Chapitre 15

Par Bow

En finissant son récit, Nicolas décela un sourire de satisfaction chez Pauline. Elle connaissait la suite, elle savait pertinemment ce qui allait arriver. Et il était heureux de constater que cela lui provoquait les mêmes sentiments qu’à lui.

Durant les heures qui suivirent, il lui trouva pourtant un air triste. Elle lui semblait lasse, inanimée, comme si toute forme de passion avait quitté son corps.

— Qu’est-ce que tu aimerais faire ? lui demanda-t-il pour lui venir en aide.

Elle soupira, ce qui lui fit instantanément regretter sa question. Il venait d’aggraver son état.

— Qu’est-ce que je peux faire ? Plus rien du tout. Je n’ai plus la force de rien. Je ne peux que rester dans ce lit, à attendre que le temps passe.

Nicolas sentit son cœur se serrer. Il était démuni face à cet être, autrefois si énergique, si passionné, désormais condamné à ne plus pouvoir bouger. Elle était devenue passive, elle ne pouvait que subir, que voir ou écouter, elle ne pouvait plus faire. Bien sûr, il aurait pu lui raconter une autre histoire, mais il ne restait plus beaucoup d’objets dans la boite. Le récit toucherait bientôt à sa fin, il ne voulait pas tout épuiser d’un coup. Il fallait jauger. Alors il lui vint une autre idée.

Pauline ferma les yeux, bien qu’elle n’était pas fatiguée. Nicolas venait de se lever, elle pensa qu’il allait probablement vaquer à ses occupations. Elle ne pouvait plus faire grand-chose, mais lui si, il était bien normal qu’il en profite. Sur le noir de l’intérieur de ses paupières, elle laissa se former des images, celles qui venaient à elle sans qu’elle les ait réclamées. Celles-ci n’avaient aucun lien entre elles, passant de leur chat qui les avait quittés quelques années auparavant, aux rayons du supermarché voisin, ou encore à leurs dernières vacances. Et soudainement, un son vint briser le silence de la chambre. Un mélange de grosse caisse et de guitare. Une note qu’elle reconnut immédiatement. C’était le début de « Comfortably numb », de Pink Floyd. Nicolas s’était levé du lit dans le seul but d’aller allumer la musique, et c’était pour elle, elle le savait bien. Il avait choisi son album préféré. Pauline se mit à sourire. Parmi tous les trésors de la vie qu’elle allait bientôt quitter, il y avait la musique. Et elle n’y avait même pas pensé. Pourtant, écouter de la musique ne demandait pas d’efforts, elle en était encore capable. Son état physique lui avait enlevé plein de choses, mais il lui restait ça. Elle murmura un « merci » à son époux, et garda les yeux fermés pour mieux laisser les images apparaître sur le fond noir de ses yeux clos, rythmées cette fois par la musique. Comme souvent lorsqu’elle écoutait cette chanson, l’expérience fut exquise. Les notes de musique parvenaient à emmener son esprit très loin, à le bercer et à l’élever pour le faire voyager, au-delà des terres, au-delà des mers, vers d’autres paysages. Elle se laissa porter par chaque son, chaque glissement de doigt sur les cordes des guitares, chaque coup sur la batterie. Elle voulait être attentive au moindre élément du morceau, tout en se laissant hypnotiser par celui-ci. 

Nicolas regardait son épouse en tentant d’imaginer toutes les émotions qui pouvaient la traverser. Il n’avait jamais réussi à comprendre comment la musique pouvait lui faire vivre tant de choses. Lui l’appréciait aussi, bien sûr, mais il sentait que ce n’était pas au même niveau. C’était comme si la musique parlait un autre langage, et que Pauline comprenait celui-ci, alors que lui se contentait de le trouver joli. 

Pauline s’efforçait de rester concentrée sur la musique pour ne pas manquer une miette des émotions qu’elle pourrait lui procurer, tout en laissant son esprit suffisamment libre pour se laisser emporter par ce flot sonore dont la puissance était indescriptible. Parfois, sur certaines notes de musiques ou certaines vibrations de cordes vocales, elle sentait sa poitrine se soulever, comme si son âme tentait de s’échapper. Pourtant, rien ne la rattachait plus à la vie que ces assemblages musicaux, qui lui évoquaient des images concrètes, la mer, l’amour, le ciel, l’humanité ; la vie tout entière était personnifiée par des instruments et des voix faisant de leur mieux pour transmettre des messages.

