Une sensation de pesanteur dans le ventre, les mains moites et la gorge nouée. Je me tenais devant ta porte, prêt à sonner. J’hésitai un moment. Devais-je me préparer mentalement ? Imaginer ce que j’allais te dire pour ne pas risquer de bafouiller ? Je me résignai et appuyai mon doigt sur la sonnette. J’avais trop hâte pour attendre. Les secondes qui suivirent me parurent interminables, me laissant le temps d’imaginer que tu ne voulais finalement plus me voir. La porte finit par faire entendre son grincement signifiant qu’elle était déverrouillée, et une voix sortit de l’interphone en disant « cinquième étage ». Il me restait l’ascenseur pour avoir l’occasion de me vérifier dans le miroir et de respirer un bon coup. Ma vie était-elle sur le point de changer ?
Lorsque tu ouvris ta porte, je mourais d’envie de t’embrasser. Mais je me rappelai vite que je n’étais là que pour faire des maths, et que tu ne m’aimais pas. Pendant que j’enlevai timidement mes chaussures, tu me proposas de visiter ton appartement. J’acceptai, prêt à te suivre n’importe où. Tu m’emmenas d’abord dans le salon, vaste pièce qui jouxtait une toute petite cuisine. Tu passas ensuite rapidement en revue la chambre de tes parents et la salle de bains. Puis, tu désignas les escaliers en bois peints en blanc cassé, et nous montâmes à l’étage. Là tu me montras la chambre de ta petite sœur.
— Elle n’est pas là ? demandai-je.
— Non, répondis-tu. Le mercredi elle a son cours de violon, elle rentre tard. D’ailleurs mes parents ne sont pas là non plus, ils mangent chez des amis.
Nous étions donc seuls dans ce grand appartement. Je ne savais pas si j’en étais content ou angoissé. Tant de calme que nous devrions combler par nos discussions, j’espérais que nous en serions capables.
Nous arrivâmes devant la dernière porte du couloir : celle de ta chambre. Tu l’ouvris et me proposas d’entrer, et je commençai à me sentir bizarre. J’étais dans la chambre de la fille dont j’étais amoureux depuis un an. J’avais l’impression d’avoir franchi une étape supplémentaire, mais ça me stressait. Ma tête commença à tourner, j’avais besoin de m’asseoir, mais je ne dis rien. Il ne fallait pas que je me sente mal, je ne voulais pas que notre séance soit annulée. Tout devait rester parfait.
— Bon eh bien… On se met au travail ?
Je hochai la tête et acceptai volontiers la chaise que tu me désignais, à gauche de la tienne, juste devant ton bureau. Tu avais déjà préparé le livre de maths, ouvert à la bonne page, et des feuilles de brouillon. Visiblement, tu étais déterminée à travailler.
Trente bonnes minutes passèrent, tu étais beaucoup plus réceptive que l’année passée. Tu semblais comprendre toutes mes explications alors mêmes que celles-ci me semblaient parfois confuses, et tu parvenais à résoudre assez aisément les exercices du livre. J’étais fier de ta progression, mais en même temps inquiet de me dire que si tu n’avais plus besoin d’aide notre entrevue allait bientôt se terminer. J’essayai de te trouver un autre exercice, un peu plus difficile. Pendant que tu réfléchissais en fronçant les sourcils, avec cet air que je trouvais adorable, mes yeux se promenèrent sur ton bureau. J’explorais un à un les objets qui le recouvraient, du pot à crayons aux photos de tes amis. Soudain, mon regard resta figé sur un détail. Juste à côté de ta lampe de bureau, tout à droite de celui-ci, il y avait une petite lettre écrite au crayon. Un N. Les traits étaient gras, comme si le crayon était passé plusieurs fois sur chacun des trois segments qui composaient la lettre. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Je sentis mon cœur s’accélérer. Je ne pouvais m’empêcher de penser que ce N était le mien. Celui de mon prénom. J’imaginais la scène qui avait poussé cette lettre à se trouver là. Tu avais sûrement été en train de travailler sur un exercice de maths, au crayon comme je te l’avais conseillé, et l’exercice étant trop difficile, il t’avait demandé réflexion. Mais ton esprit détestant les maths avait préféré réfléchir à d’autres choses, et s’était perdu dans d’autres pensées. Jusqu’à ce que tu en viennes à penser à moi. Et la seule explication pour que tu te sois mise, avec ta main droite, à griffonner cette lettre sur le coin de ton bureau, c’était que tu étais amoureuse. Sentant ces sentiments déborder de toi, tu avais eu besoin de les exprimer, de laisser sortir quelque chose. Le crayon dans ta main avait fait le reste du travail.
— Tu penses que c’est juste ?
