la tête. Ses joues se réchauffaient de timidité alors qu’il n’était même pas là ; ses mots détenaient un tel pouvoir, elle ne cessait de l’oublier.
— Je n’ai rien contre mes taches de rousseur, mais je n’aime pas voir mon visage différent tous les matins en fonction de mon exposition au soleil la veille. Enfin, on ne peut rien y faire de toute façon…
Au bout de dix minutes de discussion sur le même ton, la jeune femme réalisa qu’elle ne cessait de relire en boucle le même paragraphe sans en comprendre le moindre mot. Avec un soupir, elle se mit en quête de son marque-page et referma le roman quand elle l’eut retrouvé sous l’oreiller.
— Je ne suis pas d’humeur à lire aujourd’hui, on dirait. Et toi ?
— J’avais prévu de continuer ce soir, mais je préfère discuter avec toi.
— Petit charmeur.
Le rire de Samuel, si empli d’affection et de tendresse, lui fit fermer les yeux. Un frisson lui caressa l’échine comme le souvenir de ses doigts à cet endroit, mais elle se força à se reprendre et roula sur le dos, le téléphone toujours pressé contre son oreille.
— Je… Je devrais probablement aller dormir, musa-t-elle à regret.
— Moi aussi. On pourrait se tenir compagnie, cela dit. Parler jusqu’à s’endormir… Enfin, si tu aimes toujours ça.
— Bien sûr que j’aime toujours ça. C’est sans doute une idée que je me fais toute seule, mais j’ai l’impression de mieux dormir quand on discute comme ça.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour sentir ses paupières se fermer contre sa volonté. Elle continua de parler pendant un moment après ça, mais ses lèvres cessèrent bientôt d’articuler et elle sombra dans le sommeil. Elle en avait bien besoin, après ses nuits agitées des derniers jours. Quand elle se réveilla le lendemain matin, elle n’avait pas l’impression que son corps refusait de bouger et s’accrochait aux couvertures, au contraire. Elle brancha son téléphone au chargeur de sa table de chevet, se déconnecta de Discord et se leva, pleine d’énergie.
Cette bonne humeur et ce dynamisme lui restèrent durant toute la semaine. Janet et Lachlan le remarquèrent, mais elle ne leur confia pas la raison derrière ce regain d’enthousiasme : elle se sentait toujours plus légère après une discussion avec Samuel, et l’homme semblait décidé à faire de leurs appels une habitude quand ils n’avaient pas le temps de se voir. Malgré leur rapprochement de plus en plus manifeste, elle fut prise de court quand elle répondit à l’interphone du bureau et entendit sa voix dans le petit téléphone.
— Samuel ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— J’étais dans le coin et, comme c’est l’heure de ta pause, je me suis dit que j’allais t’apporter à manger.
Le cœur quelque peu emballé, la jeune femme se tourna vers Janet, qui la fixait d’un air interrogateur, et articula silencieusement le nom du professeur. Son aînée haussa les sourcils, un sourire ravi aux lèvres, puis lui fit signe de le laisser entrer.
— D’accord, monte. On est au deuxième étage, il y a nos noms sur la porte.
Elle lui avait parlé de son travail et de Janet, qui de collègue était très vite devenue une amie. Elle déverrouilla la porte du rez-de-chaussée et raccrocha le parlophone puis se tourna vers sa collègue.
— Est-ce que j’ai l’air décente ?
Le regard inquisiteur de Janet l’analysa de haut en bas, puis elle opina du chef.
— Tu es adorable, ne t’en fais pas. De toute façon, quelque chose me dit que cet homme ne voit que toi, quelle que soit ta tenue. Tu as déjà essayé de porter un sac de jute devant lui ?
Avec un ricanement moqueur, Eleanor alla faire chauffer de l’eau pour du thé. Janet avait amené du Darjeeling acheté à Southampton quelques semaines plus tôt et, comme elle l’avait ajouté à la réserve commune, elle ne verrait sans doute aucune objection à ce que Samuel en boive une tasse. Quand il arriva, l’eau frémissait déjà.
— Bonjour, salua Samuel de son ton doux habituel. Vous êtes Janet, c’est ça ? Enchanté de vous rencontrer, Eleanor m’a beaucoup parlé de vous.
Janet alla lui serrer la main puis s’occuper du thé tandis que Samuel s’approchait d’Eleanor. Elle se sentit frémir quand il lui enlaça la taille de son bras libre et déposa un baiser léger et tout à fait décent sur ses lèvres. Elle aurait sans doute voulu un peu plus, mais pas au travail.
— Je vous ai apporté du thaï, j’espère que ça vous va. Janet, Eleanor m’a dit que vous commandiez souvent des plats au bœuf, donc je vous ai pris ça.
— Vous êtes un ange, et très bien renseigné avec ça, taquina Janet. Je vais aller manger ça à mon bureau, mais je garde un œil sur vous, donc pas d’entourloupe, d’accord ?
Eleanor leva les yeux au ciel mais rougit jusqu’à la racine des cheveux, tout comme Samuel. Légèrement embarrassé, il accompagna Eleanor jusqu’à son bureau et s’installa sur un coin de celui-ci.
