Chapitre 15

— Tu veux une tisane, Eli ? demanda Janet avec un rictus amusé. Tu as l’air agitée.

La jeune femme renifla et secoua la tête, se forçant à se caler dans le fond de son siège. Son aînée avait raison : elle trépignait d’impatience.

— On finit dans une demi-heure, mon oncle et mon cousin que je n’ai pas vu depuis plus de trois ans viennent me chercher et rencontrer Isobel…

— Je vois. Ce sont de bonnes raisons de se sentir agitée. Tu veux une tisane quand même ? Tu vas t’écrouler comme une masse avant même l’heure du dîner si tu gaspilles ton énergie comme ça.

— Tu as raison, décida la jeune femme. Je crois qu’il reste de la tisane à la camomille. Tu veux bien m’en faire une, s’il te plaît ?

— Bien sûr. Très bon choix. Tiens, pendant que je m’en occupe, regarde où en est la livraison pour la commande de compresses stériles. Si elle n’arrive pas demain, il va falloir qu’on aille en acheter nous-mêmes pour George en attendant…

Toute la journée, le temps avait semblé ralentir autour d’Eleanor, pour sa plus grande frustration, mais Janet n’avait pas manqué de tâches pour l’occuper. Celle-ci en faisait partie : les compresses stériles étaient en rupture de stock chez cinq de leurs fournisseurs privilégiés, si bien qu’elles avaient commandé la quantité nécessaire pour répondre aux besoins de leur patron et ses patients, mais le colis aurait dû arriver avant le week-end, pas après.

— J’irai en acheter demain, je crois, indiqua-t-elle quand Janet posa un mug fumant devant elle. Le colis n’a pas l’air d’avoir bougé depuis ce matin.

— Tu garderas le ticket pour que George puisse te rembourser ce que tu auras payé, d’accord ?

La jeune femme acquiesça puis se concentra sur ce qu’il lui restait de travail. Elle se força à ne pas regarder l’heure dans le coin inférieur droit de son écran ni l’horloge sur le mur devant elle. Sa discipline paya : enfin, pour la première fois de la journée, elle ne vit pas le temps passer et fut surprise quand Janet lui signala qu’il était temps d’y aller.

— Tu me diras comment c’était, pas vrai ? Tu as l’air un peu plus épanouie ces dernières semaines, ça fait plaisir à voir.

Ces mots prirent Eleanor de court, mais elle réalisa bien vite que Janet avait raison. Elle se sentait heureuse depuis ses retrouvailles avec Lachlan puis Samuel. Ce n’était pas un sentiment écrasant, dont l’immensité et l’intensité l’auraient effrayée en contraste avec son état d’esprit antérieur, mais plutôt une douce, discrète évolution qui lui laissait le temps de s’adapter sans même le réaliser.

— Bien sûr que je te raconterai, enfin. Je ne sais ni comment ni pourquoi mais on dirait que je te raconte absolument tout.

— C’est parce que je suis d’excellent conseil, railla gentiment Janet. Allez, file, ne fais pas attendre ta famille.

Le rire d’Eleanor s’attarda un instant dans l’air après son départ. Elle prit un instant, une fois dans la rue, pour laisser le soleil lui caresser le visage de sa lumière, puis suivit le bruit d’un klaxon plus bas dans la rue. Elle fut incapable de s’empêcher de sourire quand elle reconnut la silhouette adossée contre la portière côté passager de la voiture de Lachlan.

— Cody !

Le jeune homme l’enlaça immédiatement, un sourire lumineux aux lèvres. Il était grand et musclé, comme tous les membres de leur famille – le gène avait seulement boudé Eleanor – et se servit de ces atouts pour la soulever de terre, lui arrachant un petit glapissement outragé puis un éclat de rire. Quand il la reposa au sol, elle put le regarder, réaliser qu’il n’avait presque pas changé. Ses cheveux châtain foncé étaient toujours coupés à l’épaule, ses yeux bruns d’une douceur et d’une chaleur identiques à ce qu’elle retrouvait chez Lachlan. Les origines hispaniques de sa mère se voyaient sur sa peau plus sombre que celle d’Eleanor ou de son père. Il lui attrapa le menton du bout des doigts et le souleva légèrement pour pouvoir mieux la regarder.

