Chapitre 16 : L'orfèvre

Par Bleiz
Notes de l’auteur : Bonne lecture !

À quoi sert un dieu absent ?

Non, il fallait aller plus loin, se poser les questions que Mirage aurait dû se poser il y a longtemps.

Qu’est-ce qu’un dieu ?

Là, Mirage pouvait répondre : un être tout-puissant, aux pouvoirs destructeurs, qui régnait en maître absolu sur les hommes. Une entité dont la puissance était telle que les humains ne pouvaient y échapper ; si impressionnante qu’ils ne le désiraient pas ; si implacable qu’ils ne pouvaient même pas l’envisager. Une entité dont on ne pouvait pas réellement comprendre la nature – d’ailleurs, l’étendue du mystère était contenue toute entière dans son nom. « Dieu ». Ce simple mot, cette unique syllabe, s’adaptait à toutes les suppliques et gardait sa force dans le cri comme dans le souffle. Quatre lettres retenaient à elles seules le feu et la foudre, l’infini et l’inimaginable, la création avant les débuts de l’histoire et au-delà de la mort. « Dieu », ça venait si facilement à la bouche. Il n’avait pas besoin d’inspirer profondément, d’articuler, de réfléchir : le son naissait sur ses lèvres sans effort et s’envolait aussitôt.

Même invisibles, mêmes disparus, les dieux étaient constamment dans l’esprit des hommes. Ils gardaient toujours leurs maîtres avec eux. De là venait à Mirage la question suivante : qu’advient-il d’un fidèle sans dieux ? Ceux à qui on arrache la boussole, le foyer et l’espoir d’un même coup, délaissés par ceux qu’ils servaient, combien de temps leur fallait-il pour qu’ils comprennent qu’ils étaient seuls ?

Pourquoi Ojas priait ceux qui l’avaient déserté ?

Mirage n’osait pas le lui demander. Pourtant, il n’avait pas manqué d’occasions de le faire. Plusieurs fois, il avait failli l’interroger : quand le charpentier était affairé dans son établi et que Mirage l’observait sans mot dire depuis le couloir, quand il travaillait sur une de ses innombrables créations en raclant le bois avec sa lame, sur le porche de sa maison, et que Mirage assis à côté de lui prétendait lire les cartes que Chidera lui avaient prêtées. Mais à chaque fois qu’il s’apprêtait à parler, Ojas se tournait vers lui, et le jeune homme se retrouvait coi. Le souvenir de leur dispute l’empêchait de parler.

Cependant la question le tourmentait chaque jour un peu plus. Cela faisait une semaine qu’ils avaient trouvé les documents dans le bureau du grand prêtre, une longue, lente semaine, où Mirage avait compté les heures, trifouillé le matériel d’Ojas et déplacé chaque pièce du mobilier pour finalement tout remettre à sa place. Il fallait bien s’occuper pour faire taire cette voix – ce murmure lancinant dans le creux de son esprit qui lui rappelait que plus le temps passait, plus il risquait gros. Surtout que plus il attendait, plus les chances de trouver ceux qu’il cherchait s’éloignaient.

Or, les réponses se trouvaient au temple, et ils n’y étaient pas retournés depuis. Mirage pensait par moments qu’Ojas n’en parlait pas afin de le protéger – le protéger de quoi ? Mirage était parfaitement capable de se débrouiller seul. Il n’avait certainement pas besoin de son aide. Sans doute qu’il attendait que Mirage, frappé d’un soudain sens du devoir, le propose de lui-même. Alors Ojas rasséréné pourrait accomplir sa mission l’esprit tranquille et sans perdre de vue son prisonnier. Il allait attendre longtemps : Mirage était parfaitement satisfait de sa situation. Tant pis s’il reculait pour mieux sauter. Peut-être bien qu’il ne faisait que retarder l’inévitable, quitte à en souffrir les conséquences. 

Mais Mirage avait toujours était doué pour ignorer ce qui lui déplaisait. 

Pour l’instant, Mirage, le visage dissimulé sous sa cape, marchait à côté d’Ojas dans une rue inconnue, éloignée de chez eux, ignorant de son mieux l’œil blanc qui le suivait du haut de la colline. Pour l’instant, Ojas n’avait d’yeux que pour lui et ce regard-là semblait faire disparaître Mirage au reste du monde.

