Le lendemain de sa première nuit avec Isaure, Tibère s’était réveillé en sursaut, le cœur serré.
Il avait réalisé avant même d’ouvrir les paupières qu’elle était partie et qu’elle l’avait laissé seul dans cet immense château.
Pourquoi avait-elle quitté l’Islette aussi précipitamment ? songea-t-il en se redressant péniblement sur le lit. La veille, elle tremblait à l’idée de ne pas retrouver Camille, s’inquiétant de la tournure de sa fièvre.
Ils avaient quitté Couzières en urgences, abandonné Louise en plein deuil.
La voilà maintenant partie, Dieu sait où, et pour combien de temps...
Il avait quitté les draps qui portaient encore le parfum de la jeune femme et avait revêtu ses vêtements de la veille en grimaçant. Son corps était meurtri de l’étreinte qu’ils avaient partagée. Il remarqua ça et là quelques traces de rouges sur sa peau claire, souvenirs des baisers insistants qu’elle lui avait donnés.
Au moment où il était descendu à la cuisine, il avait croisé Johanne, qui avait deviné à sa mine ombrageuse qu’il était vexé par le départ de la maitresse de maison.
— Mademoiselle d’Haubersart m’a laissé une lettre, avant de partir. Elle m’a indiqué qu’elle avait un rendez-vous chez son oncle, à Paris, afin de faire la lumière sur votre affaire et la disparition d’Armand. Elle ne sait pas encore quand elle pourra revenir.
Il avait juste hoché la tête en guise de réponse. Isaure ne semblait pas avoir jugé nécessaire de laisser une note à lui aussi.
— Camille ne sera-t-il pas déçu de voir sa sœur déjà partie ? questionna-t-il avec une voix plus aiguë qu’il ne l’aurait voulu.
Johanne répondit dans un soupir :
— Si. Mais cela n’est pas l’intention de Mademoiselle de lui faire de la peine. Elle travaille dur pour être réunie avec son jeune frère et le garder auprès d’elle. Mademoiselle m’a aussi précisé de vous dire qu’elle compte revoir Monsieur Fourchet, au sujet de votre situation. Je vous laisse comprendre ce que cela veut dire, car je n’en sais pas plus.
En entendant cela, le jeune homme baissa la tête de honte. Pourquoi continuait-il à douter des bonnes intentions d’Isaure ? La jeune Comtesse était une femme audacieuse, déterminée et attachée à ses valeurs.
C’est moi qui continue d’agir comme un lâche ! Elle est partie aux aurores pour améliorer la situation, pas pour t’abandonner ! Quel égocentrique je fais !
Au même moment, des pas se firent entendre et Camille fit son entrée, le pas hésitant et encore ensommeillé.
— Nénène, marmonna-t-il, lé mol.
— Poukoué ? questionna Johanne.
— Okilé Isaure ?
— Paris.
À ce mot, une déception terrible se dessina sur le visage du garçon et de grosses larmes jaillirent de ses yeux en formes d’amandes.
— Ah, bébé ! s’écria Johanne en se précipitant vers lui pour le câliner.
Tibère ne pouvait que comprendre la réaction du jeune Camille. Touché par sa peine et son expression désemparée, il s’approcha de lui en soupirant :
— Je comprend, moi aussi j’aurai aimé l’accompagner…
Camille continua à pleurer, mais accepta la main que posa Tibère sur son épaule.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? questionna ce dernier. Je ne peux pas rester sans rien faire ici, dans cette grande demeure.
— Une foule de choses, Monsieur ! Si vous avez le cœur à l’ouvrage, ce n’est pas ce qui manque ici !
Johanne avait répondu en souriant, tandis que Camille séchait déjà ses larmes d’un revers de bras.
La nourrice était seule pour garder et entretenir l’immense maison, aucun autre employé n’y résidait, car l’existence de Camille devait rester secrète. En conséquence, le petit garçon n’avait donc pas souvent l’occasion de sortir sans elle. Tibère décida de partager les tâches quotidiennes de Johanne afin de la soulager et de permettre à Camille de quitter sa chambre.