Ta question m’extirpa brusquement de ma rêverie. Je baissai le regard pour lire ce que tu avais écrit sur ta feuille, mes yeux se perdant entre les i minuscule. J’avais du mal à me concentrer, encore trop perturbé par ce que je venais de découvrir. Je crus finalement déceler une erreur, et tu parus surprise.
— La réponse n’est pas 16i ? Tu es sûr ?
Je n’étais plus sûr de rien, mais je hochai la tête, je n’avais pas la force de continuer à chercher plus loin. Tu le fis à ma place, toujours avec les sourcils froncés, pendant que je reprenais le fil de mes questionnements intérieurs. Se pouvait-il que tu sois amoureuse de moi ? Moi qui ne serais jamais plus qu’un ami ? Après tout, le temps avait passé depuis que tu avais dit ça. Peut-être que les choses avaient changé. Entre temps, il y avait eu la spé, nous nous étions rapprochés. Tu avais peut-être fini par en avoir toi aussi, des sentiments. Les mêmes que les miens, si tant était que ce soit possible car les miens à ce moment-là étaient plus forts que jamais. Je bouillonnais à l’intérieur de moi. Si tu étais amoureuse de moi, je voulais t’embrasser sur le champ. Mais comment pouvais-je en être sur ? C’était un N, ça voulait tout et rien dire à la fois. Ça pouvait être quelqu’un d’autre. Je n’étais pas le seul garçon dans ta vie, des amis tu en avais plein. Il fallait que je sache. Il fallait que j’aille au bout des choses, que je te demande pourquoi tu avais écrit ce N. Mais comment oserais-je ? J’en étais incapable.
— Regarde, m’interpellas-tu avec un sourire, j’avais raison.
Je me forçai à me concentrer sur ce que tu me disais. A cet instant-là, je n’en avais plus rien à faire des maths. Ils me paraissaient complètement futiles, le seul problème que je cherchais à résoudre étant celui de tes sentiments. Tu m’expliquas ton raisonnement et finis par me démontrer que j’avais eu tort. Tu paraissais si fière de toi que je ne pus me résoudre à ne pas te complimenter.
— Waouh, l’élève a fini par dépasser le maître. Bravo, tu es devenue super douée en maths.
Tu lâchas un petit rire et fixa ta feuille pendant un long moment, paraissant perdue dans tes pensées.
— Je ne suis pas sûre que ce soit le cas.
— Comment ça ? demandai-je.
Tu levas les yeux vers moi avec un air qui ne paraissait plus du tout assuré.
— Tu sais, les nombres imaginaires, bien que ça reste des maths, ça implique l’imagination. C’est un peu moins logique, un peu moins concret.
— Et où tu veux en venir ?
Tu te mis à sourire timidement.
— Eh bien si tu as bien tout suivi, tout ce qui est illogique, imaginaire, conceptuel, c’est mon domaine.
— Donc tu veux dire que tu trouves ce chapitre facile ?
Tu hésitas quelques instants avant de hocher furtivement la tête, tes yeux plongés dans les miens.
— Je ne lui ai jamais trouvé aucune difficulté.
Tu semblais attendre une réaction de ma part, et j’avais l’impression que quelque chose m’échappait. Ma mémoire alla chercher dans mes souvenirs de la veille pour me faire remonter la phrase que tu m’avais dite à propos des nombres imaginaires : « je comprends vraiment rien ». Et brusquement, ce fut moi qui compris.
— Pauline… pourquoi tu as voulu que je vienne t’expliquer le cours ?
J’attendais ta réponse impatiemment tout en la connaissant déjà. Cependant, tu ne semblais pas décidée à la formuler. Alors, n’y tenant plus, je mis mes mains par-dessus tes bras et t’embrassai. Enfin. Tu me suivis dans mon geste. J’avais ma réponse. Ce moment me semblait irréel, il était tout ce que je m’étais toujours imaginé, tout ce dont j’avais rêvé. Il arrivait pour de vrai. Lorsque j’écartai finalement mon visage du tien, je vis que tu souriais. Je me mis à rire.
— Dis-moi, c’était pour ça ?
Tu hochas la tête sans décrocher ton sourire. Le mien s’intensifia. Je ne m’étais pas trompé. Le N sur ton bureau m’était bien destiné. J’avais fini par devenir plus qu’un ami à tes yeux. J’allais pouvoir t’aimer, éperdument, comme je le faisais déjà, mais sans crainte de devoir souffrir. Sans avoir peur de me retrouver seul. J’en avais maintenant le droit. Ce baiser avait été incroyable, et il n’était que le début. Je n’avais alors aucune idée d’où tout cela allait nous mener, mais je savais que c’était le début de quelque chose, peu m’importait quoi. C’était forcément le début de quelque chose de grandiose.