—Tu vas voir, lui disait-il avec un enthousiasme d’enfant, tu ne vas pas en revenir !

Le matin même, un message de Chidera leur était parvenu. C’est à son ordre qu’ils se rendaient au quartier des Orfèvres, de l’autre côté de la ville, pour entrer en contact avec l’un de ses hommes. Le réseau de la Volindra semblait s’étendre partout, et apparemment, un de ses espions avait pris note d’éléments pouvant les intéresser. Chidera ne pouvait bien évidemment pas s’y rendre elle-même : que diraient les gens en voyant l’héritière d’une des grandes familles parler avec un inconnu ? Elle avait donc décidé de les envoyer à sa place. 

Mirage y voyait aussi un rappel à l’ordre. On ne devient pas le plus jeune membre du Conseil pourpre sans exiger de ses subordonnés des résultats.

Mais si le jeune homme se demandait ce qu’ils allaient bien pouvoir apprendre, Ojas, lui, semblait complètement absorbé par l’architecture et l’activité bouillonnante qui régnait de ce côté du Tir.

—C’est si bien que ça ? dit Mirage en levant un sourcil circonspect. Pour l’instant, ça ressemble beaucoup aux Cordes…

Mais Ojas secouait la tête avec détermination.

—Le quartier des Orfèvres est complètement différent. Crois-moi, j’ai vécu ici quand j’étais apprenti. Et puis ça se voit ! Regarde : les maisons sont déjà plus grandes ! Les toits sont en pierre, un peu comme la villa Volindra – bon, pas tous, mais sur ta gauche par exemple – et même les dalles ! Ojas pointa le sol sur lequel ils marchaient. Ils ont fait venir des pierres roses des territoires de l’Empire. La rue respire l’art ! Il soupira, comblé par ce qu’il voyait. C’est ça, d’avoir des mécènes…

Ni pauvre, ni bourgeois, le quartier des Orfèvres était au cœur de l’art galatéen. De gigantesques ateliers y naissaient régulièrement et, sous la tutelle d’une poignée de maîtres réputés, fourmillaient des artisans et leurs apprentis. On les voyait, dès le petit matin, courant d’une bâtisse à l’autre, les bras chargés de papiers, de pinceaux et de glaise. Ils s’échangeaient deux mots en passant, se relayaient les ordres des uns et des autres, bousculaient les petites mains de leurs compétiteurs. Le dédale de ruelles bariolées était à l’image de ses habitants : il y avait de la peinture et des dessins sur les murs, sur les fenêtres, les vêtements, les mains… C’était là un fleuve d’un tout nouveau genre. Les dalles roses saupoudrées de pigments formaient un kaléidoscope aux teintes arc-en-ciel, sans queue ni tête. Déambuler dans cette rue pleine de bruits et de couleurs, les semelles de ses chaussures devenaient progressivement blanches, puis jaunes, puis vertes, passant d’une pierre pâle à une autre, suivant le large dos du charpentier dont le col accrochait par moments quelques mèches noires… Pour un peu, le jeune homme se serait cru dans un rêve. 

Sauf que Mirage ne rêvait plus depuis longtemps.

Soudain, Ojas s’arrêta devant une grande maison rouge et blanche, d’où entrait et sortait un flot continu de travailleurs. 

—C’est ici ! s’exclama-t-il. Hé, Malick !

Il se mit à faire de grands signes à un homme, adossé à une poutre, sur le perron. Celui-ci se retourna en entendant son nom. Il gratta sa tempe grisonnante, plissa les yeux en scrutant le charpentier de haut en bas, puis son visage buriné s’éclaira :

—Ojas, mon garçon ! Viens par ici, que je te vois ! Bon sang, ce que tu as grandi ! s’écria l’homme en lui tirant la joue. Qu’est-ce que tu manges pour avoir des épaules pareilles, du ciment ?

—Malick, arrête, rit Ojas plié en deux pour être à sa hauteur. Il frotta son visage rougi et désigna son invité : Je te présente mon ami, Mirage ! Il m’accompagne aujourd’hui. Je suis là pour la commande de dame Chidera.

