Chapitre 16

Par AliceH
Notes de l’auteur : Un chapitre très autobiographique et déprimant.

Beaucoup de gens étaient choqués par le fait que Camille appelait ses parents par leurs prénoms. Elles les avait même enregistrés dans son téléphone en tant que « Pat » pour son père et « Isabelle » pour sa mère, puisque sa collègue Isabelle était elle enregistrée sous « Isa ». Autant qu'elle se souvienne, elle avait commencé ça très tôt. Quand on lui demandait pourquoi elle faisait ça, Camille avait toujours un temps d'arrêt. Elle trouvait incongru que les gens ne comprennent pas d'eux-mêmes son choix. Déjà petite, elle trouvait étrange que ses parents l'appellent par son prénom tandis qu'on s'attendait à ce qu'elle ne les appelle que « Papa » ou « Maman ». C'était un déséquilibre certain qu'elle n'appréciait pas. De plus, il fallait être logique : si les gens possèdent des prénoms, ce n'est pas pour rien. Est-ce que ses parents criaient « Ma seconde fille » pour lui dire de venir à table ? Non. Alors pourquoi ne pouvait-elle pas dire « Isabelle » pour parler de sa mère ? Camille avait réalisé très tôt quelque chose que les gens ne semblaient comprendre que sur le tard : c'est que ses parents étaient des personnes comme les autres. Ce n'était pas parce qu'ils l'avaient mise au monde et l’élevaient qu'ils étaient extraordinaires ou dignes d'un amour inconditionnel. Non, ses parents étaient des gens ordinaires voire même bien pire à ses yeux car après tout, ils étaient ses géniteurs. Ils avaient voulu avoir un second enfant et par erreur, par horreur, c'était tombé sur elle. Or, ils en étaient contents. Ils pensaient sans doute qu'elle en était contente aussi alors que pas du tout. Pour la petite Camille, le fait que Patrick et Isabelle Legendre étaient ses parents faisait d'eux des gens à la moralité et à l'intelligence plus que douteuse. Ainsi, elle avait passé son enfance avec deux convictions : premièrement, ses parents étaient un peu cons. Ils avaient visiblement fait un second enfant sans réfléchir à ce que cela impliquait. Pire encore, ils vivaient leur vie quotidienne sans sembler avoir une once de remords vis-à-vis de leur acte abominable. Deuxièmement, que tout cela n'était probablement qu'un complot. Pour commencer, le couple que formait ses parents lui semblait terne, à peine digne de la peinture beige fadasse qu'on trouve dans certains cabinets médicaux, et cela s'expliquait très simplement par le fait qu'ils étaient hétéros. Pour elle, l'amour et le couple, c'était clair : les filles avec les filles et les garçons avec les garçons. Les quelques cas exceptionnels qui persistaient à déroger à l'ordre naturel des choses étaient forcés de se marier comme cela avait été le cas de ses parents, sans nul doute. Pire encore, on enfermait ses gens dans des communautés fermées avec d'autres couples de criminels hétérosexuels comme eux, ce qui expliquait pourquoi ils semblaient être partout autour d'elle. Si cette punition ne suffisait pas, on leur forçait à avoir des enfants, histoire d'enfoncer le clou. Quel destin tragique. Enfin, elle l'espérait de toutes ses forces, quand elle serait grande, elle aurait le droit de partir loin afin de rejoindre « la vraie vie » homosexuelle, qui serait vraiment géniale en tous points !

En grandissant, Camille avait compris deux choses : premièrement, que l'hétérosexualité était la norme, aussi étrange que cela lui paraisse. Deuxièmement, que Yorgos Lanthimos avait visiblement grandi avec plus ou moins la même idée qu'elle puisqu'il avait réalisé The Lobster. De plus, à y repenser, comment avait-elle pour se cacher son lesbianisme aussi longtemps alors qu'elle avait espéré pouvoir un jour échapper au despotisme hétérosexuel ? Elle avait presque envie d'applaudir son talent inné pour se voiler la face. Camille avait la sensation de n'avoir jamais réussi à faire plus qu'apprécier ses parents. Elle ne se sentait pas prise d'une immense vague d'affection ou de reconnaissance envers eux. Elle s'était longtemps sentie comme défectueuse à cause de sa manière de ne pas exprimer ses sentiments. Elle n'aimait pas être touchée ni embrassée ni enlacée, ce que ses parents regrettaient. Pas elle. À ses yeux, il y avait bien d'autres manières d'exprimer sa gratitude ou son affection qu'en bavant sur la joue de quelqu'un. Pour Romain, ce dégoût du contact physique non sollicité concordait avec un diagnostic d'autisme. Ses parents étaient partis pour la soirée et Camille était seule dans sa chambre d'enfant et d'adolescente. Elle avait été mauve puis bleue, puis couverte du sol au plafond de posters de chanteurs de rock, puis blanche, puis verte à présent. Elle était allongée sur l'épais tapis au milieu de la pièce, les mains sur le ventre.

