CHAPITRE 16 - La machine

Par Nqadiri

Connaissez-vous cette science fascinante, née dans l'esprit d'un certain Daniel Kahneman, qui démontre que l'être humain n'est qu'une collection de biais cognitifs attendant d'être exploités ? Une théorie qui, entre les mains du marketing moderne, s'est transformée en une arme de destruction massive du libre arbitre. Comme quoi, même les prix Nobel peuvent avoir des effets secondaires indésirables.

Tour InnovCorp, Paris, 2036. Le bureau de Farid occupe maintenant tout le 45ème étage, un open space transformé en laboratoire de manipulation comportementale. Sur les murs, des écrans géants affichent en temps réel le "Emotional Heat Map" de la France : des points rouges qui pulsent partout où les algorithmes détectent une "opportunité de conversion émotionnelle".

Montferrand, toujours perché sur son ballon de gym devenu aussi emblématique que son incompréhension des concepts qu'il cite, rebondit avec enthousiasme devant la dernière présentation de Farid.

"Fascinant, ce... comment dites-vous déjà ? System 2 ?"

"Système 1", corrige Farid. "La pensée rapide, intuitive, émotionnelle. Celle que nous ciblons pour..."

"Peu importe les chiffres", le coupe Montferrand en rebondissant plus fort. "Ce qui compte, c'est que ça marche ! Nos actionnaires n'ont jamais été aussi heureux. D'ailleurs, en parlant de bonheur... c'est le système rapide ou lent qui gère ça ?"

Farid réprime un soupir. Expliquer Kahneman à Montferrand, c'est comme tenter d'apprendre la physique quantique à un poisson rouge. En costume italien.

"Monsieur le Vice-Président", interrompt son assistant virtuel, "Monsieur Durand-Dupuis est arrivé pour votre rendez-vous."

Ah, le fameux Durand-Dupuis. Septième génération à la tête des Chocolats Durand-Dupuis, une institution familiale qui refuse obstinément de "scaler" sa production artisanale. Une aberration dans le monde du growth hacking permanent.

"Farid !" Montferrand s'illumine comme un KPI dans le vert. "Vous allez voir, c'est exactement le genre de client qui a besoin de notre... comment appelez-vous déjà cette chose avec les biais ?"

"Notre Behavioral Marketing Enhancement Program", répond Farid. "BMEP pour les intimes."

"Exactement ! Montrez-lui comment nous transformons les PME ringardes en licornes disruptives !"

"Ces chocolats sont dans ma famille depuis 1873", explique Paul Durand-Dupuis en lissant distraitement sa moustache d'un autre siècle. "Nous produisons cent mille boîtes par an. Pas une de plus, pas une de moins." 

La directrice marketing d'InnovCorp, Sophie Chen, manque de s'étouffer avec son matcha-gingembre bio. "Cent mille ? Mais c'est ce que nos clients digital native font en une journée !"

"Et nous en sommes très heureux", répond tranquillement Durand-Dupuis. "Nos clients aussi, d'ailleurs."

Farid observe la scène depuis son fauteuil ergonomique à reconnaissance d'humeur. Son CRM nouvelle génération analyse en temps réel les micro-expressions de Durand-Dupuis : satisfaction à 72%, résistance au changement 89%, potentiel de disruption... erreur système.

"Monsieur Durand-Dupuis", commence Sophie en projetant un Powerpoint qui ferait passer un rapport McKinsey pour de la littérature jeunesse. "Laissez-moi vous présenter notre stratégie de Quantum Growth Optimization..."

Soixante-douze slides plus tard, Durand-Dupuis n'a pas bougé d'un poil de moustache. 

"Donc, si je comprends bien", résume Durand-Dupuis en sortant un carnet en cuir usé, "vous voulez multiplier notre production par cent, digitaliser nos recettes ancestrales, et créer une gamme de chocolats connectés qui analysent les émotions des consommateurs ?"

"Exactement !" s'enthousiasme Sophie. "Avec en prime une blockchain du cacao et des NFTs de chaque praline ! Imaginez : 'Le goût de la tradition, optimisé par l'IA' !"

L'algorithme de Farid détecte un pic d'amusement chez leur client. Pas le genre d'amusement qu'on recherche en rendez-vous commercial.

"Et vous comptez appliquer vos... comment dites-vous déjà ? Ah oui, vos 'dark patterns comportementaux' à nos clients ? Des gens qui achètent nos chocolats depuis trois générations ?"

"Le biais d'ancrage émotionnel !" intervient la responsable psychométrie. "C'est exactement ce que Kahneman..."

"Daniel Kahneman", l'interrompt doucement Durand-Dupuis. "Prix Nobel 2002. 'Thinking Fast and Slow'. Je l'ai lu. Fascinant de voir comment ses théories sur les limites de la rationalité humaine sont devenues des outils pour... exploiter ces mêmes limites."

Farid sent un frisson inexplicable lui parcourir la colonne vertébrale. Son bracelet de monitoring de performance vibre pour signaler une baisse anormale de combativité commerciale.