—Ah, mais oui, fit Malick en se frappant le front. La table de jardin et les quatre chaises d’extérieur ? 

—En chêne, incrusté de jaspe et de nacre, confirma le jeune homme. Il faut que je parle avec le chef de projet, tu pourrais me le présenter ?

—Bien sûr, bien sûr. Entrez, c’est par ici !

Ils pénétrèrent à sa suite dans l’atelier. Il était à l’image de la rue qu’ils quittaient : bourdonnant d’une activité fiévreuse, cette haute bâtisse aux allures de grange regorgeait de toiles pleines de griffonnages et de blocs de pierre à moitié taillés. De longues tables longeaient les murs : les apprentis venaient régulièrement y déposer de grands plats en terre cuite où reposaient des mixtures colorées et y prendre quelque outil qu’on y avait déposé. De hauts échafaudages s’élevaient vers le plafond. Les artistes y grimpaient avec une agilité de singe et venaient ajouter leur touche à de gigantesques panneaux de bois. Mirage tournait sur lui-même, bouche bée. Il n’avait pas assez d’yeux pour voir et comprendre toutes les créations qui naissaient de toutes parts. Ojas le voyant faire souriait à pleines dents. 

Tandis qu’ils marchaient derrière lui, Malick continuait de parler :

—Et donc, Mirage, c’est ça ? C’est pas commun comme nom ! Tu travailles dans le bois, toi aussi ?

—Pas vraiment.

—Ah, je vois, dit leur guide avec sympathie. Tu cherches du travail ?

—On peut dire ça… Mais je ne pense pas avoir la carrure pour être charpentier.  

—En effet, acquiesça l’artisan en lui jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule. Qu’est-ce qui t’intéresses, alors ?

—Moi ? dit Mirage pensivement. Ses yeux tombèrent sur Ojas, qui attendait lui aussi sa réponse. Il esquissa un petit sourire : Moi, j’aime les belles choses.

—Alors tu vas aimer notre atelier ! s’écria Malick, aveugle aux oreilles écarlates d’Ojas qui regardait désormais le plafond comme s’il n’en avait jamais vu auparavant. Grâce aux Serza, notre atelier a accès aux meilleurs matériaux. Perles de la Mer chantante, émeraudes de l’Empire, or de Ters, bronze de Ludu… Tout ce que tu veux ! Tiens, tu n’as qu’à parler avec Rémi. Lui, c’est un orfèvre, un vrai de vrai ! Pas bavard, mais il sait ce qu’il fait. Il est dans le coin, attends un peu. Ojas, suis-moi, je crois que je vois notre homme à côté de la statue, là-bas…

—Je ne serai pas long, glissa Ojas avant d’être emmené par Malick vers un groupe d’artisans en pleine discussion.

Mirage resserra sa cape autour de lui. Il faisait chaud dans l’atelier. Des recoins sombres existaient pourtant, entre les échafaudages et les toiles de tissu placées à divers endroits pour recréer les éclairages voulus à tout moment de la journée. Peut-être que là, dans l’obscurité et à l’abri des regards, Mirage pourrait retirer son capuchon. Il se faufila entre les ouvriers et parvint à se glisser dans une alcôve déserte. 

Sur une de ces tables en bois faites à la va-vite, avait été déposé une boîte. Ouverte, elle révélait dans un écrin de velours quatre gemmes brillantes. Mirage s’en approcha à pas de loup, incapable de résister à leur éclat. Il fit glisser son capuchon : l’air frais lui arracha un soupir d’aise. Alors, se forçant à garder les mains derrière son dos, il se pencha au-dessus de la boîte à bijoux.

Rubis, diamant, saphir et émeraude. Les pierres précieuses, placées les unes à côté des autres, palpitaient dans la semi-clarté de l’atelier. On aurait dit autant de cœurs, n’attendant qu’une poitrine où se glisser. Inconsciemment, la main de Mirage vint se poser sur sa poitrine. Ses yeux, eux, dévoraient ces joyaux encore bruts. Mais alors une deuxième ombre se plaça à côté de la sienne, et Mirage fronça les sourcils. Résolument tourné vers le mur, ses doigts allaient replacer son capuchon quand l’homme parla :

—Je m’appelle Rémi. Malick m’a dit que tu voulais en savoir plus sur les pierres ?