— C’est donc vrai, ce qu’on dit sur les mères radieuses.

Elle ricana et lui poussa l’épaule du plat de la main. Bien sûr, il ne bougea pas d’un iota. Cette différence de taille, de poids et de force était vraiment trop injuste.

— Ce sont les femmes enceintes qui sont radieuses, patate.

— Les femmes enceintes et toi, chaton. Ne cherche pas à débattre, j’ai raison, c’est tout.

Elle céda avec un petit rire tandis que Lachlan sortait de la voiture et l’enlaçait à son tour. Pendant un instant, elle ferma les yeux et savoura leurs étreintes si solides et protectrices autour d’elle. Le sentiment de sécurité qui les accompagnait ne lui paraissait ni temporaire ni illusoire.

— Alors, tu as un petit bout de chou à me présenter ? Papa m’a envoyé des photos. En fait, il m’a carrément mitraillé samedi.

— C’était la première fois qu’il la gardait. De toi à moi, je pense qu’il est complètement gaga.

— Vous savez que je vous entends, pas vrai ?

Eleanor et Cody éclatèrent d’un rire complice puis montèrent dans la voiture, lui à l’avant et elle à l’arrière. La jeune femme trépignait presque à l’idée de présenter Isobel à son cousin. La fillette avait réagi à merveille à Lachlan, qu’elle adorait, puis à Samuel. Elle commençait à comprendre qu’il était son père, même si elle le voyait plutôt comme un ami de sa mère. Peut-être le reste viendrait-il plus tard.

— Alors, cette commande intéressante qui te ramène à Londres, tu peux nous en dire plus ? demanda Eleanor tout en attachant sa ceinture de sécurité.

— Oh, ce n’est pas confidentiel. L’une des filles du Duc de Devonshire organise un anniversaire en septembre et m’a embauché ainsi u’une armée de traiteurs pour créer et cuisiner ce que les invités vont manger.

— Wow, la noblesse ! s’exclama Eleanor après un sifflement impressionné.

— Ouep ! Elle a goûté à mes chocolats pendant un festival à Glasgow et le projet m’intéresse, donc j’ai accepté.

Cody travaillait d’arrache-pied depuis la fin de son apprentissage auprès d’un maître-chocolatier renommé à Édimbourg pour bâtir sa réputation et une solide liste de clients, si bien qu’il pouvait désormais choisir sur quels projets il travaillait. Cela dit, il avait vite cessé de travailler pour de l’argent.

— J’espère juste que GleenTech ne va pas profiter de mon retour à Londres pour me mettre le grappin dessus…

Il faisait partie des chanceux qui avaient gagné gros en développant une application depuis leur chambre, juste pour s’amuser. À peine un mois sur les stores et GleenTech avait proposé de racheter son produit pour plusieurs centaines de milliers de livres sterling, une offre qu’il s’était empressé d’accepter. Eleanor l’aurait peut-être envié si son père puis Lachlan ne l’avaient pas soutenue financièrement quand elle en avait eu besoin. Désormais, elle pouvait supporter sa vie et celle d’Isobel financièrement sans problème ; elles auraient même pu déménager dans un plus grand appartement si la jeune femme l’avait souhaité.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent encore te vouloir ? Ça fait des années que tu n’as plus rien développé. Ces choses-là changent extrêmement vite, non ?

— Ils veulent m’embaucher comme consultant sur leurs prochains projets. Est-ce que j’ai une tête de consultant ? Absolument pas.

— N’importe quel travail de bureau te rendrait fou, de toute façon, intervint Lachlan.

Le père profita de l’arrêt à un feu rouge pour couver son fils d’un regard rempli de fierté et d’affection. L’amour qu’il portait à Cody habitait chacun de ses traits, chacun de ses gestes. Eleanor se sentait toujours honorée de pouvoir assister à un tel dévouement.

