— Si tu savais comme j’aimerais vous accompagner, soupira Cléodine.
Elle le serra dans ses bras. Imes commençait à s’habituer à cette sensation, à l’affection toute simple de cette femme. Cléodine s’écarta pour laisser la place à Kriis. Son amie l’embrassa à son tour.
— Ça va être extraordinaire, dit-elle, les yeux brillants. Tu laisseras Pan ouvert aux communications passives, hein ? Je veux voir ça !
Imes promit qu’il le ferait.
Autour d’eux, le hangar grouillait de vie. Les préparatifs de dernière minute battaient leur plein.
Si Imes se laissait aller à réfléchir à ce qui se passait, le trac menaçait de le paralyser. Pour la première fois de sa vie, il allait quitter Port Ouest. Heureusement, Kriis et Cléodine étaient aussi excitées que lui. Cela l’aidait à garder pied.
Sentant peut-être sa nervosité, Cléodine posa la main sur son épaule. Elle lui sourit.
— Tout va bien se passer. Vous nous reviendrez à temps pour la Fête du Centième. J’ai hâte de la passer avec Laomeht et toi, pour une fois.
Imes inspira profondément. Il acquiesça. Jebellan lui avait assuré qu’ils reviendraient aussitôt l’expédition terminée. Imes s’accrochait à cette perspective, car s’il laissait le doute l’emporter, il ne pourrait pas partir avant d’avoir fait ses adieux en bonne et due forme au village qui l’avait vu grandi. Or, ils n’en avaient tout simplement pas le temps.
— Imes, amène-toi !
Kriis lui fit les gros yeux, sans paraître savoir elle-même si elle se réjouissait que Jebellan se comporte aussi familièrement avec Imes ou si elle se lamentait de ses mauvaises manières. Imes haussa les épaules, impuissant.
Il prit congé d’elle et rejoignit les trois autres chasseurs qu’on équipait au pied du sas.
Port Chasse était le plus gros port du flanc ouest, mais à chaque expédition, ils recevaient des renforts de Port Second, Port Ouest, et parfois même de plus bas sur le flanc. Depuis l’arrivée d’Uvara, les chasseurs de Port Ouest avaient pris l’habitude d’envoyer deux des leurs tandis que les deux autres restaient à domicile pour garder leur territoire contre les charognards. Cette fois-ci, c’était au tour d’Abidelle et de Zeli.
L’adolescente fusilla Imes du regard.
— Il n’y a pas intérêt à ce qu’il nous gêne, le débutant.
C’était un peu fort de café venant d’elle, mais Imes ne répondit rien. Elle avait déjà participé à plusieurs expéditions, lui aucune.
Et puis, c’était presque une remarque amicale de sa part. Imes avait suivi le conseil de Jebellan et laissé traîner des portions supplémentaires de ses repas dans la cuisine. Elle se faisait beaucoup moins entendre depuis. L’exercice de manœuvrabilité d’Imes avait eu pour effet de la faire s’empourprer de frustration dès qu’il entrait dans une pièce, mais elle pinçait les lèvres et l’ignorait avec ostentation.
Ce fut à quatre qu’ils franchirent le sas et débutèrent le long voyage vers la tête de l’hôte.
Encore « long » était-il un adjectif excessif. Il fallait six à huit jours à dos de loron pour franchir la distance qui séparait deux ports, mais au bout de quelques heures dans le grand vide, Abidelle et Jebellan firent ralentir les chariots. Imes aperçut une décoloration familière sur l’épiderme de l’hôte : un sas.
— C’est Port Second ? demanda-t-il.
— Que veux-tu que ce soit d’autre ? dit Jebellan. Pourquoi, tu as besoin de passer aux toilettes ?
Zeli ricana sur le lien, ce qui était excessivement puéril. Les chucrets ne transmettaient que les pensées, pas les réactions physiques. Quelqu’un qui riait télépathiquement était l’équivalent d’une personne disant « hahaha ! ».