Mirage s’arrêta en plein geste. 

Il connaissait cette voix.

Une goutte de sueur froide roula sur sa nuque. « Impossible, » pensa-t-il. « N’étaient-ils pas censés être tous morts, ou emprisonnés ? » Mais il savait qu’il ne se trompait pas. Ses mains tremblantes lâchèrent la cape, descendirent lentement le long de son corps, se refermèrent sur le rebord de la table. Il osait à peine respirer. Un simple bruit de sa part ferait tout voler en éclats. La voix d’Ojas lui parvenait par bribes, distante, joyeuse. Suffisamment loin pour ne pas le voir. Mirage ne savait pas si c’était là une bonne ou une mauvaise chose. Tout ce qu’il savait était que l’homme derrière lui ne parlait plus. Il attendait qu’il dise quelque chose à son tour. Mirage savait aussi que dès qu’il ouvrirait la bouche, il serait perdu. 

Devant lui, le mur. Autour de lui, des toiles infranchissables et un amoncellement de bois et de sacs pleins à craquer. Derrière… Mirage se mordit violemment la lèvre. Il n’avait aucune issue. Imbécile qu’il était ! 

Lentement, il tourna la tête. Ses yeux glissèrent sur des pieds, nus dans leurs sandales, remontèrent sur des jambes noires et une longue tunique de travail. Ils passèrent sur des mains noueuses, des épaules étroites, un cou de héron ; se posèrent enfin sur un visage anguleux. Les yeux de Rémi s’écarquillèrent quand ils croisèrent les siens.

Il l’avait reconnu.

Avant même qu’il ouvre la bouche, Mirage se jeta sur lui. L’empoignant par le col, il l’attira à lui et murmura d’une voix sourde :

—Silence.

Rémi obéit. Il n’aurait pu faire autrement : sa langue était de plomb. Crépitants dans la semi-clarté, les iris de Mirage étaient semblables à deux cercles d’or. Il l’attira brusquement dans l’obscurité de l’alcôve et, avec une force inattendue, le plaqua contre le mur. Désormais, ils étaient hors de vue.

Mirage se força à respirer. La colère lui brouillait l’esprit. Il voulait le frapper, le détruire, le réduire à néant. Non, mieux : il voulait le voir s’affaisser sur lui-même, qu’il se brise de ses propres mains. L’air autour d’eux devint électrique. Oui, il suffirait d’un mot ; Mirage s’en sentait capable. La rage l’avait toujours rendu plus puissant.

—Pitié, seigneur, chuchota Rémi. Pitié.

Ses ongles accrochaient le bois du mur. Sans doute qu’il aurait repoussé Mirage s’il l’avait pu. Mais le jeune homme le regardait toujours : sa volonté, en cet instant, était absolue. Son visage se tordit :

—Tu oses me demander quoi que ce soit ? dit-il d’un ton venimeux. À moi ? Je sais que nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, mais je ne t’aurais jamais imaginé si… audacieux.

—Pardon, seigneur… Prenez pitié-

—Ne prononce pas mon nom ! siffla le jeune homme en le poussant plus encore contre la paroi. Ce nom n’existe plus, tu m’entends ?

—Comment dois-je vous appeler, alors… ?

—Mirage, répondit-il après un temps. Mais ne l’utilise que quand c’est nécessaire. Je ne veux pas que tu le salisses, cracha-t-il en le relâchant enfin. Que fais-tu ici ? Depuis quand un prêtre sait manier les métaux ?

—Mon père, murmura Rémi en frottant sa chemise. Petit, j’ai…

—Oui, oui j’ai compris, fit Mirage en l’arrêtant d’un geste. Et visiblement, tes souvenirs d’enfance t’ont permis de t’offrir une nouvelle vie. Voyons si tu te rappelles d’autres choses…

Il se rapprocha de lui jusqu’à ce que Rémi, acculé, n’ait d’autre choix que de se coller au mur. Il tenta de fermer les yeux, mais trop tard : Mirage avait planté son regard dans le sien.

—Dis-moi ce que tu sais sur le départ des dieux, ordonna Mirage d’une voix de fer. Où sont-ils ?