"Mais enfin, Monsieur Durand-Dupuis", s'exclame Sophie en affichant une nouvelle rafale de slides plus agressifs les uns que les autres, "c'est l'évolution naturelle du marché ! Regardez nos projections : en appliquant l'aversion à la perte sur vos prix, l'effet d'ancrage sur vos packagings, et le biais de confirmation sur nos campagnes ciblées..."

"Vous pourriez multiplier nos bénéfices par dix", complète paisiblement Durand-Dupuis. "Comme vous l'avez fait pour les Macarons Lenôtre, les Biscuits Saint-Michel, et tous ces autres artisans devenus des 'success stories' de la foodtech." 

Il sort de sa poche une tablette de chocolat emballée dans du papier kraft. "Vous connaissez l'histoire de cette recette ?"

L'IA de Farid tente frénétiquement d'analyser le packaging vintage qui échappe à tous ses algorithmes de reconnaissance.

"C'est notre Pavé des Amoureux. Créé par mon arrière-grand-père pour son épouse. La légende dit qu'il a mis sept ans à perfectionner la recette. Un peu lent pour vos standards de 'time to market', j'imagine."

"Que voulez-vous", reprend Durand-Dupuis en rangeant délicatement la tablette dans sa poche, "mon arrière-grand-père n'avait pas d'algorithme pour décoder les goûts de sa femme. Il a dû procéder à l'ancienne : par essai-erreur, avec passion et patience. Un concept qui doit sembler bien archaïque à l'ère du 'Customer Sentiment Tracking' en temps réel."

Sophie semble sur le point de contrer avec une nouvelle cargaison de slides, mais Farid lève silencieusement la main. 

"Monsieur Durand-Dupuis", dit-il de sa voix la plus onctueuse, celle qu'il réserve habituellement aux acquisitions hostiles. "Nous comprenons votre attachement à la tradition. Mais le monde change. Les consommateurs changent. Même les émotions changent. Ne voulez-vous pas évoluer avec eux ?"

Durand-Dupuis le regarde droit dans les yeux. L'IA détecte une assurance de 98%, une détermination de 95%, et une imperméabilité au bullshit corporate de 100%.

"Mon cher Farid", répond-il avec un sourire poli. "Depuis cinq générations, nous n'avons pas cherché à changer les émotions de nos clients, mais à les honorer. Nos chocolats ne sont pas une 'expérience utilisateur à optimiser', mais une histoire de goût, de savoir-faire, de temps. Quelque chose qui ne peut pas être capturé par vos capteurs ou vos algorithmes."

Il se lève, rajustant son veston d'une autre époque. "Je comprends votre vision. Vraiment. Transformer chaque émotion en opportunité, chaque préférence en prédiction, chaque interaction en transaction. C'est tentant. Mais voyez-vous, chez Durand-Dupuis, nous préférons laisser une part de mystère. Un espace pour la surprise, l'inattendu, l'ineffable. C'est peut-être ça, notre recette secrète."

Il tend la main à un Farid momentanément à court de répartie corporate. "Je vous remercie pour votre temps et vos... éclairantes propositions. Mais je crains que nous ne soyons pas compatibles avec votre approche. Nous préférons rester une entreprise à taille humaine, avec des clients à taille humaine, et des émotions à taille humaine."

Durand-Dupuis parti, le silence en salle de réunion est si dense qu'on pourrait le découper en parts de marché. 

"Bon", lance finalement Sophie en projetant un nouveau slide comme on jette une bouée à un noyé, "revenons à nos personas clients. D'après notre matrice de segmentation comportementale, nos early adopters du segment 'Anxiété Latente' devraient réagir positivement à notre nouvelle campagne de chocolate bombing émotionnel..."

Farid hoche mécaniquement la tête, son cerveau tournant déjà à plein régime pour trouver un angle d'attaque sur ces irréductibles Durand-Dupuis. Peut-être via leur supply chain ? Ou en lançant une rumeur de rachat hostile ? 

Son assistant IA lui souffle discrètement à l'oreille : "Vous avez reçu 17 contrats de growth hacking à signer, 8 slides d'onboarding émotionnel à approuver, et 3 demandes de debrief sur nos dernières campagnes de dopamine-driven fidelization."

Soudain, une notification prioritaire clignote sur son écran : "Appel entrant - Rayan Benmokhtar". Son fils. Qu'il n'a pas vu depuis... combien de temps déjà ? L'algorithme de Farid calcule rapidement : 147 jours, 12 heures et 36 minutes. Un record.

Sa main plane un instant au-dessus de l'écran, hésitant entre "Décrocher" et "Renvoyer". Rayan qui l'appelle en pleine journée, c'est aussi rare qu'un client satisfait dans les KPIs de l'équipe de Sophie.

"On doit éradiquer ce 'biais de la famille'", avait un jour décrété Montferrand. "Rien de plus néfaste pour la productivité qu'un enfant qui pleure ou un conjoint qui réclame de l'attention. Il faut apprendre à nos collaborateurs à compartimenter leurs émotions." 

Approuvé à l'unanimité par le board. 

Farid jette un œil à son bracelet de monitoring de performance. Son niveau d'empathie est dangereusement élevé. Presque... humain. La fatigue sans doute. Ou un bug de capteur. 

