Le matin arriva trop tôt au goût d’Imes. Sa nervosité et son hypersensibilité à la respiration calme de Jebellan, qui dormait à seulement un mètre de lui, s’étaient combinées pour lui voler le sommeil. Il n’avait fermé l’œil que par à-coups. Pan, vexé par ses mouvements incessants, avait même fini par déserter son oreiller pour aller se lover avec Tau aux pieds de Jebellan.
Un jour gris se glissa dans la chambre. Une porte s’ouvrit et se referma quelque part dans le dortoir. Un bruit de froissement de draps marqua le réveil de Jebellan. Imes, qui faisait face au mur, ne se retourna pas.
Après un instant de silence, Jebellan dit :
— J’ai deux chucrets, maintenant ?
Sa voix était encore rauque de sommeil. Imes ferma les yeux et lutta pour contrôler sa réaction. C’était bien assez compliqué de croiser Jebellan au petit-déjeuner à Port Ouest, quand il avait encore les paupières mi-closes et que ses cheveux s’écoulaient librement sur ses épaules. Qu’avait-il fait pour mériter ça ?
Il entendit Jebellan se lever et s’affairer.
— Ohé, tu m’entends ? On se réveille.
À contrecœur, Imes bascula sur le dos.
— Je suis réveillé.
Il osa un regard en coin à Jebellan. Il avait déjà enfilé sa tunique et, assis sur son lit, passait une brosse dans ses cheveux.
— Mmh mmh, dit-il, sarcastique, devant le visage fatigué d’Imes.
Pan épargna à Imes d’autres commentaires sur son manque de sommeil en se hissant sur les genoux de Jebellan pour quémander des caresses.
— Tu n’as pas l’impression de te tromper de lit, là ? dit Jebellan.
Comme Pan insistait, il glissa une main circonspecte dans sa fourrure. Aussitôt, Tau s’offusqua et bouscula Pan pour réclamer sa part. Imes dissimula un sourire et profita de la distraction de son compagnon de chambrée pour se lever et attraper ses vêtements.
— Tau !
Dans leur chamaillerie, les deux chucrets entremêlés glissèrent des cuisses de Jebellan et roulèrent à terre. La boule de fourrure rouge et noir vint buter contre les chevilles d’Imes. Pan s’extirpa de son adversaire et escalada le pantalon de son propriétaire. Il nargua Tau, resté à terre, de sa queue battante.
— Toute une éducation à refaire, lamenta Jebellan en récupérant son petit compagnon, qui menaçait de déployer ses ailes. Où est-ce que tu as trouvé cette teigne ?
Puis, comme on les appelait depuis la pièce principale :
— On arrive !
Le petit-déjeuner fut pris au bar, qui était manifestement le lieu de rassemblement officieux des chasseurs. La cuisine était fermée, mais de nombreux villageois passèrent déposer des plats et leurs souhaits de bonne chasse, de sorte qu’il y eut bientôt un buffet capable de rassasier même une quinzaine de chasseurs affamés.
On se dirigea ensuite vers le hangar. Il fallut alors prendre son mal en patience comme les armuriers pris d’assaut se hâtaient de les équiper les uns après les autres.
— Pourquoi on n’a pas plutôt étalé nos arrivées ? demanda Imes, mécontent, en constatant l’urgence dans laquelle les armuriers travaillaient.
Ils avaient clairement une habitude de longue date de ces pics d’activité et opéraient avec une efficacité et une concentration qui leur faisaient honneur, mais il ne voyait pas pourquoi c’était nécessaire.
Abidelle haussa les épaules.
— C’est la tradition, je suppose. Ils fonctionnent toujours comme ça.
Imes fronça les sourcils et rongea son frein.
Son tour vint bientôt. Le cuir de son armure était plus sombre que d’ordinaire et dégageait déjà une puissante odeur d’ozone. Il se tint prudemment immobile tandis que deux inconnus assemblaient sur son corps les morceaux de sa carapace enduite de sang d’hôte.
Son regard vagabonda. C’est alors qu’il remarqua Felac. L’homme donnait des instructions de dernière minute à quelques-uns des chasseurs en illustrant ses propos à l’aide d’un grand papier dans ses mains. Imes réalisa qu’il s’agissait d’une carte du grand vide. Il tendit le cou, fasciné. Il n’en avait jamais vues ; le grand vide changeait tant que les cartes devenaient vite obsolètes.