—Je ne sais pas. Je vous le jure, insista l’orfèvre dont les yeux se remplissaient déjà de larmes. Mirage devint sombre ; à nouveau, ses yeux brillèrent et Rémi retint un cri de douleur. Alors il s’écria : Ils étaient déjà partis avant l’incendie !

—Comment ? Lesquels ? Quand ?

—Le grand prêtre ne m’a pas donné de détails. Je sais juste que trois mois avant, je me suis rendu dans leurs quartiers et toutes les chambres étaient vides. Seule celle de Maen avait encore ses affaires… Pitié, je dis la vérité, vous le savez ! 

Mais Mirage ne se souciait guère de ses supplications. Ainsi, ils étaient tous partis… Mais étaient-ils partis ensemble ? Et pourquoi ? Surtout, restait la question la plus importante : où étaient-ils désormais ? Il reporta son attention sur Rémi. L’homme vacillait. Il ne tenait debout qu’en se tenant à la paroi. Il ne lui avait pas menti, mais rien ne disait qu’il n’avait pas oublié quelque chose. « C’est vrai, » songea Mirage en prenant le poignet de l’orfèvre sous ses yeux horrifiés, « peut-être qu’il a vu quelque chose et n’a pas compris son importance. » 

Qu’à cela ne tienne : Mirage en jugerait de lui-même.

—Non, s’il vous plaît… ! Non ! 

Un sanglot étouffé, une vague lumière, puis l’atelier disparut. Mirage frissonna en sentant tout un flot de sensations étrangères, nouvelles, le traverser comme un torrent. Puis de l’obscurité jaillit une multitude d’images, de personnes qu’il n’avait jamais rencontré et de lieux où il n’était jamais allé. Mirage sentit sa respiration s’apaiser. « Ça y est, » pensa-t-il alors qu’il se réhabituait à la sensation, comme il l’aurait fait d’un muscle trop longtemps immobile. « Et moi qui me demandais combien de temps il me faudrait pour remettre ça ! »

Il avait pénétré dans l’esprit du prêtre renégat.

Il jeta un œil méprisant sur les reflets qui l’entouraient. Des milliers de souvenirs flottaient autour de lui, comme autant de miroirs d’eau. Au milieu de ce blanc lumineux, sans haut ni bas, sans limites qu’il ne contrôle, Mirage se sentait à nouveau en contrôle. Enfin, il redevenait lui-même. « Bon. Par où commencer ? » D’un geste de la main, il écarta la plupart des souvenirs. Ceux-ci filèrent au loin dans un éclair rougeâtre. Ne restaient plus que ceux où figurait le temple. Il grimaça.

—Tout Galatéa part en fumée et ce truc reste debout. Si ça, c’est pas de la poisse… De toute façon, murmura-t-il par devers lui en observant chaque souvenir, dès que j’ai fini, j’y remettrai le feu. Tu parles d’un temple !

Les images défilaient de plus en plus vite. Des prêtres dans leurs robes d’apparat, nettoyant les couloirs, distribuant l’aumône, rédigeant des lettres pour les grandes familles et les fidèles loin de la cité… Tout à coup, Mirage se saisit d’un reflet. Il coulait comme de l’eau entre ses doigts, mais l’image en son centre restait parfaite. À travers l’interstice d’une porte, on voyait une magnifique jeune femme à la peau d’encre, de dos, aux cheveux crépus formant un halo autour de son visage, parlant avec un grand homme aux longs cheveux noirs. Même à cette distance, ils respiraient la puissance. Mirage effleura doucement leurs reflets.

—Perlez et Andon, souffla-t-il. 

Ils étaient trop loin pour qu’il entende leur discussion. Toutefois, les gestes de la déesse se faisaient de plus en plus animés, et l’expression d’Andon de plus en plus confuse. Il finit par la prendre dans ses bras ; elle se laissa faire. Le souvenir s’arrêtait là : Rémi avait dû prendre peur et s’enfuir avant qu’ils ne le remarquent. De toute façon, Mirage n’avait pas besoin de plus. Il se doutait de ce qui s’était dit.

