Il existe un phénomène fascinant dans le monde corporate qu'on appelle le syndrome du cost killer : cette capacité remarquable à transformer un idéaliste en machine à licencier en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "réorganisation stratégique".
Casablanca, 2034. Quatre ans que Farid règne sur l'antenne africaine d'InnovCorp comme un pacha digital sur son royaume de KPIs. Quatre ans à jouer les success stories de la diversité, l'exemple parfait du "local boy made good". Le petit arabe devenu Marc-Antoine. La revanche des banlieues, version powerpoint.
Dans son bureau au 7ème étage d'une tour qui défie le ciel marocain, notre héros contemple son empire de verre et de slides. Sur les murs, des tableaux de bord numériques clignotent comme autant de voyants sur le cockpit d'un avion en perdition. Rouge pour les objectifs non atteints. Orange pour les performances médiocres. Vert... En fait, il n'y a plus de vert depuis longtemps.
"Monsieur le Directeur", annonce sa nouvelle assistante (la quatrième en six mois, les trois premières ayant succombé à des "épuisements professionnels stratégiques"), "votre réunion de transformation mindset commence dans cinq minutes."
Farid hoche la tête sans lever les yeux de son MacBook dernier cri. Sur son écran, des courbes plongent comme des suicidés du haut d'une tour corporate. Le genre de graphiques qui font trembler les comptables et sourire les consultants en restructuration.
"Préparez la salle Disruption", ordonne Farid en enfilant sa veste Zegna. "Et rappelez à tout le monde que le dress code 'Leadership nouveau monde' est obligatoire."
Le dress code "Leadership nouveau monde", dernière invention de la start-up nation version Maghreb : costume trois pièces pour montrer qu'on est sérieux, baskets de luxe pour prouver qu'on est cool, et Apple Watch en mode fitness pour culpabiliser ceux qui n'ont pas encore succombé à la religion du "healthy management".
La salle Disruption - anciennement salle de prière reconvertie en temple de l'agilité - bourdonne déjà des murmures anxieux d'une vingtaine de managers. Chacun arbore le même sourire crispé, celui qui dit "je suis tellement passionné par mon travail que j'en oublie de dormir".
"Mes chers collaborateurs", commence Farid en balayant la salle du regard, "j'ai une excellente nouvelle : nous allons devenir encore plus performants."
Un frisson parcourt l'assemblée. Dans le vocabulaire de Farid, "plus performants" signifie généralement "moins nombreux". C'est ce qu'on appelle l'optimisation des ressources humaines, ou l'art de faire plus avec moins jusqu'à ce qu'il ne reste plus personne pour faire quoi que ce soit.
"Le siège nous demande un effort de productivité de 30%", continue-t-il avec le sourire du serpent qui propose une pomme à Ève. "Une magnifique opportunité de montrer notre excellence opérationnelle."
Dans la salle, les hologrammes des managers distants vacillent légèrement. La 5G n'est toujours pas parfaite en 2034, même avec les dernières antennes quantiques d'Orange. Certaines choses ne changent jamais, comme la qualité des connexions ou l'absurdité des objectifs corporate.
"J'ai analysé nos KPIs", poursuit Farid en projetant un tableau qui ferait pleurer un comptable. "Et je dois dire que je suis... déçu." Il laisse planer le mot comme une épée de Damoclès digitale. "Nous avons des collaborateurs qui ne passent que douze heures par jour au bureau. Certains prennent même des vraies pauses déjeuner. D'autres osent avoir une vie personnelle."
Un manager lève timidement la main. "Mais monsieur, les nouvelles lois sur l'équilibre vie pro-vie perso..."
"Les lois", coupe Farid avec un rictus, "sont faites pour les faibles. Chez InnovCorp, nous sommes des winners. Des champions. Des warriors de l'excellence opérationnelle. Et les warriors ne comptent pas leurs heures."
Il fait défiler sa présentation avec la précision d'un chirurgien maniant son scalpel. Chaque graphique est une nouvelle blessure dans le moral des troupes.
"Regardez ces chiffres", assène-t-il. "Notre taux de burn-out n'est que de 40%. La moyenne du secteur est à 60%. C'est inadmissible. Comment voulez-vous qu'on soit leaders si nos collaborateurs ne se donnent pas à 200% ?"