Meten et Cadera étaient parmi les personnes auxquelles s’adressait Felac. Meten eut un geste vers la carte, manquant de peu la tête de l’armurier qui s’affairait à sa hanche. Il posa une question. Felac répondit. Meten fit mine de s’avancer pour mieux voir. Il bondit soudain avec un cri.
— Non mais je rêve, aboya-t-il à la seconde armurière derrière lui. Tu viens de me brûler, là ?
Une marque rouge prenait en effet naissance sur son cou. L’armurière s’excusa et ôta ses gants pour baigner la brûlure avec un linge mouillé.
— Pourquoi mon armure n’est-elle pas propre ? s’insurgea Meten. Je ne vaux pas mieux qu’un itinérant, c’est ça ?
— Tu es sorti faire du repérage hier, lui rappela l’autre armurier. On n’a pas eu le temps de…
— C’est votre boulot, que je sache ! Vous n’êtes pas là pour feignanter. Vous en avez, du culot, de jouer aux cartes et de vous bourrer la face pendant qu’on risque nos vies dehors !…
— Tu ne voudrais pas la fermer ?
C’était Imes qui, n’y tenant plus, avait prononcé ses mots.
Tous les regards se tournèrent vers lui, incrédules. Il était trop en colère pour en concevoir de l’embarras. Pas un chasseur de Port Chasse n’avait daigné intervenir pour prendre la défense de leurs armuriers, se contentant de hausser les épaules avec une désinvolture qui suggérait que ce n’était pas la première fois qu’une telle scène se produisait.
— Pardon ? dit Meten.
— Tu n’aurais pas été brûlé si tu ne gesticulais pas pendant qu’ils essaient de faire leur travail. Le respect fonctionne dans les deux sens.
La surprise de Meten fit place à la colère. Il s’avança vers Imes. Les armuriers d’Imes s’écartèrent.
— Dis donc, je ne croyais pas à cette histoire abracadabrante, mais c’est vrai, en fait. Tu n’es même pas un chasseur, tu n’es qu’un minable armurier parvenu !
Imes vit rouge l’espace d’un instant. Son poing se serra. Il aurait presque pu en venir aux mains si la voix de Zeli ne s’était soudain élevée, aiguë d’offense :
— Ce n’est pas ce que j’ai dit ! Imes est un chasseur !
Son intervention était si inattendue qu’elle déchira le voile de rage d’Imes. Il soutint le regard de Meten.
— Je n’ai aucune honte à avoir travaillé comme armurier. Ils ont de bien meilleures manières que toi.
Les armuriers présents échangèrent des coups d’œil écarquillés. Meten parut sur le point de jeter lui-même le premier coup.
— Meten, arrête, dit Cadera, mal à l’aise. On ne va pas se battre, c’est ridicule.
Les armuriers d’Imes revinrent tout à coup.
— Si ça te dérange tant que ça d’être brûlé, tu devrais te pousser, dit l’un, claquant le gant d’Imes pratiquement sous le nez de Meten. On n’a pas que ça à faire.
Meten trébucha en arrière, postillonnant d’outrage.
— Ureht ! Espèce de…
Il voulut chercher un appui chez les autres chasseurs, mais on avait recommencé à les équiper et personne n’avait de temps à lui consacrer.
— Bon, tu la veux, ton armure ? lui cria la femme dont la malencontreuse erreur avait déclenché tout ce remue-ménage.
Meten jeta un dernier regard fulminant à Imes et s’éloigna à contrecœur. Ureht se tourna vers Imes et lui enfila le gant. Le visage ridé de l’armurier reflétait un caractère inquisiteur.
— Je suis vraiment curieux, là, lui glissa-t-il. Tu as travaillé comme armurier ?
— Oh. Euh… C’est une longue histoire.
L’homme l’examina avec attention.
— Je n’en doute pas. Viens nous la raconter après l’expédition. On jouera aux cartes et on se bourrera la face.
Il donna une tape amicale sur son épaule. Imes sourit. Réchauffé par cette marque de camaraderie, il rejoignit le groupe de chasseurs qui s’amassaient près du sas.
Il y reçut un accueil autrement plus méfiant. Seuls Abidelle et Jebellan ne l’ignorèrent pas. Le second le dévisagea comme s’il ne savait pas s’il devait rire ou pleurer. Cette attention soutenue lui tordit les entrailles.