Imes l’ignora et secoua la tête. Il comprenait qu’ils fissent le trajet sans escale jusqu’à Port Chasse si c’était aussi rapide. Cette compression des distances lui donna le tournis. Cela dit, il aurait aimé savoir pourquoi ils ralentissaient si ce n’était pas pour s’arrêter.
Il eut bientôt sa réponse. Le sas s’écarta pour laisser passer trois chasseurs. Il y eut une volée d’échanges télépathiques comme tout le monde se saluait. De toute évidence, Abidelle et Zeli les connaissaient de longue date.
— Vous nous ramenez du monde d’en bas, cette fois, remarqua l’un des nouveaux venus. Jebellan, c’est ça ?
— Genre, tu ne connais pas son nom, railla l’une de ses camarades. Tout le monde connaît son nom.
Ce n’était pas nécessairement dit de manière positive. Jebellan le perçut comme tel et eut un salut ironique.
— Pour vous servir.
— Et Laomeht, hein ?
Il y eut un blanc dans la conversation.
— Oh, fit Imes, pris de court, lorsqu’il comprit qu’on s’adressait à lui. Euh, non.
— Non ?
L’homme qui parlait approcha son chariot de celui d’Imes et Jebellan pour observer le peu de son visage que laissait percevoir la fourrure de Pan.
— Mince, j’aurais juré…
— Tu as vécu sous terre ces derniers temps ? dit sa collègue. Tu nous fais honte. Tout le monde sait que Laomeht a pris sa retraite.
— Il a quoi ? Jebellan, c’est vrai ?
Imes s’efforça de rester impassible. Jebellan réagit pour eux deux lorsqu’il dit sèchement :
— Franchement, j’aimerais autant ne pas en parler.
— Ah ben, tu m’étonnes ! La retraite, à son âge. Dites-moi que c’est pas vrai.
— On croirait rêver, hein ? dit Zeli, jubilante.
— Zeli, la réprimanda Abidelle.
Mais elle ne put rien faire pour empêcher la conversation entre Zeli et les trois nouveaux venus de se tourner vers Laomeht et sa décision insensée. Abidelle adressa une pensée d’excuse à Imes et Jebellan. Ce n’était pas nécessaire. Imes n’avait pas pour habitude de tenir quelqu’un responsable des actes d’une autre personne.
Jebellan envoya une unique pensée privée à Imes, maussade et inquiétante :
— Je sens que ça va être drôle, cette histoire.
Ne sachant pas quoi répondre, Imes s’abstint. Ils s’enfoncèrent dans un silence lourd. Tout là-bas, devant eux, la courbure de l’œil de l’hôte s’accentuait chaque minute un peu plus.
Le hangar de Port Chasse était immense.
À peine franchi le sas, lui-même large comme une maison, Imes découvrit avec stupeur une grotte de la taille de Port Ouest tout entier. Pas de réseau de cavernes, ici. Seuls des paravents richement décorés séparaient les espaces de travail. Des dizaines de personnes se croisaient en tous sens. Le haut plafond résonnait du bruit de leurs pas et de leurs éclats de voix. La zone autour du sas était encombrée de chariots roulants chargés d’armures, d’épées et de matériel. Des perchoirs se dressaient de loin en loin comme une forêt de mâts, accueillant des chucrets de toutes les teintes qui somnolaient ou se chamaillaient.
— Regardez-moi ce paysan qui sort tout juste de sa campagne, railla Zeli devant ses yeux écarquillés.
— Tais-toi un peu, Zeli, dit Abidelle. Tu faisais la même tête ta première fois.
— Hé ! s’exclama-t-elle, les joues rouges.
Imes reporta son attention sur l’armurière qui lui ôtait sa dernière pièce d’équipement. C’était curieux de se faire déshabiller par une parfaite étrangère, mais il s’était trouvé de l’autre côté du miroir trop souvent pour se laisser troubler longtemps.
— Merci.