Sur l'écran géant, les slides défilent comme un compte à rebours vers l'apocalypse corporate. Chaque chiffre est une nouvelle pierre dans le jardin de la médiocrité, chaque graphique une ode à la surperformance.
"Et ne parlons même pas des congés paternité", soupire Farid avec le mépris de celui qui a oublié qu'il a un fils quelque part à Paris. "Sept collaborateurs ont osé prendre leurs quinze jours réglementaires. Quinze jours ! Vous imaginez tout ce qu'on peut rater en quinze jours ? Des deals. Des closings. Des opportunités de scalabilité disruptive !"
Dans un coin de la salle, Mohammed, jeune manager fraîchement promu, ose un murmure : "Mais ma femme attend des jumeaux..."
Le regard que lui lance Farid pourrait congeler le Sahara. "Des jumeaux ? Parfait. Double productivité. Vous pourrez travailler pendant qu'ils dorment. D'ailleurs, avez-vous pensé à optimiser vos nuits ? Le sommeil, c'est du temps perdu pour le business."
Il sort de sa poche le dernier gadget à la mode : un bracelet connecté qui mesure la "performance sleep" et envoie des rapports d'activité cérébrale directement aux RH. "À partir de la semaine prochaine, le port de cet appareil sera obligatoire. Nous devons tracker chaque seconde, monitorer chaque inspiration. L'excellence ne connaît pas de pause."
Un murmure anxieux parcourt la salle. Le bracelet brille sous les néons comme un symbole de leur servitude volontaire version 2.0.
"Mais rassurez-vous", poursuit Farid avec un sourire qui n'atteint pas ses yeux, "nous pensons aussi à votre bien-être. Le département Chief Happiness vient de lancer une nouvelle initiative : 'Méditation Mindful pour Managers Mindless'. Quinze minutes de zen entre deux licenciements. La pleine conscience au service de la performance."
Il fait défiler une nouvelle slide. Un camembert multicolore qui ressemble à une tarte aux données périmées.
"Voici notre nouveau Dashboard of Happiness. Rouge pour les collaborateurs trop heureux - donc probablement pas assez impliqués. Vert pour ceux au bord de s’écrouler - nos vrais talents. Et gris pour ceux qui... eh bien, qui ne seront bientôt plus un problème pour nos statistiques."
Sarah, responsable innovation et mère de trois enfants, lève une main tremblante : "Et le programme de parentalité flexible dont on avait parlé ?"
"Ah, la parentalité", ricane Farid. "Parlons-en. Savez-vous que les enfants font baisser la productivité de 23,7% ? J'ai les chiffres ici. Alors oui, nous allons flexibiliser. Désormais, les réunions critiques auront lieu entre 20h et 22h. C'est l'heure du coucher des enfants, non ? Parfait pour se concentrer sur l'essentiel."
"D'ailleurs", enchaîne Farid en sortant une nouvelle présentation intitulée "Optimisation des Ressources Familiales 3.0", "j'ai fait calculer par notre IA prédictive le coût exact d'un enfant en termes de performance corporate. Tenez, regardez ce slide."
L'écran affiche maintenant un tableau glaçant :
- Un bébé = -47% de disponibilité mentale
- Un enfant malade = 3,2 jours de productivity loss
- Une sortie scolaire = 1,4 meeting manqué
- Un anniversaire = 2,3 heures de focus time gaspillées
"Ce sont des chiffres qui font réfléchir, n'est-ce pas ?" Farid savoure le malaise ambiant comme d'autres dégustent un bon vin. "Heureusement, nous avons des solutions. Notre nouveau partenariat avec KidsCorp propose des stages de coding dès 3 ans. Transformons nos handicaps en atouts. Un enfant qui code à 3 ans est un futur consultant qui facture à 25."
Au fond de la salle, une main se lève. C'est Youssef, fraîchement divorcé suite à un "surinvestissement professionnel optimisé".
"Mais Monsieur le Directeur, vous qui avez un fils..."
Le regard de Farid devient subitement aussi froid qu'un audit fiscal.
"Mon fils", coupe Farid avec la précision d'un laser corporate, "comprend parfaitement les enjeux business. D'ailleurs, je l'ai inscrit à la Young Leaders Academy. À six ans, il peut déjà pitcher en anglais et faire un ROI prévisionnel sur ses notes scolaires."