— Quoi ? demanda Imes.
— Rien.
Voilà qui était très crédible. Mais s’il ne voulait pas lui parler, grand bien lui fasse.
Une puissante odeur de sang d’hôte émanait d’un long bac posé au sol. Un tapis de fourrure de toutes les teintes de rouge et de violet ondulait autour.
— Pan.
Son repas terminé, le chucret se dégagea de la masse de ses semblables et se dandina vers lui. Imes le saisit et le déposa sur sa tête.
Bientôt, la quinzaine de chasseurs fut fin prête. Une prêtresse aux cheveux grisonnants ouvrit le sas. Ils s’y engagèrent, chacun saisissant au passage une étrange lampe. Imes les imita. Il examina l’objet, curieux. C’était un cylindre de la taille de sa cuisse. Il ne vit pas de réservoir d’huile.
La membrane du sas se referma derrière eux. Un drôle d’éclat vert pâle émana des lampes, chassant l’obscurité.
— Tu te souviens quand même que tu es un chasseur, pas un armurier ? dit soudain Jebellan, à l’absence totale de surprise d’Imes. Tu trouves ça malin de prendre parti comme ça ?
— Il ne devrait pas y avoir de parti à prendre. On est tous dans le même bateau.
Les yeux de Jebellan luisirent dans sa direction. Sa lampe leur donnait un reflet fantomatique.
— Dans un monde idéal, peut-être. Tous les ports ne sont pas aussi soudés que Port Ouest.
— Alors c’est un problème à régler, pas une situation à tolérer.
Jebellan secoua la tête, incrédule.
— Aussi idéaliste que Laomeht et aussi dépourvu de tact que moi. Je commence à regretter de t’avoir sorti de ta campagne. C’est drôle à voir les cinq premières minutes, mais à ce train-là tu vas t’attirer une montagne d’ennuis.
Imes se renfrogna. Il tenta de se convaincre que ce n’était pas grave si Jebellan renonçait à faire de lui son partenaire au-delà de cette expédition. Il retournerait à Port Ouest et n’aurait plus besoin de se demander s’il voulait vraiment abandonner le village qu’il avait connu toute sa vie, s’il voulait vraiment abandonner Kriis. Mais l’argument sonnait creux. La désapprobation de Jebellan le blessait, et il s’agaça qu’il ait autant de pouvoir sur lui. Il avait toujours laissé l’opinion des autres glisser sur lui comme l’eau sur les écailles d’un poisson. Pourquoi fallait-il que ce soit si différent avec Jebellan ?
— Parce que tu es tellement bien placé pour me conseiller de mettre de l’eau dans mon vin, ne put-il s’empêcher de répliquer vertement.
— Oh, ça mord. Je t’ai vexé ?
Imes ne répondit pas. Le groupe atteignit le bout du passage. Un nombre impressionnant de chariots attendait là. Imes et Jebellan gagnèrent le leur et attachèrent leurs lampes à l’avant du garde-fou.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Imes.
— C’est pour que le plancton nous voit, et qu’on se repère les uns les autres dans le grand vide. Ceux de l’autre flanc en auront aussi.
Ils allaient croiser des chasseurs du flanc est. Cette notion donnait le tournis. Le flanc est était à mille kilomètres de là, à une centaine de jours de voyage à l’intérieur des terres.
— D’accord, mais qu’est-ce que c’est ? insista-t-il.
Aucune flamme ne pouvait brûler dans le grand vide, à moins de l’alimenter en oxygène. Il aurait fallu une bombonne spécifique pour chaque lampe.
— Tu veux dire, comment ça marche ? C’est une sorte de champignon, je crois. Honnêtement, c’est la première fois que j’en utilise, alors si tu veux en savoir plus, demande au pote d’Orelle. Il n’y a qu’ici qu’on en trouve.
Il n’y avait qu’à Port Chasse qu’on avait besoin d’apercevoir d’un coup d’œil la position de dizaines de chasseurs.
Quelqu’un d’autre prit la parole, diffusant son contact mental à tous les chasseurs présents. Imes aperçut Meten debout devant la seconde membrane.
