Au lever du jour, réveillée par la responsable de la baraque, je me sentais épuisée. Cela faisait plusieurs nuits que je ne dormais que deux ou trois heures. Lors de l'appel, j'étais frigorifiée. Je ne parvenais même plus à trouver la force de remuer les bras ou de frapper les pieds sur le sol boueux pour améliorer la circulation de mon sang.
Le ciel était bas, les nuages gris. Il y avait une drôle d'atmosphère. Au lieu d'être plongé dans la semi-obscurité habituelle, le camp était étrangement illuminé. La lumière du soleil, blanche et vive, éclairait l'amoncellement de nuages noirs et dessinait leurs contours avec précision. La scène en devenait presque irréelle. J'avais l'impression de l'observer de l'extérieur. Ce devait être la première fois que je considérais avec un véritable intérêt le roll call depuis mon premier jour à Auschwitz. Une personne qui n'y était pas habituée devait trouver cela terriblement inquiétant.
Des milliers de détenues en haillons rangées et silencieuses. Quelques-unes portant leurs camarades mortes dans la nuit pour les jeter dans les fosses communes. Les aboiements féroces des chiens dressés pour tuer. Le claquement des talons des bottes des SS, passant et repassant dans les rangs, les bras suivant militairement le balancement des jambes. Leur regard dur et abruti de ceux qui ne voyaient plus vraiment les prisonnières misérables et décharnées. La fatigue de ces dernières, levées depuis quatre heures du matin et debout immobiles depuis cinq, la peau polie par des mois à être fouettée par le vent glacial ou par les matraques. Leur faim grondante, rugissante, dans tous les ventres. Leurs paupières ouvertes mais leurs yeux fermés sur le monde, résolues à rester passives devant cette mélancolie et cette tristesse plus épaisses que leurs vêtements de toile. Et rien n'était prêt de s'arranger. Décembre s'était envolé. Le mois de janvier semblait s'étirer à l'infini, avec son lot de neige, de gel, de boue et de pluie, et puis toujours du gris, du gris, et encore du gris. Mais le pire restait les maladies. Le soir, assises sur leurs couchettes, les anciennes de Bergen-Belsen discutaient ensemble et faisaient part aux autres de leurs inquiétudes. Elles parlaient d'un véritable chamboulement à cette période. "Si vous survivez depuis avril dernier, ne croyez pas que vous pourrez forcément sortir indemne de l'hiver, disaient-elles."
J'aurais voulu faire un bond dans le temps pour ne jamais connaître ces moments-là, qui s'approchaient inexorablement.
Mes yeux me piquaient. Je fixais le même point depuis deux heures déjà, et je m'escrimais en plus à examiner la scène dans ses moindres détails. Mes yeux, comme tout le monde ici, SS aussi bien que prisonniers, avaient cessé de communiquer avec mon cerveau et n'enregistraient plus ce que je voyais. Les morts, les gens ravagés par la maladie, la maigreur, les yeux globuleux de Margot qui mangeaient la moitié de son visage osseux, tout me revenait dans mes cauchemars. Le reste du temps, je glissais dessus sans y prêter une réelle attention.
Au cours de la journée, je préférai profiter des derniers rayons de soleil avant de plonger dans des mois d'hiver rude. Je contemplais la plaine rase du camp, sa terre infertile, ses touffes d'herbe éparses, et ses centaines de femmes réparties en petits groupes, occupées à bêcher, travailler, parler, manger, boire, dormir ou dépérir. Mes jambes ne me soutinrent plus et je me laissai tomber à même le sol. Un long moment passa durant lequel, l'air hagard, je scrutais ce paysage de fin du monde, où les animaux étaient plus humains que les humains eux-mêmes et où, entourée de milliers de personnes, je me sentais complètement seule. Un désir vital de paix et d'amour pulsait dans mes veines. A chaque nouvel acte de violence qui se déroulait sous mes yeux, c'était moi qui recevais la gifle, le coup, l'insulte. J'aurais voulu donner un peu de force, un peu de courage, à cette femme qui pleurait son désespoir, à cette vieille dame écroulée par terre. J'aurais aimé recevoir un peu de leur douleur pour qu'elle leur soit plus facile à supporter.
Et finalement, je me sentis impuissante face à un tel désastre de misère humaine qui se déployait et s'étendait à perte de vue, et grandissait, grandissait, jusque derrière l'horizon. Le camp n'avait plus de limites que celles de la fraternité, bien lointaine, sur un autre continent peut-être. L'Europe tout entière était à l'image de Belsen. La haine empoisonnait les mœurs. Je me demandais quand arriverait le jour où les hommes pourraient vivre en une belle harmonie de langues, de nationalités, de religions et de couleurs. Un gigantesque patchwork de l'humanité, en somme. L'idée me plaisait.