Lorsque la chanson toucha à sa fin, Pauline s’autorisa à parler à nouveau. 

— Merci Nicolas, murmura-t-elle. Tu as visé juste. 

Il se mit à sourire, ne pouvant dissimuler sa fierté.

— Je savais qu’avec ça je ne pouvais pas me tromper.

Pauline hocha la tête lentement tout en prenant conscience de ses émotions.

— Avec l’âge, il y a tellement de choses dont on se lasse, tant de ces joies d’avant qui ne nous émeuvent plus. Mais s’il y a bien une chose qui m’aura tenue jusqu’au bout c’est la musique. 

— Elle doit avoir un sacré pouvoir, rétorqua Nicolas.

— Un pouvoir qui m’a toujours dépassée. Quand on y réfléchit ce ne sont que des ondes que nos oreilles perçoivent et que notre cerveau interprète. Alors comment ces ondes peuvent-elles nous procurer autant d’émotions ? Comment sont-elles capables de mobiliser notre corps pour nous faire danser sans que personne d’autre qu’elles ne lui dictent les mouvements à suivre ? Comment parviennent-elles à nous extirper des larmes, à faire ressurgir des souvenirs oubliés, à nous donner de l’espoir, de la joie ou de la nostalgie ? La musique parle au corps, et elle parle à l’esprit. Elle est la clé qui permet la symbiose entre les deux. 

— Enfin il faut tout de même reconnaître que plus nous vieillissons, plus la symbiose se rétrécit en faveur de l’esprit. Il y a des années que je ne t’ai pas vue danser. 

L’évocation de la danse incita Pauline à se remémorer les différents moments de sa vie qui y correspondaient. Les après-midi pluvieuses, lorsqu’elle était enfant, où sa mère allumait le lecteur de cassettes en tournant le gros bouton du volume vers la droite. Leurs danses, à sa sœur et elle, au milieu du grand salon dont l’espace leur laissait la possibilité de courir, sauter, tourner sur elles-mêmes jusqu’à en avoir le tournis qui faisait tomber par terre. Danser était alors plutôt un moyen d’utiliser cette énergie débordante qui anime un corps d’enfant, mais il était tellement plus réjouissant de le faire avec de la musique. Elle se souvint ensuite des soirées étudiantes, des chorégraphies de groupes, comme la Macarena et le Madison, qui donnaient un sentiment d’unité, mais aussi de toutes ces chansons qui ne possédaient pas de chorégraphies officielles et qui offraient au corps la possibilité de bouger tel qu’il le désirait. Il fallait alors le laissait s’exprimer sans s’en préoccuper, car à la seconde où elle prenait conscience des gestes qu’elle entreprenait et de ceux qui allaient suivre, elle se sentait comme une masse amorphe qui ne savait que faire de ses bras sans paraître ridicule. Elle perdait le contrôle de la danse en reprenant celui de son corps.  Il lui fallait à ce moment réussir à se laisser aller à nouveau, ne pas craindre le regard des autres, laisser ses bras et ses jambes la guider pour se fondre dans la masse. Danser était alors une convention sociale. Enfin, Pauline se repassa en mémoire toutes les danses de couple, qu’ils s’étaient évertués à apprendre avec Nicolas. Les soirs d’hiver à danser le rock’n’roll dans la cuisine, mais aussi les valses et notamment la toute première, au début de leur histoire. Elle ne pouvait oublier les émotions que cette danse, ce contact proche avec Nicolas en écho avec la musique ambiante, lui avait procurées. Pauline avait établi plus tard la théorie qu’on tombait tous amoureux lors de sa première valse. La danse était alors devenue sentimentale. Et sur le fil de ses souvenirs, Pauline en arriva à aujourd’hui.

— Tu as raison, je n’ai plus la force de danser. Mais ce n’est pas pour autant que la musique n’atteint plus mon corps. Quand j’écoute certains morceaux, je sens qu’il s’y passe des choses que j’ai du mal à saisir. Chaque coup de grosse caisse fait battre mon cœur plus fort. Chaque note de guitare fait vibrer les cordes de mon âme. Je sens que l’intérieur de mon corps est en ébullition, prêt à laisser sortir quelque chose qui reste finalement en lui et qui finit par rejoindre l’esprit pour me donner ce sentiment de plénitude. 