— Bon, on y va, dit-il. On fait comme d’habitude. Suivez les guides jusqu’au banc. Une fois que le plancton est en vue, on le contourne par la gauche et on forme un filet derrière lui. Ceux du port est prennent le flanc droit. Tout le monde à sa place et les lorons seront bien gardés.
Ce fut dit avec un regard mauvais pour Imes, qui ne réagit pas. Il ne se considérait pas comme responsable de leur confrontation plus tôt, et de toute façon, il ne mettrait jamais en péril une sortie dans le grand vide pour des soucis personnels.
Le sas s’ouvrit sur les couleurs chatoyantes dont il avait rêvé si longtemps. L’appel d’air saisit chariots et chasseurs et les souffla au-delà du bord du monde.
De nombreuses heures s’écoulèrent. Les chariots, agencés en formation lâche, fendaient le vide derrière Meten et Cadera.
Imes avait depuis longtemps ouvert Pan aux communications passives et adressé un avertissement à Kriis et Cléodine. Il se demanda si elles observaient déjà. Il imagina le hangar de Port Ouest. Ses anciens collègues avaient-ils interrompu leur ouvrage pour observer cette sortie comme ils avaient si souvent observé celles de Laomeht ? Et Laomeht, regardait-il ?
Peut-être étaient-ils déçus jusqu’ici. Imes lui-même ressentait un malaise indéfinissable. Il commençait à avoir l’habitude de ces longues traversées où il ne se passait rien, mais celle-ci était différente.
Jamais il ne s’était autant éloigné de l’hôte.
Leur route n’était pas parfaitement parallèle à la sienne. Elle les menait vers sa gauche. Pour la première fois de sa vie, Imes vit l’immense mur du flanc de l’hôte s’écarter et dévoiler la courbure de son dos.
L’œil, dont il n’avait jamais fait que deviner le contour dans le lointain, lui fut bientôt pleinement visible. Un frisson d’adoration mêlée de crainte le traversa tout entier. Sous un voile pâle, on devinait une immense pupille tournée vers le grand vide. De manière incongrue, ce regard rond et velouté évoqua en Imes la placidité d’un loron.
Il avait toujours su que l’hôte était un être vivant. Mais la simple vue de cet œil grava cette connaissance jusque dans ses os.
— Est-ce qu’il nous voit ? demanda-t-il à Jebellan.
Il aurait murmuré s’il l’avait pu. L’hôte les entendait-il ? Il ne voulait pas risquer de le déranger.
— Il nous sent, en tout cas, répondit Jebellan sur le même ton.
Imes serra plus fort le garde-fou. Que pensait l’hôte de ces minuscules serviteurs qui s’en allaient chasser pour lui ? Était-il impatient ? Reconnaissant ? Leur accordait-il la moindre importance ?
Les chariots dépassèrent l’œil dans une atmosphère révérencieuse. Plusieurs chasseurs adressèrent des signes de respect à l’hôte. Les perçut-il ? Ils étaient si petits comparés à lui…
Ensuite vint la bouche. Elle était si longue que Jebellan accrocha sa ceinture au chariot et piqua un somme, laissant Imes conduire. Ce voyage durerait bien plus longtemps que même celui qui les avait menés d’une traite jusqu’à Port Chasse. Imes comprenait la logique de se reposer tant que c’était possible, mais il aurait été incapable de fermer l’œil. Car lorsque Jebellan se réveilla, ils avaient dépassé le nez de l’hôte. Tout un pan du grand vide se dévoila sur leur droite, empli de formations de nuages de gaz qu’Imes n’avait jamais vues. C’était la vue du flanc est.
Il fallut bien ce spectacle extraordinaire pour distraire Imes de la terreur atavique qui menaçait de le saisir. Ils avaient laissé l’hôte derrière eux. À présent, il n’y avait plus rien d’autre devant que le vide. Le cœur d’Imes battait la chamade dans sa poitrine. Comment les autres chasseurs continuaient-ils à s’enfoncer dans le néant sans hésiter ? Même Pan vibrait de nervosité dans ses cheveux.
N’y tenant plus, il coula un regard par-dessus son épaule. L’hôte était toujours là, avançant sans hâte. Imes déglutit et trouva le courage de faire à nouveau face au rien.
C’est alors qu’il remarqua la force avec laquelle Jebellan agrippait le garde-fou. Au-dessus de la queue de Tau, ses yeux reflétaient une tension étonnante.
