Les jours suivants, mon désir de revoir mon amie ne s'était pas essoufflé, mais ce n'était jamais le bon moment. Nous n'avions pas fixé de rendez-vous, car chacune était prise par ses activités et il semblait plus simple de se retrouver lorsque nous serions libres toutes les deux. Margot me demandait chaque jour plus d'efforts. Ses périodes d'éveil se raccourcissaient, elle peinait à mâcher et à avaler sa nourriture. Elle m'assurait que tout allait bien et qu'elle avait simplement besoin d'un peu de repos, mais après avoir usé de cette excuse pendant des mois, je ne la croyais plus une seule seconde. Ma sœur était malade de fatigue, et ça, elle n'aurait jamais pu l'admettre.
Ce que je n'osais m'avouer, c'était que si je ne sortais plus, c'était aussi parce que ma santé déclinait dangereusement. Durant toute une période, j'avais cessé de porter mes vêtements pour ne me draper dans une couverture, à cause des poux. J'aurais pu rendre l'âme à cause du froid, mais heureusement, Janny avait eu la gentillesse et le bon sens de me donner de nouveaux vêtements.
La situation à Belsen devenait critique. Il n'y avait vraiment plus de place. Tout le monde s'entassait. Les couchettes étaient passées de deux à trois étages. Les épidémies de typhus commençaient, et, comme l'avait prédit Augusta, faisaient des ravages. Le nombre de mortes chaque jour ne parvenait même plus à réguler la population du camp. C'était tout simplement impossible. Bergen-Belsen n'était, à la base, qu'un petit camp d'échange de prisonniers et de transit insignifiant. Mais depuis, son rôle avait changé, et il fourmillait de détenus. Depuis le début de l'hiver, c'était encore pire. Comme si l'arrivée de prisonniers des quatre coins de l'Europe allant taper dans nos rations de nourriture et d'eau en plus de nous piquer de la place dans les baraques était notre cadeau, un peu tardif, de Noël ou de Hanoukka.
Janvier... Le mois de l'enfer. Je n'osais plus examiner mon corps : il m'effrayait et me rappelait que je n'étais pas mieux lotie que les autres. La peur d'attraper le typhus, ou pire, que Margot l'attrape, me rattrapait même dans mes cauchemars.
Début février, Augusta fut sélectionnée pour partir travailler dans un autre camp. Son départ m'arracha des larmes, à Margot aussi. Et si elle ne survivait pas ? L'idée d'être à nouveau séparée d'une personne qui m'était chère m'était difficilement supportable, d'autant plus que je l'avais brièvement retrouvée. Ce n'était que maintenant qu'elle était partie que je me rendais compte à quel point elle m'avait été précieuse. Je devais maintenant m'occuper de ma sœur toute seule, et celle-ci s'en sentait un peu coupable. Quand elle était assez en forme, elle me disait d'arrêter de la surveiller comme le lait sur le feu. Le reste du temps, elle se roulait en boule sur un côté de la couchette, emmitouflée tant bien que mal dans une couverture rêche.
Personne ne put remplacer le soutien que m'avait apporté ma protectrice. Certaines m'offrait parfois un peu de nourriture ou de l'eau, des vêtements. Leurs attentions me touchaient, mais je ne parvenais pas à retrouver le moral. Quand nous en trouvions le temps, Lin, Janny et moi nous réunissions pour parler un peu et nous échanger quelques conseils ou combines intéressantes à Belsen. Mais cela restait exceptionnel tant nous étions happées par le tourbillon de nos vies. Il y avait tant à faire.
Les retrouvailles avec Nanette, une ancienne camarade de classe, m'aidèrent à sortir la tête de l'eau. Comme Bloeme, c'était davantage la nostalgie qu'une réelle amitié qui me faisait apprécier sa présence, mais mon cœur était en carence d'amour, alors je tenais à rester auprès d'elle pour ressentir cette connexion particulière qui existe entre deux amies. Celle qui liait Nanette et moi était plus faible que celle avec Hanneli, mais elle m'aidait quand même à compenser l'absence de rendez-vous avec mon amie.
Un jour, je me réveillai par de grosses douleurs au dos, aux jambes, aux bras, au ventre. En fait, chaque centimètre carré de mon corps étaient parcourus d'élancements douloureux. Jamais je n'avais tant souffert de courbatures, d'autant plus qu'elles persistèrent. Margot aussi en ressentait. Au début, je me dis que nos activités physiques nous fatiguaient plus qu'avant à cause de notre affaiblissement. Mais quand de violents maux de tête se déclarèrent chez ma sœur et moi, l'inquiétude me gagna.