Elle sembla surprise qu’il lui adressât la parole. Imes avait déjà remarqué que les chasseurs venant de grands ports qui passaient par Port Ouest avaient une attitude très froide envers les armuriers, comme s’ils faisaient partie du décor. À voir l’activité de ruche qui régnait ici, il comprenait un peu pourquoi. Ils étaient sept chasseurs à être arrivés en même temps aujourd’hui. Les armuriers n’avaient pas le temps de traîner pour discuter.
Pourtant, la jeune femme prit la peine de lui sourire.
— Première fois en expédition ? Vu que vous ressortez demain, vos armures ne seront pas nettoyées. Ne sois pas surpris quand il faudra te rééquiper.
— Oh, fit Imes.
Il apprécia l’avertissement. Bien qu’il en comprît la logique, cette perspective heurtait son instinct professionnel.
Il suivit Jebellan et les autres vers les douches : une cascade ruisselant le long d’une paroi dont le murmure s’entremêlait au vacarme du hangar. Ici encore, il n’y avait que quelques paravents pour garantir un peu d’intimité. Imes entendit chaque mot d’une conversation entre deux armuriers qui vinrent puiser de l’eau à quelques mètres de là. Cela le fit se sentir considérablement plus nu que l’espace fermé de Port Ouest.
Il se concentra sur Pan pour ne pas laisser le dépaysement le troubler. Son compagnon s’était mis en tête de mouiller Tau de gré ou de force.
— Ton chucret est une petite brute, constata Jebellan lorsque Tau se réfugia derrière ses jambes, tremblant de froid.
Cela arracha un sourire à Imes. Il adressa une pensée à Pan. La boule de poils, dépitée de ne plus avoir accès à son compagnon de jeu, se ragaillardit. Il fondit sur le chucret de Zeli, qui s’enfuit avec un pépiement affolé.
— Hé ! lança Zeli depuis l’espace des femmes. Laisse-la tranquille ! Il est à qui, ce malappris ?
Jebellan ricana.
À leur sortie, ils trouvèrent des vêtements dans de grands bacs mis à leur disposition. Leurs coupes étaient grossières, le tissu écru et un peu rêche. Seules les tailles variaient. Rien à voir avec les vêtements de seconde main de Port Ouest ; ceux-ci avaient clairement été conçus exprès pour l’usage des chasseurs de passage.
L’après-midi était bien avancé lorsqu’ils quittèrent le hangar. Si Imes avait cru une seconde que le bourg ne serait pas à la hauteur de son port, il aurait vite été détrompé. Une large rue bordée d’arbres s’ouvrait face au hangar. Elle était encadrée de maisons aux façades colorées. Au rez-de-chaussée résidaient des commerces parmi lesquels circulaient de nombreux badauds.
Au-dessus des curieux toits plats, la falaise se dressait dans deux directions. Port Chasse était logé dans un coude de la paroi interne de l’hôte. Les constructions reflétaient cela : plus on s’approchait de la falaise, plus les bâtiments rivalisaient d’étages afin de ne pas rester dans l’ombre de leurs voisins. Les toits étaient aménagés en terrasses dont débordaient ici et là les branches et les plantes grimpantes d’un jardin.
La seule exception à cette architecture en escalier se révéla être le dortoir des chasseurs, une baraque trapue massée contre l’à-pic. Lorsqu’ils en poussèrent la porte, une odeur de poussière saisit Imes à la gorge. Pan éternua.
— Quelqu’un a oublié de faire le ménage, râla l’un de leurs collègues de Port Second.
Abidelle jeta un coup d’œil dans l’une des autres pièces.
— Au moins, ils ont pensé aux draps propres.
— Personne n’habite ici ? s’étonna Imes.
— Non, dit Abidelle. Les chasseurs de Port Chasse n’ont pas besoin de vivre à côté du sas. Ils sont tellement nombreux qu’ils organisent des rotations.
— Des rotations au bar du coin, de ce que j’ai entendu, railla Jebellan.
— Ne sois pas mauvaise langue. Du moment que leur système fonctionne, ce n’est pas à nous de le critiquer.
