PRESENT : JIO
Il fallut attendre une semaine avant que Jio ne fut libéré de la chambre dans laquelle on le maintenait prisonnier. C’était une femme qui était entrée, l’air méprisant, et, lorsqu’elle lui annonça qu’il pouvait sortir, l’adolescent se précipita au dehors, la bousculant au passage. Il l’entendit dire quelque chose mais ne l’écouta pas. Il descendit les marches raides et dangereuses jusqu’au rez-de-chaussée. Quand il traversait les couloirs, les mercenaires lui jetaient des regards étranges. Il en avait cure. Il arriva en trombe dans l’infirmerie. L’infirmière commença à protester, soutenant que l’infirmerie était un lieu de repos et qu’il était inadmissible d’y entrer en faisant autant de vacarme.
- La ferme ! aboya-t-il : Dites-moi où est Maz !
L’infirmière ouvrit la bouche en poussant des piaillements outrés. Quand Jio esquissa un geste en direction des lits, prêt à ouvrir tous les rideaux jusqu’à trouver son amie, l’infirmière l’en empêcha. Elle balbutia quelque chose et Jio réussit à saisir les mots « Maz » et « Avant-dernier lit ». Il repoussa la femme et se précipita jusqu’au fond de la pièce. Il y avait deux « avant-derniers lits ». Jio opta pour celui de droite. Manque de chance, le patient qui l’occupait était un homme à la mâchoire défoncée qui poussa un cri de protestation indistinct. Jio referma les rideaux et ouvrit ceux du lit de gauche. Maz était là, endormie, malgré tout le bruit qu’avait fait Jio en entrant. Il se calma, s’autorisa un soupir, et, de ses yeux noirs, caressa la silhouette drapée de son amie.
Endormie, elle avait l’air plus douce, plus gentille. Ses traits étaient détendus. Ses cheveux de feu avaient un peu poussé et lui arrivaient maintenant juste en dessous des oreilles. Même avec la cicatrice qui barrait son visage, elle restait jolie. Cependant, cette beauté était altérée par la pâleur cadavérique de son teint. Cette pâleur était soutenue par la noirceur des veines qui sinuaient sur son visage et sur son coup. Elle transpirait, mais sa poitrine se soulevait. Il approcha sa main du poignet de la jeune femme, doucement, pour tâter son pouls. Soudain, la mercenaire esquissa un geste rapide et enserra le bras de Jio. L’adolescent sursauta, Maz ouvrit les yeux brusquement. Pendant quelques secondes, elle sembla paniquée. Son regard semblait se porter dans le lointain, puis elle revint à la réalité. Elle fronça les sourcils, resserra son étreinte autour du bras du garçon.
- Dis-moi que je ne suis pas en train d’halluciner. souffla-t-elle.
Jio ne put s’empêcher de sourire.
- Non, répondit-il d’une voix rendue faible par l’émotion, non, ce n’est pas une hallucination.
- Jio… Tu es un petit con.
L’adolescent n’était pas sûr que ce fût ironique. Maz avait l’air sérieuse, ça lui rappelait le moment où ils s’étaient revus pour la première fois après deux ans. Espèce de petit con sans gêne ! C’est ce qu’elle lui avait crié au nez. Il sourit. Décidément, c’était l’insulte favorite de Maz. La jeune femme le lâcha.
- Tu es encore parti comme ça, sur un coup de tête. reprit-elle.
- Maz, je suis désolé.
- Ça va, je me fiche de tes excuses. Tu n’aurais pas dû revenir. C’était idiot de ta part.
Jio poussa un rire sarcastique.
- Si tu crois que j’ai eu le choix… Regarde-toi, Maz. Je ne pouvais pas te laisser comme ça.
- C’est encore pire si tu es revenu juste pour moi.
- Il n’y a pas que toi.
L’adolescente extirpa un pauvre sourire. Il ne savait pas pourquoi il avait dit ça. Peut-être qu’au fond de lui, il avait voulu la blesser. Il lui en voulait d’être dans cet état, il s’en voulait de l’avoir abandonnée, une fois de plus. Il soupira, s’assit sur le bord du lit de son amie. Soudain, quelque chose lui revint à l’esprit. Il se tourna vers la jeune fille.