À regret, il passa à d’autres souvenirs. Le prochain lui donna ce qu’il cherchait : un indice concret. Il regarda avec attention le grand prêtre sortir des quartiers des dieux et, dans son poing, une clé portant le sceau de Maen. Désormais, Mirage savait où chercher. « C’est Chidera qui va être contente, » pensa-t-il en s’extrayant de la conscience de l’orfèvre.

Il secoua la tête, étira ses bras avec volupté. Comme il était bon de refaire usage de ses pouvoirs ! Lui qui craignait d’être rouillé voyait avec plaisir qu’il n’en était rien. C’est à peine s’il prêta attention à l’homme qui, effondré au sol, avait dû plaquer ses mains sur sa bouche pour ne pas hurler.

—Je ferai appel à toi sous peu, lança Mirage en remettant son capuchon. Ne pense même pas à t’enfuir : je te retrouverais. Compris ? De toute façon, soupira-t-il, tu me dois bien ça…

—Je suis désolé.

—Oui, ils le sont tous quand je touche à leurs caboches.

—Non, et cette fois-ci Mirage daigna se tourner vers lui. Je suis désolé… pour ce qui s’est passé. De n’avoir rien dit. Rien fait.

Rémi, toujours par terre, ne le regardait pas en face. Ses mots, en revanche, avaient frappé Mirage comme la foudre. Il se contenta de serrer les dents et de murmurer :

—Ne parle de moi à personne. Je te dirai bientôt quoi faire.

Dissimulé par sa cape, il s’extirpa de l’alcôve et se glissa sous les échafaudages. On n’entendait déjà plus les faibles pleurs de l’orfèvre. D’ailleurs, Mirage ne pensait plus à lui : il se remémorait la forme exacte de la clé pour la décrire à Chidera. Cette idée finit par prendre toute la place dans son esprit. Enfin, il se rapprochait du but !

En le voyant arriver, Ojas se hâta de terminer sa conversation. Il le prit par l’épaule en disant :

—J’ai tout ce qu’il nous faut ! Je vais pouvoir commencer les plans dès ce soir. Je te tiens au courant ! lança-t-il à l’artisan qui déjà retournait à sa tâche. Il se pencha vers Mirage et chuchota : J’ai du nouveau.

—Moi aussi.

—C’est vrai ? demanda Ojas en fronçant les sourcils. Comment c’est possible ?

—Je t’expliquerai en chemin. Ç’a été un coup de chance, vraiment… Mais toi, qu’est-ce que tu as appris ? 

—Eh bien, rien sur les dieux, avoua-t-il tandis qu’ils sortaient de l’atelier. Par contre, je crois que je tiens une piste pour cette histoire de monstre… Et si c’est vrai, alors on est mal. Il faut absolument qu’on aille voir Chidera. Maintenant !

Alors que les deux hommes se dépêchaient de quitter le Quartier des Orfèvres, deux yeux jaunes les fixaient. Tapi dans l’ombre d’une ruelle, un étrange chien noir ne les lâchait pas du regard. Il leva la tête, humant l’air. Il connaissait leur odeur, désormais. Il ne perdrait pas leur trace.