Il n’était pas plus rassuré qu’Imes. Après tout, Jebellan avait passé toute sa vie de chasseur le long du flanc.
Au lieu de décupler la panique d’Imes, ce constat le calma. Si Jebellan pouvait se montrer stoïque, il en était tout aussi capable.
— Ça va, les débutants ? leur envoya Meten. Pas trop peur du noir ?
— Ça va bien, merci, rétorqua Jebellan.
Imes se garda soigneusement de dire quelque chose, mais cette moquerie acheva de réveiller son entêtement. Hors de question de laisser filtrer son malaise.
Ce fut un rude baptême, mais il fut efficace. Au cours des heures suivantes, Imes ressentit de moins en moins souvent le besoin de se retourner. Les nuages de gaz sur leur gauche et devant eux lui étaient familiers. Il en fit ses nouveaux points de repère. L’Œil Écarlate à son épaule, le Poignard juste sous le garde-fou, le Javon un peu au-dessus… Il retrouva une impression de haut et de bas. Son vertige disparut.
La faim le tarauda. Il dévora une barre de céréales et de fruits séchés, retenant sa respiration à chaque fois que Pan écartait sa queue pour le laisser s’emparer d’une nouvelle bouchée.
— Tu devrais dormir un peu, lui dit Jebellan.
Lui était toujours tendu. Sa plus longue expérience semblait jouer contre lui. Malgré tout, il montra à Imes comment se harnacher au chariot. Imes pensait qu’il lui serait impossible de se reposer dans des circonstances pareilles, mais la fatigue de la nuit précédente et les émotions des heures qui venaient de s’écouler eurent raison de lui.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, quelque chose avait changé.
Plusieurs « quelque chose », à vrai dire.
Il y avait un éclat de couleur inattendu sur leur droite. Parmi les rouges et les pourpres du grand vide, une série de points verts était apparue. Il lui fallut une longue seconde pour réaliser qu’elle se déplaçait. Elle semblait même venir vers eux.
Les chasseurs du flanc est !
Il se redressa et s’empara du garde-fou. C’est alors qu’il le vit : le banc de plancton.
Sans doute l’avait-il pris plus tôt pour un nuage de gaz éphémère. Les créatures dérivaient paresseusement, leurs longs tentacules flottant derrière elles comme des voiles de dentelle. La luminescence d’un rose tendre que produisaient leurs cloches se fondait harmonieusement dans le grand vide, leur offrant un camouflage efficace contre les charognards.
— Réveillé ? dit Jebellan. Sacré spectacle, hein ?
Imes hocha muettement la tête. Il y avait une beauté émouvante dans la grâce languide de ces êtres.
Les lampes des chasseurs de l’autre flanc disparurent bientôt derrière le banc. Eux-mêmes le contournaient, restant à bonne distance des tentacules pâles. Le plancton n’était pas agressif par nature, mais il savait se défendre. Si un intrus était détecté au sein du banc, l’étau se refermait sur lui et le venin des tentacules avait tôt fait de mettre fin à sa vie. Même les charognards ne dévoraient que les individus à la traîne ou en marge du banc principal.
— On forme le filet, dit Meten.
Les chariots se dispersèrent. Jebellan les fit plonger, les plaçant derrière et sous le banc.
— Tiens, dit-il à Imes en lui cédant les commandes. Au signal, tu avances à la même vitesse que tout le monde.
— Et toi ?
— Je ne serai pas loin.
Il s’empara de l’une des lampes et enclencha ses propulseurs. Il alla se poster à équidistance du chariot d’Abidelle. Imes admira la vue : ce réseau de lueurs vertes formant comme le creux d’une gigantesque main derrière le plancton. Il y avait là une trentaine de chasseurs, tous unis dans le même but. Compter parmi leur nombre l’emplit de fierté.
— En avant ! ordonna Meten.
Imes s’exécuta avec les autres.
Bientôt, il y eut des remous parmi le plancton. Percevant leur approche, les créatures fuirent dans la direction opposée. Elles n’étaient pas spécialement intelligentes. Elles ne tentèrent pas d’échapper à la nasse en s’éparpillant sur les côtés. Elles se contentèrent de foncer droit devant, vers la silhouette pachydermique de l’hôte qui approchait.