Son doigt appuie sur "Renvoyer". 

Le message pré-enregistré se déclenche automatiquement : "Bonjour, vous êtes bien sur la messagerie de Farid Benmokhtar, Vice-Président des Ventes chez InnovCorp. Je suis actuellement en réunion stratégique et ne peux pas vous répondre. Merci de me recontacter pendant mes 15 minutes de disponibilité émotionnelle quotidienne, tous les jours entre 22h15 et 22h30. Pour toute urgence, merci de contacter mon assistant virtuel ou de déposer une demande via le formulaire 'Interaction Filiale Express'. Je vous souhaite une excellente journée orientée croissance." 

Un bip. Puis la voix fluette de Rayan, comme un écho lointain d'un monde oublié : "Papa... C'est moi... Je voulais juste... Enfin, rappelle-moi. Quand tu pourras. Je... Je t'aime."

Farid cligne des yeux. Un instant de flottement où quelque chose remue, comme une palpitation d'un organe atrophié. Il regarde autour de lui. Les écrans continuent d'afficher leurs dashboards, imperturbables. Les managers poursuivent leur dance absurde du ROI. Son assistant IA défile les prochains rendez-vous de la journée.

La machine tourne. Parfaitement huilée. Parfaitement optimisée.

En deux clics, le message de Rayan est archivé dans le dossier "Urgence Non-Business - Traitement Différé". Une nouvelle notification s'affiche déjà : "Validation Mensuelle des Seuils d'Acceptabilité Morale".

Un dernier regard vers son téléphone. Un dernier reboot émotionnel. Puis Farid se replonge dans les slides, les chiffres, les projections. Sa zone de confort. Son refuge contre la fragilité des sentiments humains.

Autour de la table, les managers s'agitent comme des abeilles dans une ruche de verre et d'acier. Des abeilles en costumes italiens, qui transforment chaque bribe d'émotion humaine en miel corporatiste.

Leila observe Noureddine par-dessus son épaule, un sourcil haussé en signe de défi.

"Alors, on a fini de jouer les Cassandre de l'ère digitale ? Tu t'es enfin rendu compte que la vraie dystopie, c'est pas les algorithmes qui manipulent nos émotions, mais les émotions qui manipulent nos algorithmes ?"


Elle se penche sur le manuscrit, pointant du doigt un passage au hasard.


"Regarde-moi cette description de Farid. On dirait un cyborg qui aurait avalé un manuel de growth hacking. Tu crois vraiment que c'est comme ça que tu vas toucher les gens ? En leur balançant des concepts de neurosciences à la figure ?"


Noureddine ouvre la bouche pour se défendre, mais Leila le coupe d'un geste impatient.


 "Non, laisse-moi deviner. Tu vas me dire que c'est de la satire, que tu grossis le trait exprès pour mieux dénoncer le système. Mais tu sais ce que je vois, moi ? Je vois un auteur qui se cache derrière ses propres pirouettes intellectuelles."


Elle s'assoit sur le bord du bureau, le regard soudain plus doux.


 "Je sais ce que tu essaies de faire, Noureddine. Tu veux montrer à quel point le monde corporate peut être déshumanisant. Mais en poussant la caricature trop loin, tu passes à côté de l'essentiel. Ce qui est effrayant, c'est pas que Farid soit devenu un robot. C'est qu'il soit devenu un robot en pensant faire ce qu'il faut."


Elle tapote le manuscrit du doigt, pensive.


"C'est ça que tu devrais explorer. Pas les algorithmes de manipulation émotionnelle, mais les émotions qui nous poussent à créer ces algorithmes. La peur de l'échec. Le besoin de contrôle. L'illusion de toute-puissance. C'est ça, le vrai visage de la dystopie corporate."


Noureddine soupire, soudain très las. Leila a toujours eu le chic pour mettre le doigt là où ça fait mal.


"Tu as raison", admet-il à contrecœur. "Je me suis laissé emporter par mes propres concepts. J'ai voulu dénoncer la deshumanisation en deshumanisant mes propres personnages."


Leila lui presse l'épaule avec une tendresse moqueuse.


"Bienvenue dans la grande famille des auteurs qui se font berner par leur propre intellect. Mais ne t'en fais pas, ça se soigne. Il suffit de se rappeler qu'au bout du compte, ce qui compte, c'est l'humain. Dans toute sa complexité, ses contradictions, sa beauté imparfaite."


Elle se lève, lui ébouriffant les cheveux au passage.


"Allez, remets-toi au travail. Et cette fois, essaie de ne pas transformer Farid en T-800 du marketing. Même les cyborgs ont droit à un peu de nuance."


Noureddine la regarde quitter la pièce, un sourire aux lèvres. Puis il se retourne vers son écran, les doigts suspendus au-dessus du clavier.

Moins de concepts, plus d'émotions. Moins de satire, plus d'humanité. 

Il est temps de retrouver le vrai visage de Farid, derrière le masque du robot corporate
.


Doucement, presque tendrement, il efface la dernière phrase du chapitre. Et recommence à écrire.​​


L’empereur est nu, et ses batteries sont à plat.

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