 

Combien de fois elle avait fait ça ?

Des centaines et des centaines de fois, pour sûr.

Quand elle se sentait écrasée par le poids des rumeurs et insultes balancées derrière son dos.

Quand elle se sentait étouffée par ses sentiments amoureux adolescents, sentiments qui n'allaient pas dans la même direction que celle de ses amies.

Quand elle se sentait trop moche pour plaire à qui que ce soit, de toute façon.

Quand elle se sentait trop inadaptée socialement pour pouvoir faire quoique ce soit de sa vie.

Quand elle se sentait honteuse des pensées qu'elle avait pour sa meilleure amie Chloé.

Quand elle se sentait pleine d'espoir, les rares fois où elle se disait qu'un jour, ça irait mieux.

Quand elle se sentait désespérée, les soirs où elle songeait que ça n'arriverait jamais.

Quand elle se sentait ignorée par ses parents et qu'elle se disait qu'ils ne faisaient pas beaucoup d'efforts pour être aimés finalement, comme s'ils s'attendait à ce qu'elles les aime sans condition et sans limites alors qu'ils semblaient se mettre des œillères pour éviter de voir la peine de leur fille.

Quand elle se sentait impuissante face à un avenir qui ne pouvait être que sombre, finalement.

Quand elle se sentait incapable de faire face à quoi que ce soit, même au simple lendemain.

Quand elle avait décidé que mentir à tout le monde et avant tout à elle-même n'était pas une si mauvaise option.

Quand elle se sentait l'envie de mourir, de mourir, de mourir maintenant, pour que ça s'arrête enfin.

 

C'était incroyable qu'elle soit encore en vie.

C'était incroyable que sa souffrance, aussi extraordinaire lui fût-elle alors, était commune, partagée par des millions d'autres adolescentes.

C'était incroyable que toutes ces adolescentes croyaient dur comme fer être seules au monde alors que c'était très loin d'être le cas.

C'était incroyable qu'elles se pensaient inadaptées ou hystériques alors qu'elles voulaient juste vivre sans entrave.

C'était incroyable qu'elles finissaient généralement par rentrer dans la minuscule case dans laquelle la société humaine voulait qu'elles finissent.

C'était incroyable que toute cette rage finissait par s’éteindre, non pas parce qu'elle trouvait un but ou un exutoire, mais parce que le feu qui habitait toutes ces jeunes femmes était piétiné sans remords.

Putain, c'était incroyablement désespérant.

 

Camille se releva tant bien que mal, alla aux toilettes et retourna dans sa chambre prendre veste, clés et téléphone avec écouteurs. Marcher un peu lui ferait sans doute du bien. Elle glissa à Gaillette qui la regardait :

– Je pars pas loin. Je reviens dans vingt minutes.

Camille sortit, entra dans la rue qui menait aux champs tout proches et marcha sur une petite route de terre. Il faisait encore jour mais les températures baissaient petit à petit. Elle inspira profondément. Camille s'éloigna de la maison tandis que des centaines de souvenirs lui revenaient à l'esprit et s'entrechoquaient avant d'éclater, ne laissant derrière eux qu'une puissante vague de nostalgie. Sa maison, son école maternelle, son école primaire. Les marelles, les loups, les balles au prisonnier, les centres aérés. Les sorties scolaires, les sorties à la piscine, les sorties au musée, les sorties à la bibliothèque. Les mots sur les feuilles Diddl, les stylos-plume à encre turquoise, les stylos à encre pailletée, les stylos à senteur fraise ou menthe. La sonnerie du collège, la sonnerie du téléphone, les bruits du modem, le bruit des wizz MSN, le bruit des rires de ses amies. Les séances de Singstar, les séances de Uno, les séances de cinéma au Pathé. Les promesses de ne jamais se quitter, les promesses de tout se dire, les promesses de toujours être là les unes pour les autres. Le sentiment d'appartenir à une vrai groupe d'amies, c'est vraiment vrai cette fois. Les devoirs, le brevet, le lycée. Le début du noir. Le début du trop-plein qui alternait avec le trop-vide. Le crépuscule était bien installé maintenant. Camille eut envie de hurler les mots que Rebekka Warrior répétait en boucle comme si elle récitait sa vie :

« Elle s'ennuie dans les rues,

tourne en rond sur les places,

tourne en rond dans sa tête,

on devient fou ici !