Imes promena son regard sur la pièce sombre. Il y avait un âtre, une table et quelques chaises. Il ne vit ni cuisine, ni fauteuil, ni bibelot. Cet endroit n’était pas fait pour qu’on y prenne ses aises. Les gens qui venaient ici ne restaient que quelques jours avant de repartir dans leurs foyers.
— On partage ? lui dit Jebellan.
— Quoi ?
Jebellan désigna les portes qui s’ouvraient le long des murs.
— Une chambre.
Une vague de panique traversa Imes. En hâte, il compta les portes : cinq. Même en supposant qu’il n’y eût pas de salle d’eau, comme c’était souvent le cas dans les vieux bâtiments comme celui-ci, qu’on avait dressés à proximité des bains communaux, cela ne faisait pas assez de chambres pour tout le monde. Deux des chasseurs de Port Second avaient déjà disparu ensemble. Zeli traînait Abidelle d’une porte à l’autre, à la recherche d’une chambre qui correspondît à ses critères. Cela ne laissait que Jebellan, Imes et la chasseuse de Port Second.
En théorie, il y avait assez de place pour qu’eux trois puissent dormir seuls. Mais puisque les autres acceptaient de partager, il serait impoli de ne pas les imiter.
Et puis, cela soulèverait des questions.
Imes se mordit la langue. Il haussa les épaules et espéra que son silence passerait pour de l’indifférence.
Jebellan se laissa tomber sur une chaise.
— Quand mademoiselle voudra bien se donner la peine, cria-t-il à Zeli.
Elle lui répondit avec grossièreté et parut enfin se décider. Jebellan ne bougea pas. Il fallait dire qu’ils ne possédaient aucune affaire à déposer dans les chambres. Ils n’avaient que leurs chucrets et les vêtements qu’ils portaient sur le dos. Pan observa Imes, inquisiteur. Imes hésita, mais finit par aller couler un œil derrière l’une des portes. Il fut soulagé d’y trouver des lits jumeaux.
Ce n’était que pour deux nuits, se répéta-t-il. Juste deux nuits.
Les autres revinrent bientôt dans la pièce centrale.
— Allons nous présenter, dit un de leurs collègues dont Imes n’avait toujours pas saisi le nom.
Ils quittèrent le dortoir et s’enfoncèrent parmi la foule de l’avenue principale. Imes fut très vite déconcerté. Il n’avait jamais vu autant de monde. Il avait su que Port Chasse était le bourg le plus large du flanc ouest, mais c’était autre chose de le constater de ses yeux.
Tous les ports étaient-ils à ce point différents de son village de naissance ? Il aurait bientôt l’occasion de le découvrir. Même s’il faisait de Port Ouest son lieu d’attache, il visiterait inévitablement leurs voisins, Port Second et Port Beau. Cette pensée lui donna inexplicablement le trac.
Heureusement pour Imes, qui commençait à craindre d’être séparé de ses compagnons dans la cohue, ils n’allèrent pas très loin. Ils gagnèrent un bâtiment, franchirent une arche et pénétrèrent dans une pièce enfumée.
Pan éternua à nouveau. Imes faillit l’imiter. Il n’avait jamais aimé l’odeur de l’herbe à fumer.
Il parcourut les lieux du regard. Il s’agissait manifestement du bar qu’avait évoqué Jebellan. L’établissement se voulait une auberge, mais l’accent n’était mis ni sur l’offre du couvert ni sur celle du coucher. La lumière du jour tombait des étages supérieurs par un ingénieux jeu de miroirs. Elle soulignait les nuages de fumée amassés autour des plafonniers et créait un halo stratégique sur le mur encombré de bouteilles derrière le comptoir. Là, un homme attendait sa clientèle du soir. Il gardait un œil sur le groupe massé autour de quelques tables au fond de la salle.
Ceux-là se redressèrent avec intérêt lorsqu’ils avisèrent les tenues beiges des nouveaux venus. À retardement, Imes réalisa que ces vêtements leur faisaient comme un uniforme. Impossible de prétendre qu’ils n’étaient pas étrangers au village.