— Tu veux que j’aille te chercher une chaise en réserve ? C’est pas très confortable mais…
— Ce serait parfait, ne t’en fais pas. Je ne peux pas me pointer à l’improviste et m’attendre à ce que tu me déroules le tapis rouge.
Quand ils furent tous les deux installés, Samuel lui tendit un cornet fermé et une paire de baguettes.
— Je t’ai pris les nouilles sautées au canard. J’espère que tu aimeras, le resto où j’ai commandé est tout nouveau, on ne l’a jamais testé.
Elle ne put empêcher un petit sourire de se dessiner sur ses lèvres. Elle adorait le canard mais en mangeait très rarement, puisque les plats qui en contenaient étaient souvent deux à trois livres sterling plus chers que les alternatives au poulet ou au bœuf. Cela dit, Samuel s’était de toute évidence souvenu qu’elle en raffolait. Elle ouvrit le cornet et inspira profondément, vibrant déjà d’anticipation.
— Tu dois être affamée, mange, enjoignit le professeur d’une voix douce.
Elle n’avait pas besoin de sa permission. Les deux minutes suivantes furent consacrées à savourer chaque bouchée. Elle ne savait pas où se trouvait ce nouveau restaurant, mais elle était prête à parier que Janet et elle y passeraient régulièrement commande pour leurs pauses de midi. Elles auraient pu se faire à manger à la maison, c’était moins cher, mais elles appréciaient toutes les deux le réconfort et le regain de motivation que fournissait un bon repas chaud et plein de goût.
— Merci beaucoup, Samuel, c’est vraiment adorable, fit-elle quand elle eut terminé son cornet.
Il lui prit la main et contempla leurs doigts entrelacés avant de se pencher pour l’embrasser. Il semblait extrêmement conscient de la présence de Janet derrière l’autre bureau, si bien qu’il rompit rapidement le contact, au plus grand regret d’Eleanor.
— Ça m’a fait plaisir. En fait, je voulais aussi venir t’inviter à venir dîner à la maison avec ta famille, samedi soir.
— Ma famille ? Pas seulement Isobel, Lachlan et Cody aussi ?
— Bien sûr. Ils sont tellement importants pour toi… J’aimerais vraiment les rencontrer, si tu n’y vois pas d’objection.
Elle considéra la question pendant quelques instants, cherchant la moindre trace de mauvaises intentions ou de duperie dans le regard de Samuel. Elle avait eu de mauvaises expériences avec ce genre de rencontres par le passé. Finalement, elle acquiesça.
— Je leur ferai passer l’invitation. C’est à quelle heure ?
— Dix-huit heures. Pas la peine de vous mettre sur votre trente-et-un, d’accord ? D’ailleurs, tu me diras plus tard s’il y a des choses qu’ils n’aiment pas manger, je prendrai des notes et je cuisinerai un truc en fonction. Sans doute japonais, c’est ce que je maîtrise le mieux.
— Japonais, c’est parfait. Merci, Samuel. J’ai hâte.
Ce n’était pas l’entière vérité, mais le nœud d’angoisse qui s’était formé dans son ventre se délia quelque peu quand il l’embrassa à nouveau. Elle le laissa s’écarter et se lever à regret, observant ses longues enjambées souples et assurées dans l’espace qui le séparait de la porte.
— J’ai hâte aussi. Envoie-moi un SMS quand tu seras rentrée, d’accord ?
— Ça marche, conclut-elle avec un sourire.
Quand il fut parti, Janet laissa échapper un long sifflement incrédule.
— Eh bien, je comprends le sourire sur ton visage à chaque fois que tu parles de lui. Si un homme pareil m’approchait, je ne sais pas si je résisterais à ses avances.
Un petit rire triste échappa à Eleanor. Elle réalisa que ses mains tremblaient légèrement et les cacha sous le bureau, embarrassée. Sa peur était encore profondément ancrée en elle… mais elle devait admettre que ce sentiment commençait à s’atténuer. Samuel la courtisait et elle n’avait pas envie de foncer tête la première dans un mur à cette idée. C’était un progrès, non ?
"Tu as déjà essayé de porter un sac de jute devant lui ?" J'adore xDDDDDD
J'aime beaucoup cette pré-relation, on dirait parfois deux jeunes amoureux (par exemple à s'endormir au téléphone) ! ^^
Je comprends l'angoisse d'Eleanor, un diner comme ça, avec Lachlan et Cody en plus... Ca fait très "officiel" ^^ Mais je suis sûre que ce diner va être merveilleux, j'ai hâte de pouvoir le lire ^^
Ils sont mignons à discutailler au téléphone ; on dirait 2 jeunes ado :)
Et donc il vient tranquillement la voir au travail, sympa comme tout !
J'avoue que je suis tout à fait de l'avis de sa collègue, Samuel est clairement un homme parfait.
Et une invitation à rencontrer toute la famille... je comprends l'angoisse d'Eleanor, quelque part, ça officialise encore le truc, mais c'est en avançant comme ça petit à petit que Samuel l'apprivoise :)
Ça donne très envie d'être à ce repas, en tout cas.