— D’une certaine manière, souligna Nicolas, tu as de la chance de pouvoir ressentir ça aussi intensément. Si quelque chose d’aussi simple et d’aussi abordable que l’écoute d’une chanson peut te faire vivre des moments aussi enrichissants, ta vie doit être beaucoup plus douce.

Pauline se mit à rire.

— Ca aide à supporter les moments difficiles, c’est vrai. Ce n’est pas un remède miracle, mais ça peut apporter une touche d’exceptionnel dans un quotidien un peu monotone.

Nicolas prit la main de son épouse entre les siennes.

— Et quels sont les meilleurs morceaux pour ça ?

Toujours le sourire aux lèvres, elle détourna le regard pour réflechir.

— Je crois que les meilleurs sont ceux qui ont une fin qui monte crescendo. Quand les sensations sont progressives, que l’extase ne fait que monter, à mesure que la musique s’intensifie et que les instruments s’ajoutent un à un, jusqu’à arriver à l’émerveillement ultime. La fin du Boxer de Simon and Garfunkel, de School de Supertramp et de On Every Street de Dire Straits. Et bien sûr Stairway to Heaven de Led Zeppelin, qui utilise ce processus tout au long de la chanson. Tous ces morceaux, j’ai essayé de ne pas trop les écouter tout au long de ma vie, pour ne jamais m’en lasser, pour que les émotions soient toujours les mêmes. Et je crois que si je les réécoutais maintenant, juste avant ma mort, je verrais qu’elles sont restées quasiment intactes. 

Nicolas s’efforça à garder ces titres en mémoire. Il savait qu’il les réécouterait quand elle ne serait plus là, qu’ils seraient une relique parmi tant d’autres de tout ce qu’elle était. Il ignorait cependant que la musique exercerait sur lui un tout autre pouvoir. Car quand il se mettrait à la place de Pauline en laissant ces notes l’atteindre, essayant de percevoir ce que pouvait ressentir cette âme qui ne serait plus, ce ne serait pas le bonheur qu’elle décrivait qu’il éprouverait, mais bien de la nostalgie que chacune des notes absorberait pour toujours, lui restituant par la suite ce même sentiment à chacune de ses écoutes jusqu’à la fin de ses jours. 

La journée finit par arriver à son terme, et Pauline en fût presque soulagée. Savoir qu’il était l’heure de dormir, qu’il n’y avait plus à se demander comment occuper ce temps qu’elle savait si précieux. Elle n’avait rien d’autre à faire que laisser la nuit l’emporter jusqu’au lendemain. Cependant, il était encore tôt. De l’autre côté du lit, Nicolas était sur son téléphone, chose qui lui arrivait rarement. Peut-être trouvait-il dans les réseaux sociaux une manière de s’échapper de son quotidien qui devenait de plus en plus lourd à porter. Pauline fixa la boîte qui trônait sur la table de chevet de son mari. Une dernière histoire avant de s’endormir véritablement, cela la tentait bien. Que ses rêves soient inspirés de leur amour naissant. Qu’ils lui fassent enfin passer une bonne nuit avant de vivre une nouvelle journée de souffrance. 
— Nicolas, demanda-t-elle d’un ton doux, tu ne voudrais pas sortir un nouvel objet avant qu’on s’endorme ? 
Comme elle l’avait espéré, il sourit et posa son téléphone à la place de la boîte, qu’il prit entre ses mains. Il l’ouvrit et mit un petit moment avant de saisir l’un des objets qu’il restait.

Depuis le début des histoires, Pauline attendait de savoir ce que cet objet pouvait bien raconter. C’était un des premiers qu’elle avait repérés dans la boîte. Une pièce de Scrabble. La lettre i, plus précisément. Elle avait eu beau chercher, cette petite chose ne lui évoquait aucun souvenir en particulier. Bien sûr, au cours de leur longue vie, ils avaient joué au Scrabble à plusieurs reprises. Mais cela restait un passe-temps sans réelle signification pour eux. Qui plus est, de ce qu’elle pouvait se souvenir ils n’y avaient joué qu’une fois mariés, lorsque la routine était venue s’installer dans leur quotidien et qu’ils avaient épuisé toutes les autres opportunités d’occuper leurs soirées à deux. En aucun cas ce jeu ne reflétait le début de leur histoire. Pourtant, il devait bien y avoir une explication. Nicolas allait, avec ses mots à lui, la lui donner. 

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