— C’est vrai. Je ne sais pas comment tu fais, d’ailleurs, Eli.

— Je ne suis pas aussi aventureuse que toi, c’est tout. Je ne dirais pas non au fait de partir en voyage, mais je me sens plus en sécurité dans mon quotidien.

Un sourire radieux se peignit sur les lèvres de son cousin, qui se tordait le cou pour la regarder entre les deux sièges.

— Mais justement, c’est ça qui est excitant ! Sortir de sa routine, découvrir de nouvelles choses, la pointe d’adrénaline quand tu réalises que tu es perdue en pleine cambrousse sans rien pour te guider…

— Arrête, je me sens mal rien que d’y penser. On arrive, en plus. Ne va pas mettre des idées dangereuses dans la tête de ma fille, d’accord ?

— Je te promets d’essayer de rester sage.

Cela suffisait à Eleanor : elle savait que Cody ne mettrait jamais une enfant en danger, qu’il surveillait ses mots en présence de jeunes âmes influençables. Après tout, il devait son sens de la famille et son instinct protecteur à Lachlan, qui disposait et accordait les deux en abondance. Un léger sourire aux lèvres, la jeune femme sortit de la voiture et alla retrouver Isobel, qui attendait son retour avec impatience.

— On y va, ma puce ? Tu as hâte de rencontrer Cody ?

— Oui !

Avec un salut de la main en direction d’Ashley, de garde ce jour-là, la jeune femme emmena Isobel à l’extérieur. La petite repéra immédiatement la voiture de son oncle, qu’elle connaissait bien à présent, et se rua dans sa direction en tirant sa mère derrière elle. Les deux hommes ouvrirent leur portière puis sortirent pour qu’elle puisse les voir à la lumière du soleil et non dans un habitacle fermé. Quoi qu’on s’en dise, c’était mieux de lui montrer à quoi les membres de sa famille ressemblaient vraiment.

— Ma puce, voici ton cousin Cody. Tu veux aller lui dire bonjour ?

Sans même répondre à Eleanor, la fillette s’élança en direction de Cody, qui s’accroupit à sa hauteur. Elle semblait déjà moins timide qu’elle ne l’avait été quelques semaines plus tôt. Est-ce que cela lui poserait problème ? Il faudrait absolument lui expliquer pourquoi elle ne devait jamais suivre les inconnus en rue… Le cœur au bord des lèvres, Eleanor se contraignit à repousser l’angoisse qui l’envahissait et alla rejoindre sa famille.

Elle refusait de gâcher la fête.

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_HP_
Posté le 11/12/2020
Hey !

Ce cousin m'a l'air aussi gentil et bienveillant que toutes les autres personnes gentilles et bienveillantes de cette gentille et bienveillante histoire ! 😜😂😍😍😍
La fin est très bien, où Eleanor est partagée entre son bonheur de voir sa famille et ses craintes de mère ^^
Et Janet, pareil, je l'adore, on dirait parfois qu'elle a un sixième sens xDD

• "L’une des filles du Duc de Devonshire organise un anniversaire en septembre et m’a embauché ainsi u’une armée de traiteurs pour créer et cuisiner ce que les invités vont manger." → "qu'une", je suppose ^^
• "Il faudrait absolument lui expliquer pourquoi elle ne devait jamais suivre les inconnus en rue" → ce n'est qu'un avis personnel, mais j'aurais dit "dans la rue", plutôt ^^"
Notsil
Posté le 11/09/2020
Coucou !

Ah, l'impatience des retrouvailles ! Sa collègue de travail est super chouette ! Et elle a deviné des trucs :)
Le cousin semble sympathique ^^

J'aime beaucoup la fin, où l'on sent Eleanor à la fois contente de profiter de sa famille, de s'ouvrir aux autres, et en même temps elle pense toujours au pire :)

J'ai noté un oubli de lettre dans ma lecture, ici : "m’a embauché ainsi u’une armée de traiteur".

Cody et Lachlan vont-ils remarquer son malaise, comment la réunion va-t-elle se passer ? J'ai hâte de le découvrir ^^
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