— Voilà les renforts ! s’exclama une femme souriante. Venez, venez, asseyez-vous !
Les chasseurs de Port Chasse — car il ne pouvait s’agir que d’eux — se levèrent pour approcher une nouvelle table et quelques chaises. Dans la cohue de la renégociation des sièges, Imes poussa Pan du pied.
— Attends-moi dehors, lui glissa-t-il.
Le chucret ne se fit pas prier. Il n’aimait pas plus cet endroit qu’Imes, et il n’y avait pas de raison qu’il soit lui aussi coincé là pour les heures à venir. Résigné, Imes s’assit. Il remercia d’un signe de tête l’aubergiste lorsqu’il déposa une chope de bière devant lui. C’est aussi d’un signe de tête qu’il salua l’assemblée quand Abidelle le présenta.
Personne ne s’offusqua de son silence. Ça parlait fort dans tous les sens, c’était à peine si Imes s’entendait réfléchir. Presque tout le monde ici se connaissait. On demanda des nouvelles de la famille, on échangea les derniers potins. On accueillit Jebellan, qui n’avait guère besoin d’être introduit. Les réactions qu’il suscita furent partagées entre la curiosité et la morgue.
— Une célébrité dans notre petite bourgade, railla quelqu’un. Quel honneur.
C’était un gaillard si grand qu’il dominait tous ses collègues d’une tête. Le nom qu’il avait donné était Meten. Il avait un visage taillé à la serpe et une lueur dure dans les yeux. Personne ne le reprit pour son impolitesse. Imes en déduisit que son statut à Port Chasse était bien établi.
Jebellan laissa la moquerie glisser sur son dos avec un sourire cynique. Imes fronça les sourcils, le regard plongé dans sa chope encore pleine. Ç’aurait dû être un soulagement que Jebellan fût capable de moduler son sale caractère lorsqu’il était en infériorité numérique, mais cette circonspection qu’il se trouvait forcé de manifester envers ses propres collègues vexa Imes.
— C’est vrai, ce qu’on dit sur ton partenaire ? s’enquit quelqu’un d’autre. Laomeht ?
Imes ferma les yeux, excédé. Il s’en voulut de ne pas avoir vu venir le sujet. La remarque maussade de Jebellan sur le trajet prenait soudain tout son sens. Puisque la rumeur de la retraite de Laomeht avait déjà fait le tour de l’hôte, la présence de Jebellan quelque part provoquerait inévitablement cette conversation.
— Je n’en croyais pas mes oreilles quand j’ai entendu ça !
— La « retraite », non mais pour qui il se prend.
— Ma grand-mère est restée chasseuse jusqu’à sa mort ! Percluse d’arthrose, qu’elle était, mais dans le grand vide elle bougeait comme un vrai charognard.
— Pitié, tu ne vas pas encore nous bassiner avec ta grand-mère…
— Franchement, Laomeht mériterait qu’on lui découpe son armure en morceaux.
Imes pâlit. Leur mépris et leurs ragots, c’était une chose, mais proférer une insulte pareille, c’était presque un blasphème. Jebellan avait eu raison lorsqu’il s’était opposé à Regis : personne ne pouvait interdire l’accès au grand vide à un chasseur.
Pourtant, autour de la table, on hocha la tête en riant. Seule Abidelle semblait mal à l’aise.
— Ça lui servirait de leçon. Le grand vide ne l’intéresse plus ? Ben voilà ! Problème réglé.
Imes se leva brusquement. Les pieds de sa chaise émirent un crissement strident sur le parquet.
Dans le silence surpris qui s’ensuivit, Imes dévisagea les rieurs avec sévérité.
— Surveillez un peu vos paroles.
— Oh, quoi ? fit Meten avec un rictus. C’était juste une blague. Ne me dis pas que tu es un admirateur de ce couard.