Le plancton avait une très mauvaise vue. Il détectait la lumière, mais l’hôte n’en émettait aucune. Imes n’aurait jamais pu manquer le spectacle de cette immense tête pâle qui, au cours des heures qui suivirent, avala progressivement tout son champ de vision, mais le plancton courait droit à sa perte sans se douter de rien.
— C’est bon, dit Meten. On est assez proches. On s’écarte, le fond du filet d’abord…
Il s’interrompit soudain.
Imes ne comprit pas tout de suite pourquoi. Il chercha du regard l’éclat de charognards. Au bout d’un long moment, il aperçut un mouvement à travers le nuage rose pâle du plancton. De l’autre côté, lentement, très lentement, la gueule de l’hôte s’ouvrait.
Parmi les chasseurs, plus personne ne bougeait. Perturbé par ce silence, Imes osa contacter leur meneur.
— Meten ?
Comme si sa transmission venait de sortir l’homme d’une transe, il s’écria :
— On s’écarte ! On s’écarte ! Faites demi-tour !
Sa panique se répandit sur le lien et frappa Imes comme une claque. Pan fut soudain assailli de transmissions globales affolées comme plus personne ne prenait le temps de viser les destinataires de ses messages. Au milieu du chaos, il parvint à entendre :
— Les conducteurs de chariots, récupérez les autres !
Il obéit par réflexe, lançant l’appareil vers Jebellan qui se dirigeait déjà vers lui. Une terreur glacée se répandit dans ses membres. Il ignorait ce qui se passait, mais rien de ce qui pouvait affoler plusieurs dizaines de chasseurs aguerris n’était bon signe.
Jebellan l’avait presque atteint lorsqu’il fut soudain projeté en arrière.
Non, pas projeté. Aspiré.
Imes se retint de justesse au garde-fou lorsque le souffle le saisit à son tour. Le chariot tourbillonna follement. Il perdit toute notion d’orientation spatiale. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il se dirigeait droit vers la gueule béante de l’hôte.
Ce fut en apercevant le plancton qui se débattait, impuissant, qu’il comprit. L’hôte avait ouvert la bouche pour aspirer son repas, dédaignant le fait que ses chasseurs n’avaient pas encore abandonné la zone. S’ils ne se sortaient pas de là, ils allaient tous être avalés.
Les ondes télépathiques des chucrets étaient saturées d’appels à l’aide. Incapable de s’entendre penser, Imes ordonna à Pan de fermer les communications actives.
Aussitôt le silence retomba. Un silence macabre, un silence de fin du monde. Les lueurs vertes des chasseurs et roses du plancton s’entremêlaient alors qu’elles chutaient vers un puits sans fond.
Il lui fallut du temps pour repérer Jebellan. Il avait lâché sa lampe et tout son corps se tendait dans la direction opposée à l’aspiration. Ses propulseurs ralentissaient à peine sa chute. Imes reprit les commandes du chariot et fonça sur lui. Jebellan attrapa son bras tendu.
Imes pointa le nez du chariot vers le grand vide et lança les propulseurs. Avant qu’il puisse tenter de tirer Jebellan jusqu’au garde-fou, Jebellan tourna la tête. Sa main libre jaillit et cueillit une silhouette au vol. Zeli.
Le poids supplémentaire faillit faire perdre à Imes sa prise sur le chariot. Il serra les dents et enroula tout son bras autour du garde-fou. Il pouvait à peine atteindre les commandes ainsi, mais si le chariot lui échappait, ils étaient fichus.
Pendant qu’il luttait, le nez de l’engin avait basculé. Entraîné par l’aspiration, il cherchait à pointer vers la gueule de l’hôte. Imes ramena ses jambes, trouva quelques espaces étroits où caler ses pieds sur le plancher encombré. Il banda tous ses muscles jusqu’à ne plus faire qu’un avec le véhicule. Malgré l’angle douloureux de son poignet, il batailla avec les commandes et les lança à pleine vitesse vers le large.
Leur chute ralentit. Le poids sur son autre bras augmenta. Il était la seule chose qui retenait Jebellan et Zeli. Des étincelles se formèrent devant les yeux d’Imes. Il se força à respirer plus profondément malgré la pression.
Pan s’agrippait à sa tête. Il l’enserrait en fait si fort qu’il lui faisait mal. Imes pouvait sentir la terreur de son petit compagnon. Lorsqu’elle se changea en détresse, Imes osa un coup d’œil derrière lui.