Ce dernier, ravi d’avoir un nouveau résident auprès de lui ne le lâchait pas d’une semelle. Si au début, il se montrait timide et curieux, il devint rapidement plus à l’aise en voyant que Tibère n’hésitait point à lui parler et à lui montrer tout ce qu’il faisait.
En échangeant plus régulièrement avec lui, Tibère découvrit les déficiences dont avait parlé Isaure, mais il n’en fut pas heurté pour autant. Camille n’était ni sauvage alors qu’il avait vécu seul une bonne partie de sa vie, ni stupide. Il avait certes besoin qu’on lui répète plus d’une fois les choses pour qu’ils les comprennent, mais il posait aussi beaucoup de questions. Il était également parfois fortement entêté, mais savait aussi faire preuve d’une grande douceur.
Si son visage était différent, ses humeurs étaient les mêmes que n’importe quel autre enfant de son âge et Tibère arrivaient à bien les comprendre.
Ensemble, ils parcoururent l’énorme propriété et les dizaines d’hectares du domaine. Camille, dont le pas parfois n’était pas très sûr à cause de ses jambes arquées, s’habitua rapidement à trottiner partout.
L’énorme propriété, principalement entourée d’eau, ne manquait pas d’arbustes et de massifs en friche, ainsi que des joncs qui poussaient à foison. Le petit garçon manqua une ou deux fois de tomber à l’eau à cause des berges peu visibles. Attiré par les canards et les oies, il oubliait parfois de regarder où il mettait les pieds.
Tibère réalisa que les rives de l’Indre, traversant le jardin, devaient être sécurisées pour empêcher tout accident. Johannes lui avait parlé également d’une mare, tout au fond du domaine, ainsi que de quelques zones inondées en hiver.
Le jeune héritier décida d’évaluer l’état des berges et de les cartographier. Isaure voulait améliorer l’étanchéité des fondations, mais il lui sembla aussi indispensable de mieux connaître le cours d’eau qui traversait l’Islette.
Ainsi, il passa toute une journée à effectuer cette mission et réalisa, en griffonnant la date sur le coin de son cahier, que son anniversaire était arrivé.
— Diantre, murmura -t-il tout haut, j’ai passé les derniers mois à compter chaque jour qui me rapprochait de mes vingt-cinq ans… et depuis que je suis ici, j’ai totalement oublié de le faire. À présent, Ravignan ne peut plus me forcer à épouser Amélie… J’ai réussi… Mais suis-je vraiment libre ?
Un soupir le traversa. Il sentit bien que non.
Le soleil se coucha rapidement et les ombres s’allongèrent, coupant court à l’excursion du jeune homme. Il fit demi-tour en fourrant ses mains dans les poches et avança, la tête baissée. Pensif, il longea le bord de l’eau et se laissa distraire par le bruit du courant. Quelques insectes bourdonnaient encore, voletant paresseusement au-dessus des roseaux. Un oiseau au bord du chemin se précipita dans une haie en friche à son approche, secouant les feuilles dans un bruissement. Il sentait au travers de ses vêtements un vent froid et humide, annonciateur d’une pluie prochaine. Un bruit étrange l’interpella soudain, brisant le fil de ses pensées. Il s’arrêta, aux aguets, afin de confirmer qu’il ne rêvait point. Le son se fit de nouveau entendre, plus clair cette fois-ci. C’était un bruit étouffé, venant des hautes herbes, le long du fossé. Il s’en approcha, le cœur battant. Cela ressemblait à une plainte, ou bien à un gémissement. Était-ce un animal ?
Peut-être un petit chevreuil, la saison de la chasse a peut-être déjà commencé ? songea-t-il en étirant le cou pour mieux voir.
Il se pencha et une secousse dans l’herbe guida ses yeux. Ce qu’il trouva lui fit dresser les cheveux sur la tête. Il s’agissait d’un homme, allongé sur le ventre, le visage en sang.
Tibère eut un geste de recul et poussa un cri effrayé. L’homme releva la tête vers lui et croisa son regard.
— Johanne ! appela Tibère d’une voix suraiguë, Johanne !
— Aidez-moi… S’il vous plaît…, articula le blessé.
Terrifié à l’idée que l’homme fut un envoyé de son oncle, Tibère fuit en courant vers le château.