Jebellan adressa un regard d’avertissement à Imes. Il en comprit très bien le message. S’il dévoilait son lien avec Laomeht ici, on le considèrerait avec autant de méfiance que les chasseurs de Port Ouest lui en avaient témoignée à ses débuts. Pour autant, il ne pensait pas que se taire était une option. S’il n’avouait pas lui-même, Zeli ouvrirait la bouche tôt ou tard, et il donnerait alors l’impression d’avoir eu quelque chose à cacher.
Et puis, il en avait plus qu’assez de voir toute la tablée caqueter autour de Jebellan comme s’il était quantité négligeable.
— Laomeht est mon frère.
Jebellan dissimula une grimace contrariée dans sa chope. Les sourires qui s’attardaient encore au coin des lèvres retombèrent tout à fait. C’était une chose de se moquer de quelqu’un derrière son dos, mais c’était un peu moins drôle quand sa famille était présente.
— Je ne savais pas que Laomeht avait un frère chasseur, dit une dénommée Cadera, une femme aux cheveux grisonnants et à la joue creusée d’une cicatrice déchiquetée.
Elle affichait un de ces sourires qu’on offrait quand on tentait de s’excuser sans pour autant considérer qu’on avait quelque chose à se faire pardonner.
— Lui non plus.
Le malaise s’abattit sur la tablée comme un couperet. Jebellan écarquilla les yeux.
Évidemment, une erreur de cérémonie de caste n’était pas la conclusion à laquelle sauterait une personne saine d’esprit en entendant cela. Ce genre de choses n’arrivait jamais. Imes en avait été conscient en prononçant ces mots.
Zeli fronça les sourcils, semblant réaliser que ses collègues se méprenaient. Elle ouvrit la bouche pour expliquer, mais Abidelle lui donna un discret coup de pied sous la table. Leur aînée paraissait sereine comme une prêtresse, mais le coin de ses lèvres tressautait.
Imes tourna les talons et s’éloigna. La salle s’était remplie au fur et à mesure que l’après-midi basculait vers la soirée. Comme il se frayait un chemin entre les clients, il entendit des murmures agités reprendre derrière lui. Puis il fut hors de portée de voix.
Jebellan le rattrapa alors qu’il atteignait le comptoir. Le chasseur se plia aussitôt en deux sur le bar et éclata d’un rire tonitruant. Une étincelle de joie s’embrasa dans la poitrine d’Imes. Il dut se mordre la langue pour ne pas l’imiter.
— Chut, dit-il à la place avec un coup d’œil par-dessus son épaule. Ils vont t’entendre.
Mais son visage le trahit, et Jebellan fit peu de cas de son avertissement.
— Incroyable, hoqueta-t-il. Attends un peu que Cléodine apprenne qu’elle a un fils illégitime.
Le sourire d’Imes vacilla. Il n’avait pas pensé que ses paroles pourraient avoir des conséquences pour ses parents.
— Ne te sens pas obligé de le lui dire.
Jebellan secoua la tête.
— Je te garantis qu’elle trouvera ça plus drôle qu’autre chose, surtout venant de toi ! Tu l’ouvres vraiment aux moments les plus inattendus.
Imes haussa les épaules. Il ne ressentait aucun remords à avoir induit en erreur une bande de commères. Jebellan scruta la table des chasseurs. Il retint visiblement un nouveau rire.
— Ils ne la croient pas.
Imes se retourna. Zeli expliquait quelque chose avec force mouvements de bras, mais ne récoltait que des expressions sceptiques. Imes en dériva une certaine forme de satisfaction.
Jebellan ricana et héla l’homme derrière le comptoir. Il commanda deux dîners et deux nouvelles chopes.
— Juste une bière, lança Imes à sa suite.
Jebellan l’interrogea du regard.
— L’alcool me rend malade.
— Malade, répéta Jebellan.
Le scepticisme dans sa voix mit Imes mal à l’aise. Il fixa le grain du bois sous ses mains.