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Edouard PArle
Posté le 12/08/2025
Coucou Bleiz !
Oh wow, quel chapitre, il s'en passe des choses ! Le rythme est excellent et la tension ne cesse de grimper à chaque paragraphe. On sent plusieurs fois qu'on touche du doigt d'importantes révélations mais tu t'arrêtes à chaque fois juste avant. On récolte quand même plusieurs infos précieuses en plus de la promesse d'une nouvelle par Ojas. Ça donne hyper envie de continuer. En plus avec le monstre tapi dans l'obscurité...
Très intéressant de voir comment Mirage change à chaque fois qu'il utilise ses pouvoirs. Il montre un aspect de lui-même moins réjouissant, qu'il a raison de cacher à Ojas. Si avec son pdv on comprend sa haine pour Rémi, de l'extérieur il l'agresse assez violemment. Curieux de mieux comprendre leur lien.
Mes remarques :
"Quatre lettres retenaient à elles seules le feu et la foudre" tout le paragraphe est super, j'ai particulièrement apprécié cette tournure
"Pour l’instant, Ojas n’avait d’yeux" répétition de pour l'instant dans le même paragraphe
"Les semelles de ses chaussures devenaient progressivement blanches, puis jaunes, puis vertes" j'ai bien aimé ce détail, qui aide vraiment à visualiser la scène
Un plaisir de te lire,
Hâte de découvrir la suite !!
Bleiz
Posté le 13/08/2025
Salut Edouard,
Contente que le chapitre te plaise ! Tu trouves que Mirage change quand il utilise ses pouvoirs ? Je trouve que mine de rien, son "sale" caractère perce par-ci par-là. J'espère que le volte-face ne fait pas trop Jekyll/Hyde !
Merci pour la répétition, je corrigerai ça :)
À bientôt !
Edouard PArle
Posté le 13/08/2025
Oui, mais je trouve qu'il y a une sorte d'ivresse dominatrice (tu vois ce que je veux dire ?) qui amène à un vrai switch.
Je trouve que c'est un point positif, c'est très crédible et bien amené
Maëlys
Posté le 24/07/2025
Coucou !
Intéressant cette réflexion sur la sonorité du mot "dieu", très juste.
Sinon, en règle générale, un chapitre très très mystérieux, ce "Rémi" qu'on devine être un ancien "serviteur" de Mirage, qui a donc bien un lien avec la religion (je garde mon hypothèse en tête), ses excuses envers Mirage : que s'est-il passé ? et enfin le chien noir (sans doute le monstre de l'attaque), son origine, ses motifs... Trop trop hâte d'en savoir plus, ça devient une question de survie là !
C'est toujours aussi bien de lire ton histoire et j'ai l'impression que l'étau se resserre autour de nos protagonistes au fur et à mesure... Je me demande où tout cela va les mener.
A très vite !
Bleiz
Posté le 24/07/2025
Salut Maëlys !

Est-ce que ce chapitre est trop mystérieux justement ? J'essaie de lâcher des infos au compte-goutte afin de maintenir le suspense tout en faisant avancer l'histoire, mais j'aimerais avoir ton avis si tu penses que c'est trop.

Ouiiiii, l'étau se resserre ! Ça avance ! J'ai hâte de vous montrer où on va !!

À bientôt !
Maëlys
Posté le 25/07/2025
moi ça ne me dérange pas, et puis je me dis aussi que je dois attendre que chaque nouveau chapitre soit posté alors que si c'était un livre papier je pourrais tout dévorer d'un coup et dévoiler tous ces mystères bien plus rapidement ! Là ce qui est cruel, c'est de devoir attendre la suite...
Raza
Posté le 23/07/2025
Ah, moi qui avait peur d'une interruption de longue durée, ça va <3
Eh bien eh bien ! Mirage se dévoile, enfin ! Nous le savions tous, il est pas gentil !
Je trouve sympa la manière dont tu nous fait voir le monde par ses yeux plein de colère. C'est présent sans être trop fort.
J'avoue que j'ai été interrompu dans ma.lecture pile au moment où Mirage agit violemment, donc malgré ma.relecture j'ai peut être mal compris comment il s'est retrouvé seul avec son ancien ... euh.. subalterne ? Laquais ? Fidèle ? Et comment personne ne les entend ni ne les voit pendant cette somme toute longue conversation ? Mirage ne devrait-il pas être légèrement plus inquiet ?
Mais sinon, top, on voit que le chapitre a bien coulé de ta plume, c'est super fluide <3
À bientôt !
Bleiz
Posté le 24/07/2025
Salut Raza,

Tu es super rapide !! Bon je dois te prévenir, pas de chapitre avant au moins deux semaines, je serai loin de mon ordi et de toute technologie x)
Mirage pas gentil, certes ! Et en colère, c'est vrai ! Mais peut-être qu'il a ses raisons...?
J'ai mis deux trois indicateurs pour être sûr que les lecteurs comprennent qu'ils sont effectivement hors de vue/d'écoute mais je devrais peut-être plus insister : "Il l’attira brusquement dans l’obscurité de l’alcôve et, avec une force inattendue, le plaqua contre le mur. Désormais, ils étaient hors de vue." + quand il dit qu'Ojas est suffisamment loin pour qu'il ne les entende pas. Ils sont dans un recoin sombre !
Contente que le chapitre t'ait plu, et n'hésite pas à me signaler les points d'amélioration, tes remarques sont toujours hyper pertinentes :)

À bientôt !
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