Elle s'ennuie dans sa vie,

dans son corps elle s'ennuie,

on s'ennuie dans la vie,

on devient fou ici,

on devient fou ici,

on devient fou ici,

on devient fou ici ! »

Camille s'arrêta et hurla de toutes ses forces jusqu'à ce que ses poumons et sa gorge ne lui fassent mal. Ce n'était pas assez pour elle, mais elle était trop fatiguée pour recommencer. Elle était même trop fatiguée pour continuer à marcher. Alors Camille s'arrêta. Elle s'allongea au croisement des chemins de terre, les mains sur le ventre, et espéra, comme elle l'avait longuement fait durant son adolescence, qu'un jour, ça irait mieux.

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Bleiz
Posté le 18/01/2023
Salut,

"premièrement, ses parents étaient un peu cons". --> ça m'a bien fait rire x) dure la gamine !

La répétition donne beaucoup de force à la description des pensées de Camille, ça donne u petit côté spirale.

"Les mots sur les feuilles Diddl" --> Je vois que madame a du goût !

Très beau chapitre, qui m'a touché plus que ce à quoi je m'attendais.

À bientôt :)
AliceH
Posté le 18/01/2023
Confession : j'ai encore mes feuilles Diddl....
Merci et à bientôt !
Nanouchka
Posté le 16/01/2023
Désolée pour toute cette souffrance et solitude <3

Très joli chapitre.

J'ai toujours éprouvé un soulagement rebelle et libératoire en entendant d'autres gens appeler leurs parents par leur prénom.

J'aime beaucoup ce retournement de vision, avec l'impression que les hétérosexuels ont été réunis dans une communauté qui leur est propre, et qu'à côté il y a le vrai monde.

Je relate fort à ne pas vouloir de contacts physiques non sollicités, ainsi qu'à l'habitude de s'allonger par terre.

Points de langage :
• "Déjà petite, elle trouvait étrange que ses parents l'appelaient par son prénom" Il me semble qu'il faut du subjonctif, donc l'appellent au présent ou l'appellassent (aouch) pour le subjonctif passé.
• "qui serait vraiment géniale en touts points" en tous points OU en tout point, les deux marchent
• "aussi atroce que cela soit-il" Ça ne me semble pas correct en termes de syntaxe et je n'arrive pas à trouver de solution. À reformuler, je pense.
• "C'était incroyable que sa souffrance, aussi extraordinaire lui semblait-elle alors, était commune" Je dirais "fût" plutôt que "était", j'ai l'impression qu'il faut du subjonctif ici.
• "les bruits bizarres qui sortaient du modem" Je simplifierais par "le bruit du modem". (Je l'ai direct entendu dans ma tête, par ailleurs, c'était si improbable ce bruit, on n'en parle pas assez je trouve.)
AliceH
Posté le 16/01/2023
Oula oui, mais c'est quoi ces fautes bêtes de ma part ? Merci de les relever ! (même si j'ai honte d'elles et de moi)

(oui, le bruit du modem, la madeleine de Proust auditive des millenials)

Merci pour tout ♥
Tac
Posté le 13/12/2022
Yo !
Je trouve que c'est un chapitre très puissant. Je crois qu'il aurait pu être raté de milliers de façons, mais je trouve qu'il est archi réussi, alors je te tire le chapeau que je n'ai pas (le mieux que je puisse faire actuellement, éventuellement, ce serait un bonnet).
Je trouve les anaphores réussies et clairement, bravo, car je trouve que c'est un effet de style qui tombe (trop) souvent à l'eau.
Et j'ai aussi trouvé ce chapitre très "relatable", même si je ne partage pas toutes les caractéristiques du personnage. Même dans ses réflexions sur ses parents, je trouve très intéressantes les questions qu'elle pose sur la parentalité et la vision qu'on en a et la façon dont elle est présentée. (je dis parentalité mais je pense globalement au lien parent/enfant)
Et je trouve très cool les petites références qui émaillent constamment le texte ! Elles ne font pas pédantes et sont bien insérées, je trouve. Même si je ne les ai pas toutes!
Plein e bisous !
AliceH
Posté le 19/12/2022
Bah je vais chouiner parce que tes commentaires me touchent beaucoup, merci ! (Surtout que comme dit au début du chapitre, celui-là est très autobiographique)
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