Il avait appris que prétendre ne pas tenir l’alcool ne faisait qu’encourager certaines personnes à le saouler, mais la menace de flaques de vomi dès le début d’une soirée était généralement suffisante pour que même les fêtards les plus enthousiastes le laissent tranquille. Ce n’était qu’un mensonge inoffensif, et il avait tant l’habitude de le prononcer qu’il aurait presque fini par y croire lui-même.
Mais bien sûr, l’alcool ne le rendait pas malade. Juste anxieux. L’ivresse, c’était la porte ouverte aux langues trop bien pendues, c’était la garantie de laisser filer des secrets qu’on ne souhaitait pas exposer à la lumière du jour. Imes n’avait pas travaillé toute sa vie à rendre sa douleur invisible pour réduire ses efforts à néant en échange d’un bref moment de répit.
Même aujourd’hui qu’il pouvait parler librement, il ne voyait pas l’intérêt de perdre le contrôle de ses actes et de ses mots. De toute façon, il détestait le goût de la bière.
— Je n’aime pas ça, corrigea-t-il.
Le froncement de sourcils de Jebellan s’aplanit. L’œil qu’il posait sur Imes demeura torve, prouvant qu’il n’était pas dupe de tout ce qu’Imes taisait, mais ce regain d’honnêteté apaisa sa vexation.
Avec un grognement bourru, il saisit son dîner qui venait d’apparaître et s’éloigna vers une table libre. Imes le suivit.
Pendant quelque temps, le silence régna entre eux. Le ragoût n’avait rien d’extraordinaire, mais le grand vide ouvrait toujours l’appétit d’Imes, et il ne se fit pas prier pour se remplir l’estomac.
Jebellan reprit la parole.
— Tu ne bois pas, tu ne fumes pas… dit-il.
Avait-il remarqué la réaction d’Imes à leur entrée dans le bar ?
— … Au final, qu’est-ce que tu fais pour le plaisir ?
Cela arracha à Imes un sourire sincère.
— C’est une question ? demanda-t-il.
Jebellan l’examina un instant. Il eut un roulement d’yeux.
— Tu vas dans le grand vide. Évidemment.
Le sourire d’Imes s’agrandit. Il nettoya soigneusement son assiette. Le pain était bon, et la compagnie encore meilleure. Leur conversation se prolongea, anodine et détendue comme elle l’était rarement entre eux. Peut-être ce voyage n’avait-il pas été une erreur, finalement.
Un inconnu déboula soudain près d’eux.
— Des chasseurs venus d’ailleurs ! s’exclama-t-il avec un regard appuyé pour leurs vêtements. Dites-moi, est-ce que l’un d’entre vous serait le fils de Cléodine, par hasard ? Oui ?
Il scruta Jebellan, puis sembla le reconnaître et l’écarter de l’équation.
— Oui ? répéta-t-il en se tournant vers Imes.
L’homme devait avoir à peu près l’âge de Cléodine, mais il n’avait pas la carrure d’un chasseur. Sa peau n’était pas non plus assez burinée pour en faire un cultivateur. Il portait une tunique froissée, mais propre. Son large sourire amical soulignait les rides au coin de ses yeux.
— Euh… oui ? dit Imes.
— Oui ! s’écria l’inconnu.
Il lui serra la main avec enthousiasme.
— Enchanté, enchanté ! Je m’appelle Felac. Orelle m’a prévenu de ta venue, je me suis dit qu’il fallait absolument que je te salue. Une grande dame, ta mère, très grande.
— Oh, fit Imes. Vous êtes un ami d’Orelle ?
— Un collègue ! Elle aussi, très grande dame, merveilleuse. À elle seule, elle fait avancer notre domaine à pas de géants. On n’a jamais détecté les bancs de plancton d’aussi loin !
Imes resta coi, dérouté par la désinvolture avec laquelle cet homme avouait être un scientifique. Ne s’était-il jamais heurté à l’incompréhension de ses voisins ? Peut-être les choses étaient-elles différentes dans un grand bourg.