La vision qui l’accueillit alors le poursuivrait longtemps dans ses cauchemars.
La gueule de l’hôte béait tout autour d’eux. Son ombre avalait la moitié de l’univers, éclipsant les couleurs du grand vide. Jebellan pendait au bras d’Imes, ses pieds aspirés par le néant. Zeli s’accrochait à son autre manche avec toute l’énergie du désespoir. Mais soudain, elle le lâcha d’une main pour retenir la chucrette violette sur sa tête.
L’estomac d’Imes s’emplit de pierres. Impuissant, il vit Jebellan courber la tête, cherchant en vain un angle qui protègerait Tau. Le chucret griffa les tempes de son propriétaire dans sa panique, projetant des gouttelettes de sang qui furent immédiatement aspirées derrière eux. Imes croisa le regard terrifié de Tau. Il vit l’instant où il perdit prise.
Le chucret disparut, emporté par l’accélération.
Pan cria son désarroi. Le vide absorba sa plainte. Imes courba à son tour la tête contre le garde-fou. Pan résista à ses premières sollicitations. Il dut lui ordonner sèchement de bouger. Enfin, le chucret se laissa tomber contre sa poitrine, protégé par la courbe de son corps.
Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, la pression diminua. L’immense guillotine des fanons de l’hôte commença à s’abattre sur eux. Poursuivant sur sa lancée, le chariot jaillit entre les deux mâchoires. Elles se refermèrent mollement derrière eux.
Ils n’avaient pas plus tôt échappé au danger que l’hôte expira tout le gaz qu’il venait d’avaler. Ils furent projetés pieds par-dessus têtes.
Imes profita du premier répit pour hisser Jebellan jusqu’au chariot. Ses cheveux pâles s’échappaient en éventail derrière lui. Ses yeux étaient clos et aucune fourrure n’occultait la crispation de son visage tandis qu’il retenait de toutes ses forces sa respiration. Affaibli, il avait lâché Zeli qui tourbillonnait un peu plus loin.
La queue de Pan se posa sur sa bouche et son nez. Il aspira comme un homme au bord de la noyade et s’affaissa contre Imes, épuisé.
Imes rouvrit les communications. Quelques voix timides, choquées, tentaient d’établir un bilan de la situation. Meten prit la parole.
— Je vais faire l’appel. Donnez votre statut quand je cite votre nom. Abidelle ?
Personne ne lui répondit. La voix d’Abidelle ne s’éleva pas.
Imes ferma les yeux.
Le silence s’attarda. Ni Meten, ni personne d’autre ne semblait savoir comment le rompre.
Pan scella sa queue autour du visage d’Imes le temps qu’il prenne une inspiration, puis fit de même avec Jebellan. Imes reprit les commandes du chariot d’une main engourdie. Son autre bras était noué autour du dos de Jebellan. Il ignorait lequel d’entre eux tremblait. Peut-être tremblaient-ils tous les deux.
— Ici Imes. J’ai Jebellan, mais il a perdu son chucret. Je le rapatrie d’urgence. Zeli s’en est aussi tirée. Est-ce que quelqu’un avec un chariot peut la ramener ?
Son prosaïsme sembla tirer Meten de sa stupeur.
— File, on s’en charge. Qui d’autre a besoin d’oxygène ou d’un chariot ?
Des voix s’élevèrent, tendues mais posées. On repoussait le choc et le chagrin pour parer au plus pressé.
Imes les laissa loin derrière lui. La peau de l’hôte filait à quelques encablures du chariot. Il n’avait jamais ressenti un besoin aussi viscéral de s’en éloigner.
Excellent chapitre, on en apprend d'avantage sur l'hote, a quoi il ressemble... l'action est très bien décrite, c'était prenant !
Déjà j'ai adoré l'intervention d'Imes en faveur des armuriers, bien sûr. Et je trouve très fort ce que tu as fait pour Meten : à cause de cette scène et du chapitre précédent, on a envie de le détester, mais comme il a quand même l'air très pro quand ils sortent, on y arrive pas complètement.