-Maz.
- Oui ?
- Soö sait que je suis un retourneur.
Il sentit un frisson parcourir le corps de son interlocutrice. Elle savait où il voulait en venir. Mais il continua tout de même.
- Il n’y avait personne qui le savait, à part toi.
- Qu’est-ce que ça peut faire ? répondit-elle sur la défensive : Tu m’as abandonnée deux fois. Je n’avais plus aucune raison de tenir ma langue.
- Je ne t’en veux pas. Il aurait fini par le savoir, je pense.
- Tu vas faire quoi maintenant ?
Il haussa les épaules, même s’il avait une idée très précise de ce qu’il allait faire.
- Je ne sais pas. il laissa un instant de silence, puis reprit, tout en se levant : Je pars. Tu ferais mieux de dormir.
Elle opina lentement du chef, comme si elle sombrait déjà dans les bras de Morphée, et Jio se retourna d’elle. Elle était mal-en-point. Il n’y avait, certainement, qu’une seule personne à détenir le remède pour la soigner. Jio savait ce qu’il avait à faire.
***
Soö n’était pas dans la tour lorsque Jio arriva. Addal gardait la porte.
- Soö est en train de prendre son déjeuner. l’informa-t-il.
- Alors emmène-moi à l’endroit où il le prend. Je n’ai pas de temps à perdre.
Si Addal n’apprécia pas le ton employé par l’adolescent, il n’en dit rien et se contenta de hocher la tête. Jio prit sa suite et ils se mirent en marche. Ils étaient en train de grimper les escaliers lorsque le jeune homme souleva le sujet épineux.
- Tu étais déjà au service de Nilt lorsque tu m’as capturé à Poralguar ?
Le mage de téléportation avala sa salive dans un bruit stupéfait.
- J’en déduis que oui. continua l’adolescent.
- Et moi j’en déduis que tu as rencontré Nilt.
Jio ne répondit pas à cette affirmation.
- Et tu n’as rien dit à Soö. Son frère disparu, peut-être mort, est en vie. Tu sais où est Nilt. Et tu ne lui as rien dit.
- Le temps n’est pas encore venu pour Soö de revoir son frère.
- Tu n’es qu’un trouillard. Je n’ai aucune estime pour toi.
- Et je n’en ai pas plus pour toi, qui es parti pour des raisons purement égoïstes. Tu n’es qu’un gosse, même si tu prétends le contraire.
Un silence tendu s’installa. Jio n’allait pas révéler le secret d’Addal. Et l’homme devait certainement le savoir. Ils s’arrêtèrent au premier étage, devant une grande porte de bois. Il y eut un échange de regards froids et Addal poussa le panneau, laissant Jio entrer. Une fois qu’il fut à l’intérieur, il entendit la porte se refermer.
La salle à manger, sans être immense, restait assez grande. Une longue table occupait presque tout l’espace. Autour de cette table, il n’y avait que deux chaises. L’une d’elles était occupée par Soö. Lorsqu’il vit le jeune mage, le maître de la guilde reposa son verre et sa fourchette et lui adressa un regard calme.
- Bonjour Jio. Tu as réfléchi à ma proposition ?
- Donnez un antidote à Maz. Je sais que vous en avez un.
- Je ne pensais pas que ce qui est arrivé à Maz Akëll te toucherait à ce point. Tu ne semblais pas vraiment tenir à elle, pour être parti deux fois en la laissant ici.
- …
Le regard de Jio se fit plus froid encore. Il n’avait pas besoin qu’on lui rappelle ce qu’il avait fait. Soö lui jeta un regard en coin, tout en avalant une bouchée de viande.
- Tu sais ce que je veux, Jio. Je ne te donnerai pas l’antidote tant que tu n’auras pas accepté.
Il n’avait pas envie d’accepter. S’il l’avait pu, il aurait fui le plus loin possible. Mais la guilde semblait le rattraper, où qu’il soit. Il baissa la tête.
- Tu n’es pas en position de négocier, gamin. insista Soö.
- Vous libérerez Maz une fois que ma mission sera terminée.
- Bien entendu. C’est ce que nous avions convenu au départ.