Mensonge parfait, comme son costume. La vérité, c'est que Rayan ne répond même plus à ses FaceTimes mensuels, lassé de voir son père reporter leur rendez-vous virtuel pour cause de "quick sync avec Amsterdam".
"Revenons à nos KPIs", enchaîne-t-il rapidement. "J'ai remarqué que certains d'entre vous utilisent encore leur pause déjeuner pour... manger. C'est d'un vintage. En 2034, un vrai leader se nourrit de challenges et de deadlines. La nourriture, c'est pour les faibles."
Il projette un nouveau slide : "Food Optimization Program". Le logo montre une salade triste qui se transforme en courbe de croissance.
"À partir de lundi, la cafétéria sera remplacée par un espace de 'nutriment networking'. Des capsules de protéines enrichies en vitamines corporate. Zéro perte de temps, maximum d'efficacité. Et bien sûr, chaque bouchée sera trackée et intégrée à votre évaluation annuelle."
Son téléphone vibre soudain. La photo du PDG s'affiche - costume sur mesure, bronzage algorithmique et cette même expression de téléévangéliste en plein prime time qui l'avait accueilli le jour de sa remise de diplôme.
"Mes chers collaborateurs", susurre Farid avec un sourire carnassier, "une petite pause s'impose. Notre cher PDG requiert mon attention. Sans doute pour me féliciter de nos méthodes d'optimisation parentale."
Dans son bureau, seul face à l'écran, Farid rajuste sa cravate par réflexe pavlovien.
L'écran de son MacBook s'illumine sur le visage de de Montferrand, toujours perché sur son éternel ballon de gym, même en tant que PDG. Certaines choses ne changent jamais, comme la capacité du management à réinventer l'excellence.
"Farid ! Mon petit prototype d'excellence multiculturelle !" La voix de de Montferrand rebondit comme son corps sur le ballon. "J'ai suivi vos performances à Casablanca. Votre approche de l'optimisation des ressources est... comment dire... magnifiquement agile."
"Le ballon aide toujours à la pensée transformationnelle ?" ne peut s'empêcher de demander Farid avec une pointe d'ironie.
"Plus que jamais ! D'ailleurs, nous venons d'équiper tout le comité exécutif. L'agilité physique boost l'excellence opérationnelle de 47% selon nos dernières études en neuroscience managériale. Mais je vous appelle pour une raison précise..."
"Mon petit Farid", reprend de Montferrand en rebondissant avec enthousiasme, "nous avons une opportunité exceptionnelle pour vous. Le poste de Vice-Président des Ventes. Une évolution naturelle pour quelqu'un qui excelle dans l'art de la... persuasion commerciale."
Farid retient un sourire. "Persuasion commerciale". Cette jolie façon de dire qu'il est devenu un expert en l'art de vendre n'importe quoi, y compris son âme.
"Pensez-y", continue de Montferrand, son ballon couinant à chaque rebond. "Vous serez notre success story ultime. L'incarnation parfaite de l'excellence commerciale InnovCorp. D'ailleurs, vos méthodes de management... disons... incisives, seraient parfaites pour booster nos équipes commerciales en Europe."
"Et mes équipes à Casablanca ?" demande Farid, feignant une préoccupation pour ces vies qu'il a si méticuleusement converties en chiffres.
"Oh, ne vous inquiétez pas. Nous avons déjà un autre... profil adapté pour vous remplacer. Quelqu'un qui saura maintenir cette belle dynamique de croissance que vous avez instaurée."
"Les chiffres parlent d'eux-mêmes", poursuit de Montferrand avec l'enthousiasme d'un prédicateur digital. "Sous votre direction, le turnover n'a jamais été aussi... optimisé. Et ce nouveau programme de parentalité corporate, une pure merveille ! J'ai déjà commandé mon hologramme pour le mariage de ma fille."
Il rebondit plus fort sur son ballon, emporté par son propre élan managérial.
"Imaginez ce que vous pourriez faire avec nos équipes commerciales européennes. Tous ces vendeurs qui pensent encore qu'avoir une vie personnelle est compatible avec les objectifs trimestriels... Ils ont besoin de votre... vision."
Farid observe l'écran, savourant l'ironie. Monsieur Diversité 2028 promu au rang de boucher en chef des forces de vente. Marc-Antoine en serait presque jaloux, s'il n'était pas trop occupé à méditer sur son propre ballon de gym quelque part dans la tour.