Cette nuit-là, je réussis finalement à obtenir le paquet d'Hanneli. Il contenait du pain, quelques pruneaux séchés et une unique chaussette, de véritables petits trésors. Je pris une bouchée de nourriture pour la forme, mais le reste du paquet, chaussette comprise, devait revenir à Margot. Elle en avait plus besoin que moi. En rentrant dans la baraque 7, je remarquai immédiatement la présence inhabituelle d'Augusta, debout, d'une pâleur et d'une immobilité spectrales, au milieu de la pièce encombrée de détenues étendues et endormies.
- Vous ne dormez pas ? lui demandai-je.
- J'en suis incapable, répliqua-t-elle.
- Pourquoi donc ?
- Je n'ai pas l'esprit tranquille. Je me demande comment faire pour que Margot ne soit pas trop exposée à tous les microbes et aux poux qui gambadent ici, expliqua-t-elle.
- Les poux surtout, ajoutai-je avec conviction.
Elle sourit. Ma haine envers ces infâmes insectes était devenue une sorte de mythe et était connue dans toute la baraque.
- Le typhus s'attrape à cause d'eux, ajouta Augusta. Il risque d'y avoir des épidémies de cette maladie dans les semaines à venir.
- Je ne vois pas de solutions envisageables. Ils sont partout. J'ai beau les traquer, les tuer, secouer mes vêtements pour les débarrasser de leurs poux, rien à faire. Et je ne me vois pas déshabiller Margot, si vous voyez ce que je veux dire.
Augusta semblait au bord de la crise de nerfs.
- Mais il faut trouver une solution ! C'est une question de vie ou de mort. Ta sœur passe ses journées allongée sur sa couchette, difficile de faire plus exposée qu'elle aux maladies. Déjà qu'elle est très faible, avec le typhus, elle ne fera pas long feu, si j'ose dire.
- Oui, j'en suis consciente. Mais dans la baraque, elle reste au moins un peu préservée du froid. Elle se repose. Si vous voulez, à l'avenir, nous pourrions partir à la chasse aux insectes tous les soirs autour de la couchette de Margot.
Augusta hocha mollement la tête, dubitative.
- Tu as sans doute raison. On ne peut sûrement pas faire autre chose de plus efficace.
- Ne vous en faites pas, la rassurai-je. Vous faites déjà beaucoup pour Margot et moi, et nous vous en sommes extrêmement reconnaissantes. Aucune de nous n'oserait vous reprocher quoi que ce soit si nous tombions malades. Les risques de contamination sont terriblement élevés. Le mieux serait d'être sorties de là, tout simplement.
Les yeux de ma protectrice se firent rêveurs.
- Ce serait bien, souffla-t-elle. Tu imagines ? Je retrouverai Peter et Putti. Ils me manquent tant ! Nous mangerions ce que nous voulons, nous pourrions nous faire couler de bons bains et nous brosser les dents, depuis tout ce temps ! On pourrait aussi grignoter des petits gâteaux, porter de beaux habits en soie, et...
- Arrêtez ! la coupai-je sèchement. Taisez-vous immédiatement !
Mes paroles furent plus dures que je ne l'aurais souhaité.
- Quoi ? répliqua Augusta. Avec toutes les interdictions de Belsen, au moins, rêver n'est pas encore interdit ! Et ce n'est sûrement pas toi qui va y changer quelque chose. Tu n'as absolument pas le droit de me parler sur ce ton. Je croyais que tu avais grandi, mais j'ai l'impression d'entendre la vulgaire gamine que tu étais à l'Annexe !
Je vis rouge.
- Vous pensez vraiment que je suis une enfant, après tout ce que j'ai traversé ? Jusqu'à présent, j'ai survécu, avec environ trente années de moins que vous, séparée de mes parents, consciente qu'ils sont morts, obligée de veiller sur ma grande sœur qui devrait avoir la force de parler avec nous en ce moment-même !
Augusta continua de me fixer mais ne dit rien.
- Vous savez comme moi que rêver est un jeu dangereux, poursuivis-je. C'est pour vous que je le dis. Le retour à la réalité sera d'autant plus dur que vous aurez imaginé un monde meilleur. Vous souffrirez beaucoup, et tout cela pour quelques minutes de douce rêverie. Vous croyez vraiment que ça vaut le coup ? Penser au passé est inutile.
Des larmes, timides d'abord, puis abondantes, ruisselèrent sur son visage. Je pris ma protectrice dans mes bras pour la consoler.
- Je suis désolée, Anne, dit-elle en hoquetant. Je n'étais pas été assez f-f-orte. Je n'aurais pas dû te m-m-ettre dans une situation emb-b-barrassante en te confiant t-t-tout ça. C'est à m-m-moi d'être p-p-pragmatique.
- Mais non, mais non, tout va bien.
Nous restâmes comme ça un bon moment, puis je montai me coucher. Augusta était toujours debout lorsque je m'endormis, probablement en train ce ruminer ses pensées.
"Là voilà partie pour quelques jours de déprime," pensai-je avec compassion avant de sombrer dans un profond sommeil.
En tout cas je suis admirative de ton travail. À bientôt !