Mais Jio restait hésitant. Pour la première fois, il se demandait si redonner ses pouvoirs à cet homme était une bonne idée. Soö n’était pas quelqu’un de bien. Lui donner un pouvoir était irresponsable. Mais cette magie de la lumière était à lui. Et le Duc la lui avait enlevée, arrachée. N’était-ce pas justice de la lui rendre ? Et puis… Aux yeux de la société, Jio n’était pas plus considéré comme une bonne personne que Soö. Après tout, il ne valait pas réellement mieux que lui. Lui aussi avait tué, massacré, pillé. Lui aussi avait menti. Lui aussi avait brisé des promesses.
- Jio. intervint Soö : Tu sais que c’est le mieux pour nous deux.
Il hésita encore une dernière fois, puis, poussant un rire, comme s’il n’y croyait pas lui-même, rendit son verdict.
- C’est bon. Je vais vous le défaire, votre foutu sceau.
Le sourire que Soö lui adressa en retour était celui d’un prédateur. Une grimace méchante, une déformation de la bouche.
- Tu reprends l’entraînement dès aujourd’hui, petit. dit le maître de la guilde.
Et à ce moment, Jio sentit une boule se serrer dans son ventre. Il se demanda si, un jour, il allait pouvoir s’échapper de cette hideuse forteresse. Si, un jour, la guilde serait détruite.
***
La salle d’entraînement n’avait pas changé. Toujours étroite et, austère. Faite de pierre grise et froide. L’adolescent effleura les larges piliers dispersés dans la salle. Le contact de la pierre était froid. Il sentit un frisson lui parcourir le bras.
- J’espère que tu n’as pas perdu en niveau. Je n’ai pas envie de tout recommencer depuis le début.
Jio sursauta, leva les yeux. Maître Ebremo se tenait à quelques mètres, lui lançant un regard profond et analytique. Le jeune homme se sentit mis à nu et ne put s’empêcher de reculer d’un pas.
- Ta magie est toujours indiscernable. continua la vieille femme : Mais tu sembles avoir accepté de t’en servir. La contrepartie est-elle toujours aussi douloureuse ?
- Euh… N-non. balbutia-t-il, dérouté par ce flot d’informations.
- Bien. Viens par ici, au lieu de t’enfuir comme un pauvre animal.
Jio s’approcha en lui lançant un regard noir auquel elle ne fit pas attention. La défaiseuse de sorts reprit parole et donna ses instructions.
- Il faut que j’évalue ton niveau avant de reprendre là où on en était. Fais apparaître un orbe, le plus gros que tu puisses créer.
Jio s’exécuta. Il n’eut même pas besoin de se concentrer. L’objet apparut instantanément, flottant à quelques centimètres au-dessus de sa main. Il était immense. Maître Ebremo dut s’écarter. Et à l’invocation de sa magie pour créer la sphère, Jio n’avait ressenti qu’un léger picotement.
- Impressionnant. dit la mageresse avec une expression impassible : As-tu travaillé avec ta magie, ces derniers temps ?
Jio se remémora tout ce qu’il s’était passé ces derniers mois. Le retour au domaine Nowise, le changement de face, toute cette opération pour récupérer Nethan au LERM, la maladie puis sa guérison, qui l’avaient rendu plus fort et plus résistant, la première fois qu’il avait créé un être vivant fait d’ombres, le jour où Nilt lui avait donné rendez-vous sur le port, la course-poursuite avec les habitants de Kerron, quand ils avaient voulu prendre Nethan. Oui. Il avait utilisé sa magie. Alors même qu’il était réticent à s’en servir, il y a quelques mois, il n’avait cessé de l’utiliser.
- Je me suis amélioré. Affirma Jio d’un ton neutre.
- Et pas qu’un peu. Tant mieux. On va pouvoir commencer à défaire les sorts. Viens ici demain. Allisen sera là pour aider.
Allisen. Et dire qu’il allait devoir s’exercer avec lui. Rien qu’à cette pensée, Jio avait des envies de meurtre. Cependant, il acquiesça. Plus vite il accomplirait sa tâche, plus vite lui, Maz et Nethan pourraient partir.