Partout, il chercha la bonne, mais elle demeura introuvable. Il retrouva Camille, qui vint immédiatement vers lui :
— Camille, aurais-tu vu Johanne ? lui demanda-t-il d’une voix tremblante.
— Non. J’allais venir te voir.
Le sens des responsabilités de Tibère fut plus fort que sa peur. Il ne fallait pas que cet homme voie cet enfant.
— Pas maintenant Camille, parce que je cherche Johanne. Attends… attends-moi ici.
Tibère fit alors demi-tour et fit de son mieux pour prendre son courage à deux mains, maudissant la bonne qui semblait s’être évaporée.
Il dévala les escaliers et de nouveau l’allée, pour retrouver l’homme. Il constata avec soulagement qu’il était toujours allongé au sol. L’individu se redressa et leva une main vers lui.
— Qui êtes-vous ? demanda Tibère d’un ton sec. Que faites-vous sur les terres de la Comtesse de Bréhément ?
L’homme articula difficilement :
— Je… je suis un ami. Mon navire… a sombré au large du Portugal… Je suis arrivé par le port de Bordeaux.
— Armand ? s’exclama Tibère, qui fit immédiatement le lien avec le fiancé disparu de Louise.
Un sourire apparu sur les lèvres du blessé :
— Oui, c’est moi. S’il vous plaît… Isaure…
Rassuré par l’identité de l’inconnu, Tibère vint à lui et fit de son mieux pour l’aider à se relever.
— Par le ciel, votre visage est couvert de sang ! Que vous est-il arrivé ? Auriez-vous fait une mauvaise rencontre ? Des hommes seraient-ils en surveillance, par ici ?
— Non…, murmura Armand en prenant appui sur l’épaule du jeune homme. Je suis tombé du muret et je crois… que je me suis cassé le nez.
Tibère eut le souffle coupé en sentant le poids du marin contre lui. Il lui enserra fermement la taille et put sentir au travers de sa veste en laine, son corps musclé et fatigué. C’était un homme trapu, à la mâchoire carrée et d’une taille à peine plus grande que lui. Solide comme un chêne, lourd comme un roc et aussi puant qu’un bouc.
Difficilement, le jeune homme le tira sur le chemin et ils commencèrent à marcher vers le château, tanguant comme deux hommes saouls. Tibère souffla et sentit son cœur battre comme un tambour.
— Pensez-vous pouvoir marcher ? le questionna-t-il, tremblant déjà de fatigue.
— Hélas, non. Ma tête…
Tibère perdit l’équilibre et sentit le visage poisseux de sang du marin contre sa joue. Il renifla et fit appel à ses jambes pour se maintenir.
La nuit tombait peu à peu et ils firent de leur mieux pour remonter l’allée. Enfin, les deux hommes virent une silhouette sombre courir vers eux. C’était Joahnne, qui les rejoignit :
— Juste ciel ! s’écria-t-elle. Mais c’est Armand !
— Où étiez-vous passée ? questionna Tibère, une pointe de colère dans la voix.
— Au poulailler. Venez !
À eux deux, ils trainèrent Armand jusqu’au château. Camille les attendait dans le hall, au pied de l’escalier. Il reconnut immédiatement l’homme qu’ils étaient en train de trainer au travers de la porte.
— Armand ! Armand a mal, il y a du sang ! Il est blessé ! dit-il, effrayé.
— Oui, répondit immédiatement Tibère. Il est arrivé pour… Pour une surprise. Mais en grimpant le mur pour passer, il est tombé.
Ils posèrent le marin sur un fauteuil.
— Il va bien, comme tu peux le voir, mais il s’est fait mal. Camille, pourrais-tu nous aider et aller chercher de l’eau et de quoi le soigner ? Nous allons l’installer en t’attendant.
— La boite qui est dans ma chambre, précisa Johanne.
le jeune garçon partit en courant dans les escaliers pour aller chercher ce qu’on lui avait demandé de faire.
— Armand, comment vous sentez-vous ? Pouvez-vous parler ?
— J’ai froid… Mais… ça va mieux…, tremblota le naufragé en tentant de se redresser.