"Le package est... conséquent", continue Montferrand. "Bonus indexé sur le taux de démission volontaire, stock options proportionnelles au nombre de surmenages générés, et bien sûr, un abonnement premium à notre nouveau service d'intelligence artificielle parentale."
"D'ailleurs", s'enthousiasme de Montferrand tandis que son ballon émet un couinement approbateur, "votre expérience personnelle est un véritable atout. La façon dont vous avez optimisé votre propre situation familiale est un cas d'école. Nous pensons même en faire un module de formation : 'Comment transformer l'absence en performance'."
Il fait une pause, le temps de consulter ce qui semble être un tableau Excel de la déshumanisation.
"Les résultats sont impressionnants : productivité en hausse de 200% depuis votre divorce, taux d'engagement multiplié par trois depuis que vous ne voyez plus votre fils. C'est exactement ce mindset qu'il nous faut pour nos équipes commerciales."
Farid hoche la tête, son reflet dans l'écran lui renvoyant l'image du parfait prédateur corporate qu'il est devenu.
"Le board est unanime", poursuit Montferrand. "Vous êtes l'homme de la situation. D'ailleurs, nous avons déjà prévu votre première mission : un petit plan de 'réorganisation commerciale'. Rien de bien méchant, juste 30% des effectifs à... réorienter vers de nouvelles opportunités de carrière."
"Vous prendrez mes anciens bureaux", ajoute Montferrand avec la fierté d'un père corporate transmettant son héritage toxique. "J'ai laissé le ballon de gym, bien sûr. Et j'ai même fait installer un tout nouveau système de tracking des performances en temps réel. Les commerciaux adorent - enfin, ceux qui restent."
"Le timing est parfait", ajoute Montferrand entre deux rebonds. "Vous arriverez juste à temps pour notre nouveau programme 'Sales Force 3.0'. Un mix d'IA prédictive et de manipulation émotionnelle. Très... innovant."
Farid met fin à l'appel avec la précision chirurgicale qu'il a développée pour couper les liens humains. Se tournant vers ses managers toujours pétrifiés, il savoure ce qui sera son dernier discours à Casablanca.
"Mes chers collaborateurs", annonce-t-il avec un sourire de reptile, "comme vous venez de l'entendre, je suis promu à Paris. Mais ne vous inquiétez pas, les process que nous avons mis en place continueront à... optimiser vos vies. D'ailleurs, mon successeur est encore plus performant que moi en matière de désengagement émotionnel."
Dans son reflet sur la baie vitrée, il aperçoit l'ombre de ce qu'il était autrefois. Ce jeune idéaliste qui voulait changer le système. Le système l'a changé, en effet. Il l'a transformé en sa version la plus aboutie : une machine à vendre qui a réussi à se vendre elle-même.
"Alors, satisfaite de cette caricature ?" demande Noureddine en regardant Leïla qui vient d'apparaître dans son bureau.
"Tu n'as rien compris", soupire-t-elle. "Je te demandais de la nuance, tu me donnes du grand-guignol corporate."
"Au contraire", répond-il en jouant avec son stylo. "J'ai poussé l'absurde jusqu'au bout. Parfois, le système est tellement monstrueux qu'il faut en faire une parodie pour que les gens voient enfin sa vraie nature."
"En transformant mon ex-mari en méchant de dessin animé ?"
"Non, en montrant ce que le système fait de ses meilleurs éléments. Regarde l'Arnaud sur son ballon de gym. C'est ridicule, non ? Et pourtant, combien de managers en ce moment même réinventent l'excellence sur des ballons ergonomiques ?"
Leïla s'approche de l'écran où Farid continue de performer sa partition de petit tyran corporate.
"Tu sais ce qui est vraiment effrayant ?" dit-elle doucement. "C'est que cette version de Farid n'est peut-être pas si caricaturale que ça. Le système produit vraiment ces monstres-là."
"Exactement", sourit Noureddine. "La réalité dépasse tellement la fiction que la seule façon de la décrire, c'est d'en faire une farce."
"D'accord", concède Leïla. "Mais la prochaine fois, essaie au moins de lui donner un bureau sans vue sur la mer. Même les monstres corporate ne méritent pas une si belle vue."
L'empereur est nu, mais ses slides PowerPoint sont tellement éblouissants que personne n'ose le lui faire remarquer.