Ensuite, toutes les descriptions du grand vide sont superbes. Comme depuis le début mais là en plus, on a la perspective changeante sur l'hôte et les introspections d'Imes qui vont avec. Il y a des notions très intéressantes qui tendent vers une espèce de foi, mais bien plus tangibles puisque tous tes personnages dépendent effectivement de cet animal/entité/monde. Je crois que c'est ce que je préfère dans ton roman, ce monde à l'intérieur d'un être (et le titre et si bien trouvé !) Là on en prend toute la mesure ! Et c'est hyper intéressant l'idée que cet hôte puisse être à la foi leur monde, leur nid, mais aussi un danger. Et en miroir, il y a la même réflexion sur le vide : à la fois un danger et un refuge contre l'hôte...
Bref, c'était top, j'ai lu en apnée. Et je suis très triste pour Tau et pour Abidelle.
Je me suis laissé porter par le début de ce chapitre. La confrontation avec Meten dans le hangar, la sortie des chasseurs dans le grand vide, le voyage vers la tête de l'hôte. Il y a un effet bac à sable, voyage initiatique, on se dit qu'on va assister à un chapitre tranquille où Imès va découvrir le fonctionnement des expéditions.
Franchement, le changement brutal de rythme avec la catastrophe qui suit est vraiment bien maîtrisé, totalement inattendu et ça m'a tenu en haleine jusqu'aux dernières lignes. L'effet "waouh" est là, on sent la tension puis la panique des personnages, on retient sa respiration en même temps que Jebellan. C'est super vivant, dynamique, prenant, stressant, triste, on passe par toutes les émotions. Reste à connaître le bilan macabre de cet incident. À ce titre, l'absence d'Abidelle dès le début de l'appel fait froid dans le dos. Ça nous laisse imaginer le nombre de victimes...
En tout cas, ta plume ne perd pas en efficacité dans une scène d'action et de forte intensité dramatique, au contraire. Je sens que je n'ai pas fini de vibrer et de me régaler avec cette histoire.
Super chapitre, ça fait forcément un choc d'avoir une catastrophe comme ça, d'un coup. On sait depuis le départ que la chasse est dangereuse, que la fascination pour le grand vide n'est pas sans risque et là, on est servi sans qu'on s'y soit forcément attendu.
Petite remarque : on comprend qu'Abidelle est... certainement morte. L'appel semble s'arrêter à son nom et au choc qui suit le silence. Dans les paragraphes suivants, on ne reprend pas cet appel mais on mentionne des voix "tendues mais posées". Si l'appel ne se poursuit pas et que la première personne appelée a disparu, on s'attend à une potentielle hécatombe. Si personne d'autre qu'Abidelle a disparu/est mort, peut-être préciser que personne d'autre ne manque à l'appel... ?
Sur une autre note, j'aime beaucoup, beaucoup l'organisation sociale de cet univers, ce qu'Imes en décrit et ce qu'il vient aussi dézinguer. "Alors c’est un problème à régler, pas une situation à tolérer." : je suis parfaitement d'accord avec lui, et de manière générale, cette solution de niveler par le bas en tolérant quelque chose "faute de mieux" m'est insupportable...
A très vite !
(PS : je me suis corrigée mais j'ai failli écrire "la fascination pour le grande bide" au lieu du "grande vide"... bref...)
Le "grand bide", haha ! C'est comme ça que j'aurais dû l'appeler. Et je suis contente que tu aies ce ressenti, j'ai énormément aimé écrire Imes dans cette scène.
Le chapitre a très bien réussi son effet sur moi, je devais m'empêcher de pleurer dans le train (je note que je ne peux pas te lire partout...)
Bon, par contre, un truc me titille. Je suis chafouin...
On est dans le vide. Il y a des nuages de gaz, mais ça reste le vide.
Comment se fait-il qu'ils se fassent aspirer puisqu'il n'y a pas d'atmosphère ?
C'était un chapitre très impressionnant, visuellement et émotionnellement.
Quant au vide, bah... soyons honnête, je prends quelques libertés avec la science dans ce roman. (comment se fait-il que les chasseurs ne finissent pas congelés en passant des heures dans le vide juste habillés de cuir, déjà ? 😬 on va dire qu'ils ont de l'anti-gel dans les veines) Mais comme tu le dis toi-même, il y a des nuages de gaz, ce qui sous-entend qu'il y a une faible densité de gaz partout, qui se concentre à certains endroits pour former les nuages. C'est ça que je voyais être aspiré, peut-être à tort 🤷♀️