Le plus vite possible, ils prirent en charge l’officier blessé. Cela ne fut point une tâche difficile, car ils avaient à leur disposition tout le matériel médical d’Isaure. Avant que huit heures du soir ne sonnent, Armand était soigné, lavé et réchauffé. Ils l’installèrent avec tous les meilleurs soins dans la chambre qu’occupait Tibère, car aucune autre n’était prête à recevoir quelqu’un. Camille demanda à dormir auprès de lui, afin de le veiller dans son sommeil. Tibère et Johannes n’y virent pas d’objections et lui donnèrent même des consignes.
— Je vais passer la nuit dans le fauteuil du salon, annonça le jeune homme. Puis j’irais à Couzières afin d’annoncer qu’Armand est toujours en vie. Louise est persuadée qu’il est mort. Juste Ciel !
— Hélas, non, objecta Johanne. Vous ne pouvez quitter le domaine, c’est pour vous beaucoup trop dangereux. J’irais demain envoyer une lettre aux Sérocourt et une autre à Isaure. La nouvelle leur viendra avec du retard certes, mais il nous faut éviter le moindre danger.
— Vous avez raison, soupira-t-il, et sans doute lui-même court-il un danger. Pourquoi un officier tel que lui a-t-il escaladé l’enceinte ? Il est pourtant de vos amis, il aurait pu sonner la cloche au petit portique. Je l’interrogerai à son réveil, s’il arrive à parler.
Dehors, une pluie drue se mit à tomber. Tibère réprima un frisson à la pensée que s’il n’avait point décidé de passer par ce chemin-là, il aurait pu ne jamais croiser Armand. Ce dernier aurait alors passé la nuit dehors, trempé et dans le froid, gisant à côté de son but.
Ils partirent se coucher et eurent du mal à trouver le sommeil, heureux d’avoir retrouvé un ami qu’ils croyaient mort.
Camille s’éveilla le premier le lendemain et ce fut lui qui eut la charge de lever les autres de leurs lits.
Il s’était réveillé allongé aux côtés d’Armand, la main dans la sienne. Jamais il n’aurait imaginé le retrouver ici et maintenant. Il n’était venu que deux fois, à l’Islette. D’habitude, ils se retrouvaient à Couzières, chez Honorine et Isidore. Il adorait Armand. Quand il était petit, il le prenait sur ses épaules et courait dans les jardins. Il lui avait sculpté tous les animaux de la ferme dans du bois, qu’ils s’étaient amusés ensuite à peindre. Il savait qu’il était marin et qu’il voyageait sur un bateau, qu’il partait parfois très longtemps… et que lui et Louise s’aimaient.
En allant vers Tibère, il songea que ce dernier avait été gentil de donner son lit à Armand. Il entra dans le salon et jugea qu’il faisait froid. Il prit une couverture, posée sur un fauteuil, et la posa sur Tibère.
— Il fait froid, il faut vous couvrir, dit-il en l’étirant sur ses épaules.
Il vit que le jeune homme ouvrit un œil et se mit à sourire.
— Merci, Camille, fit Tibère en bâillant. Tu as bien dormi ? Comment va Armand ?
— Oui, Armand s’est un peu réveillé. Johanne va partir en ville. J’ai faim.
Spontanément, Camille prit le bras de Tibère et le câlina :
— Armand a mal, j’ai peur.
Tibère réalisa que l’enfant avait sans doute été choqué de voir le visage de son ami tuméfié et il fut frappé par la sensibilité exacerbée dont il était doté. Il fit au mieux pour le rassurer :
— Oui, j’ai eu peur aussi. C’était effrayant, de le voir blessé. Cependant, grâce à toi, je suis certain qu’il va mieux, même s’il a eu très mal. Un nez cassé finit par guérir, tu verras.
— C’est vrai ? J’ai eu peur, répéta-t-il.
Tibère lui caressa les cheveux et lui annonça :
— Aide-moi à préparer à manger, nous irons le voir ensemble ensuite. Cela te convient ?
Camille garda le regard baissé, mais hocha la tête en signe d’assentiment.
Ils préparèrent le déjeuner en faisant cuir des œufs et en réchauffant le bouillon de la veille. Puis ils montèrent retrouver Armand. Ce dernier était encore au lit, mais avait réussi à s’asseoir contre ses oreillers. On pouvait voir à son expression reposée qu’il se sentait bien mieux, même si son nez était encore largement gonflé et violacé.