Cela dit, cette dernière remarque le surprit. Il échangea un regard avec Jebellan, qui avait dressé les sourcils.
— Les bancs de plancton ? dit Jebellan.
— Eh bien, oui ! Comment vous imaginez-vous qu’on vous prévienne plusieurs quinzaines à l’avance, vous, les chasseurs ? Le plancton n’a pas l’obligeance de rester dans le voisinage le temps que vous vous prépariez, il faut bien qu’on le guette.
Felac porta la main à son front et mima les yeux étrécis d’une vigie surveillant les plaines.
— Je ne m’étais jamais posé la question, avoua Jebellan.
Felac lui donna une tape dans le dos et éclata d’un grand rire franc.
— Ça ne m’étonne pas ! Bien peu de chasseurs se soucient de savoir le pourquoi du comment tant qu’on les pointe dans la bonne direction. Allez, jeunesse, on compte sur vous demain !
Il partit commander une chope.
— C’est donc ça que fait Orelle, dit Jebellan, avec le ton de quelqu’un qui s’était longuement posé la question.
Imes n’en pensait pas moins, mais il se gratta la tête. Si Orelle travaillait à détecter les bancs de plancton, n’aurait-il pas été plus logique pour elle d’habiter à Port Chasse ?
Enfin, peu importait. Il pourrait toujours interroger Cléodine un jour.
— Je vais me coucher, dit-il.
Il avait besoin de repos. Il ne pouvait pas se permettre de faire mauvaise figure pendant l’expédition.
Jebellan le salua de sa chope et le laissa partir sans commentaire. Alors qu’Imes fendait les nuages de fumée vers la sortie, il vit deux jeunes femmes se lever et se diriger vers leur table comme si elles n’avaient attendu que ce signal.
Il détourna les yeux, le cœur serré.
Pour ce qui est de Felac, j'avoue que je ne me souvenais pas très bien du rôle d'Orelle, ni de la réputation des scientifiques, mais ça me revient maintenant et c'est intéressant de voir si ça va évoluer.
J'ai beaucoup aimé la confusion provoquée par la phrase d'Imes !
Je continue !
J'ai bien aimé cette nouvelle ambiance, la découverte de Port Chasse et d'une autre équipe de chasseurs. Après autant de chapitres à Port Ouest, ce changement de décor est le bienvenu. Comme toujours, Imès se retrouve en recherche constante de légitimité et un peu laissé pour compte, mais c'est chouette de voir Jebellan prendre ouvertement sa défense.
Les deux forment un bon duo de partenaires, c'est très sympa de les voir se taquiner sans arrêt comme ça.
Est-ce que les chucrets reflètent dans leurs comportements les ressentis et émotions de leurs maîtres ? Vu le caractère taquin et joueur de Pan avec Tau, ça m'en a tout l'air.
En tout cas, je continue de me régaler à la lecture de Symbiose, et j'ai hâte de découvrir ce que va donner cette expédition.
A bientôt,
Ori'
Un petit passage rapide en commentaire, pour te signaler que je continue ma lecture de Symbiose... et que je me régale ! Je me permets de lire avant tout pour le plaisir de l'histoire, sans chercher trop ni l'analyse ni la petite bête.
Si ça te va, je continue à lire en fantôme ! Je m'arrêterai peut-être de temps en temps pour une remarque particulière, et évidemment pour le commentaire final ;-) Ceci dit si tu as des questions ou des points de lecture sur lesquels tu aimerais que je me concentre, n'hésite pas.
A bientôt !
Je m'amuse toujours autant des taquineries de Pan vis à vis de Tau. (Le pauvre n'a pas le charactère de son maître). Et je ne peux pas m'empêcher d'y voir une influence inconsciente des sentiments de Imes vis à vis de Jebellan, mais peut-être que c'est juste ce que j'ai envie d'y voir.
La décision de Laomeht ne va pas finir d'avoir des conséquences sur Imes. Et Jebellan est très à l'aise avec ce dernier (ou alors il n'a aucunes manières)