J'avais de la fièvre. Mon corps était bouillant, pourtant je grelottais. Je demandais sans cesse aux autres de fermer la porte qui laissait passer des courants d'air, quand ce n'était pas Margot qui le faisait à ma place. Celle-ci avait des crises de délire terrifiantes dans lesquelles elle pleurait, criait ou appelait nos parents à l'aide. Il m'était difficile de supporter ses paroles. J'essayais de faire la sourde oreille et de ne pas y prêter attention quand je lui aspergeais le visage d'eau et que je la rassurais. Souvent, nous pleurions toutes les deux, elle dans son délire, moi parfaitement consciente : comment ne pas réagir en entendant votre propre sœur dont vous vous occupez presque en permanence dire, dans ses crises, qu'elle se sent affreusement seule et qu'elle préfère mourir que continuer à être un paquet de soucis ? Je faisais mine de rien lorsqu'elle retrouvait ses esprits, mais parfois, je craquais et, à défaut de tout lui expliquer, je devenais froide avec elle. Je savais que ses délires étaient le reflet de ses pensées les plus profondes. Margot m'exaspérait lorsqu'elle se plaignait de mes brusques changements d'humeur, qu'elle ne comprenait évidemment pas. C'était une des nombreuses sources de conflit qui existaient entre nous deux. Je la trouvais trop négative, elle me jugeait trop lunatique ou impulsive, je la considérais trop pleurnicharde, elle me disait exigeante. Mais dès que nous sombrions dans le sommeil, nos différends disparaissaient et au réveil, j'étais de nouveau à son chevet.
L'appel était l'épreuve la plus redoutable de la journée. Irma, la responsable de la baraque, nous avait encore proposé, à Margot et à moi, de ne plus y assister. Ma sœur avait immédiatement accepté, mais moi non. Le fait de rester sur ma couchette au moment où, d'ordinaire, je devais me rendre au roll call m'aurait trop rappelé que mes forces avaient diminué et que je n'étais même plus capable de marcher.
- Je suis très malade, Irma, je le sens, lui soufflai-je, un jour où j'étais si épuisée que je ne pouvais presque plus agiter la main.
- Mais non, enfin, mais non, répétait-elle. Arrête de te faire un sang d'encre. Je suis sûre que tu te rétabliras bientôt.
Elle détourna la discussion avec adresse et me demanda ce que j'avais mangé aujourd'hui pour être aussi pessimiste.
- A vrai dire, pas grand-chose, avouai-je. Je donne la moitié de ma ration à Margot. Elle ne mérite pas de mourir ici, à même pas dix-neuf ans. Elle a toute la vie devant elle. Elle devrait faire des études et être heureuse.
Irma me prit la main et sourit en secouant la tête.
- Ta grande sœur a de la chance de t'avoir, ma petite. Il faut voir comment tu t'occupes bien d'elle.
Cette remarque me remplit de fierté.
- Mais toi aussi, Anne, tu as la vie devant toi, reprit Irma. Tu as tendance à l'oublier. Tu ne devrais pas te priver de nourriture pour elle car sinon, c'est également toi qui encours de grands risques. Tu ne devrais pas t'empêcher de vivre pour Margot. Conseil d'amie, tu sais bien que je ne voudrais pas t'imposer quoi que ce soit, ajouta-t-elle avec prudence. C'est à toi de te prendre en main et de décider pour vous deux, mais...
- Je crois qu'il vaudrait mieux que vous vous mêliez de vos affaires, la coupai-je, outrée qu'on puisse me reprocher de trop m'occuper d'elle.
- Oh, si tu le prends comme ça, rétorqua Irma en tournant les talons.
- C'est ça, faites la victime, en plus. Comment osez-vous me dire une chose pareille ?!
Je jouais les têtes de mule, mais au fond, je savais qu'il y avait une part de vérité dans ce qu'elle disait.
Oh non pas le typhus.... je sais que c’est de ça que Anne est morte T-T Je suppose qu’on approche de la fin, de ce moment autant attendu que redouté... T-T Je ne me rappelle plus combien de chapitres il reste mais c’est que ce ne sera pas assez....
Bon j’arrête de chouiner, j’aime énormément ce que tu fais. Ça m’émeut profondément. Je vais donc attendre impatiemment la suite.
Petite coquille : Les retrouvailles avec Nanette, une ancienne camarade de classe, m'aida à sortir la tête de l'eau. -> m’aidèrent
À bientôt !