— Ca fait mal ? questionna Camille en tapotant dessus avec les doigts.
— Oui, grimaça le marin en dégageant gentiment sa main.
Ses yeux également, avaient changé de couleur au niveau des paupières. La peau était devenue brune et jaune, signe que le coup porté au visage avait été violent. Tibère posa le plateau sur le lit puis tira une chaise pour s’asseoir à ses côtés.
— Tenez, Armand. Voici de quoi vous restaurer. Je suis navré d’avoir été effrayé, puis d’être parti en courant, hier soir. Peut-être l’avez-vous remarqué, mais les routes sont peu sûres, dans les environs.
— Si je l’ai remarqué ? C’est pour cette raison que je me suis hâté sur la route, et que je n’ai point eu le temps d’envoyer une missive pour me faire annoncer.
Il eut soudain un œil scrutateur et Tibère se senti rougir.
— Je ne me suis point présenté, je m’en excuse. Je suis Tibère Petremand de Frosnier, je loge ici par la grâce d’Isaure d’Haubersart.
Armand attrapa une assiette et dévora ses œufs tout chaud en deux bouchées. Il articula entre deux gorgées de bouillon :
— Et qui êtes-vous, par rapport à elle ? Jamais je n’ai eu vent de votre nom dans la bouche d’Isaure.
— Je suis… un ami.
Le visage de Tibère devint encore plus cramoisi. Il n’en fallut pas plus à Armand pour comprendre.
— Vous rougissez comme une adolescente, c’est incroyable !
Tibère cacha son visage entre ses mains, terriblement gêné d’être ainsi dévoilé, ce qui fit rire Armand aux éclats.
— Aie, attention, ne faites pas plus de blagues. Comment avez-vous rencontré Isaure ?
— Chez les Sérocourt.
— Ben voyons… Cette renarde d’Honorine, elle a réussi à vous faire tomber dans les mailles du filet de sa sauvageonne préférée ! Je savais qu’elle allait lui faire rencontrer quelques bons partis.
— Malheureusement, cette rencontre ne s’est pas faite de la manière dont vous l’envisagiez. Mais ce sera une histoire que je vous partagerai plus tard… Elle fait partie des raisons de mon arrivée ici. J’ai eu le plaisir de rencontrer aussi Mademoiselle de Corneilhan, à qui vous manquez beaucoup. La jeune demoiselle vous croit mort, j’en suis navré. J’ose espérer que vous pourrez la rejoindre dès que possible.
Armand trembla un instant. Sous son aspect bourru et ses épaules de taureau se cachait un cœur sensible. Il souleva une large main et essuya une larme qui coulait le long de sa joue.
— Je dois avouer que j’ai cru un moment ne jamais la revoir. Mon navire a échoué au large des côtes, mais notre mouillage était suffisamment proche pour que je parvienne à retrouver la terre à la nage. Ce ne fut point une mince affaire… Il faisait nuit, la houle était énorme et j’ai cru me noyer mille fois. Par la grâce de Dieu, et sans doute grâce à mes bras solides, je suis parvenu à toucher les terres portugaises. Malheureusement, tous n’ont pas eu cette chance. J’étais l’un des rares à savoir nager et… nous n’étions que quatre au petit jour. Ce n’était même pas une tempête, juste un vent fort et une houle violente. Cela a suffi pour détruire notre navire… Ce bateau était un cercueil pour nous tous. Avant même que j’embarque, il était percé d’avaries. Nous avons dû au cours de notre voyage, faire escale plusieurs fois afin de combler les manques et nous avons signalé notre besoin de réparations. Nous aurions dû faire cale sèche, mais impossible. Le propriétaire du navire s’y refusait et a choisi de nous faire naviguer en ces termes.
Le cœur de Tibère se serra. Les paroles de l’officier résonnaient dans son esprit. Son oncle n’avait point hésité à mettre en danger la vie de son équipage pour économiser des coûts. L’injustice de la situation le révolta et le couvrit de honte. Armand, entre deux grimaces de douleur, lui narra l’histoire des signes précurseurs ignorés, des avertissements délibérément négligés, et des nombreux courriers envoyés à Paris.
— Nous avons pu nous en sortir jusqu’au retour, si proche du but ! Grâce à l’expérience de chacun et à la force de nos bras. Mais tous les meilleurs talents réunis n’ont pas suffi… c’était une catastrophe annoncée. Le navire s’est perdu et tous ces braves hommes avec. Les survivants et moi avons réussi à atteindre Porto, nous avons signalé la disparition de notre bâtiment et de sa cargaison. Un voyage de deux ans, perdu à jamais ! Nous avons attendu au port notre rapatriement, mais il n’est jamais arrivé. Notre armateur nous avait bonnement et simplement abandonnés ! Pire encore, j’appris par les douaniers que j’étais recherché par ce dernier ! Il m’accusait moi, d’avoir saboté son navire ! Grâce au ciel, ma réputation a parlé pour moi, j’ai réussi à écrire à la Chambre de Commerce et indiqué mon innocence, demandant à témoigner contre mon supérieur. Ils m’ont répondu vouloir accepter de me rencontrer, car cette histoire leur semble bien trop énorme pour que cela se termine ainsi. J’ai donc réussi à embarquer pour La Rochelle et à mon retour en France, j’ai été accueilli par des hommes du port, prêts à en découdre ! J’ai vite réalisé que mon armateur avait payé des débardeurs pour régler mon compte et avec le soutien des autorités, je suis parvenu à m’enfuir. Mais malheureusement, où pouvais-je aller ? Je ne pouvais demander d’escortes, la Chambre ne me l’avait point fourni dans son courrier. Et qui aurais-je pu aller voir, pour en réclamer une ? Mes actes étaient déjà mis en doute, je ne pouvais rien réclamer. C’est ainsi que j’ai fui vers la seule région que je connais sur la terme ferme et chez qui j’ai des amis sûrs. Je suis parvenu à perdre des poursuivants à Loudun, car je suis familier de cette campagne. Sur la route menant à l’Islette, j’ai croisé des hommes fort louches et j’ai craint m’être fait rattraper. J’ai donc couru ventre à terre ici et c’est pour cela que j’ai passé le mur d’enceinte, tel un voleur de poule. La suite vous la connaissez, je suis tombé comme un imbécile et je me suis cassé le nez en m’assommant de moitié.
— Faire un naufrage sans une égratignure pour finir ensanglanter ici, soupira Tibère.
— N’allez point le révéler à Louise.
— Je vous en donne ma parole. Je lui dirai que vous avez chassé ces malandrins et que vous les avez salement amochés.
Tibère dégluti et regarda Armand avaler son petit déjeuner de bon cœur. La honte qu’il avait ressentie en écoutant son récit ne fit que s’accroître. D’une voix blanche, il lui demanda :
— Pouvez-vous me confirmer que le propriétaire se nomme Joseph Ravignan, des Compagnies du Cap Vert ?
— Tout à fait ! répondit-il avec stupéfaction. Vous le connaissez donc ?
— Malheureusement…, soupira le jeune homme. Il s’agit de mon oncle. Vous n’êtes point le seul à être recherché par ses hommes, je le suis également…
Prenant son courage à deux mains et résolu de dire la vérité à l’officier qui avait tant souffert, Tibère lui raconta son histoire. Au fur et à mesure de son récit, la bouche gonflée d’Armand s’ouvrait de surprise, comme si son récit était aussi incroyable que le sien.
— Et vous avez joué au valet de pied d’Isaure durant tout ce temps ? s’exclama-t-il, éberlué. Avec ce ridicule uniforme à nœud et tout ?
— Je vous promets que je ferai de mon mieux pour réparer les torts causés par mon oncle, conclut Tibère. La vie de ces marins et leurs familles sont aujourd’hui détruites, à cause de sa négligence et de sa cupidité.
— Allons, vous n’êtes en rien responsable de cela. Cette société appartient au nom des Ravignan et nom à celui de votre famille…
— J’étais au courant de ces agissements depuis bien longtemps…, avoua-t-il. Il est de mon devoir de rendre justice à ceux qui ont péri dans cette tragédie. Je me dois également de vous aider à laver votre réputation et de prouver votre innocence. Ce sera mon but pour les mois à venir…
En voyant à quel point le regard du jeune homme étincelait de détermination, Armand se déclara vaincu. Il soupira, songea aux hasards de la vie et se tourna vers Camille :
— Serait-il possible de boire de l’eau-de-vie ? Il me semble que ta sœur cache toujours une bouteille quelque part…
Ce dernier secoua la tête à la négative, la bouche entrouverte.
— Non, tu es malade. Mais je peux aller te chercher du rhum.
— Hum…, fit Armand en faisant semblant de réfléchir. Ne serais-tu pas un véritable Réunionnais, par hasard ?
L’enfant sourit en entendant cela et il prit le chemin de la chambre. L’officier l’alpagua encore :
— Apportes-en pour Tibère aussi, ce sera en prévention pour l’hiver et des maladies.
— Ou donn in pié, i pran le karo, articula Camille en se retournant vers eux.
Armand se mit à rire et l’enfant quitta la chambre en courant.
— Qu’est-ce qu’il vient de dire ? demanda Tibère.
— Un proverbe réunionnais, quelque chose comme, donnez-lui la main et il vous prend le bras… Il parait simplet parfois… mais je vous assure qu’il y a des moments où Camille est remarquablement brillant. Où est Johanne ?
— Partie à la poste pour annoncer votre retour à Louise. Elle s’est précipitée ce matin pour lui faire parvenir la nouvelle de votre arrivée. Je pense qu’Isaure reviendra d’ici peu de temps également. En attendant, reposez-vous… vous êtes ici en sécurité et vous avez besoin de prendre des forces.
— Ainsi qu’un visage acceptable…, marmonna-t-il en touchant son nez cassé. Savez-vous en combien de temps ça va dégonfler ? Je souhaite que Louise puisse me reconnaître le jour de nos retrouvailles.
— Je n’en ai pas la moindre idée… Il y a des chances pour qu’elle veuille venir elle-même veiller à votre chevet.
— Bonjour, Messieurs.
Les deux hommes sursautèrent en voyant venir Johanne, portant toujours son châle sur les épaules ainsi que son bonnet de coton sur la tête.
— Me voilà rentrée. J’ai bien envoyé le courrier au Château de Couzières pour annoncer votre arrivée ici, Monsieur. Cependant, une autre lettre venant d’Isaure m’a poussé à changer le contenu qui était adressé à Mademoiselle de Corneilhan…
— C’est-à-dire ? questionna Tibère, le cœur battant.
— Isaure m’a ordonnée à ce que personne n’entre ou ne sorte du Château, à cause des risques que cela provoquerait. Elle souhaite nous retrouver ici et désire à ce que nous partions tous ensemble à Couzières. J’ai donc demandé à Mademoiselle de ne point nous rejoindre ici.
— Dans quel but ? demanda Armand, le cœur serré par la déception.
— Il semblerait que les informations découvertes sur Joseph Ravignan la poussent à agir de la sorte. Elle m’a demandé de faire preuve de prudence et vous enjoint à en faire de même. Elle sera de retour d’ici quelques jours, mais m’a indiqué qu’elle œuvrait activement, avec l’aide de son oncle, pour mettre un terme aux agissements de cet homme.
Elle leur tendit une lettre, que Tibère saisit entre ses mains. Il songea qu’il aurait de nouveau préféré que la jeune femme lui écrive directement.
Il lu les mots soigneusement tracés sur le papier et poussa un soupir.
— C’est un plan risqué… Elle a prévu de demander également à Darsonval de l’aide… Mais après tout, elle possède le soutien de sa famille. Ainsi, si son plan échoue, la réputation de mon oncle sera mise à mal. J’espère juste que son venin ne sera plus assez puissant pour nous contaminer au moment où il cherchera à se venger.
Il serra les poings, touché par la détermination d’Isaure à faire tomber Ravignan. Lui aussi devait agir… Il décida qu’à leur retour à Couzières, il avouerait tout à Honorine et Isidore de Sérocourt et assumerait les conséquences de ses actes. C’était la moindre des choses qu’il pouvait faire pour eux…
****
Une semaine plus tard, Isaure fit son retour au Château de l’Islette. Comme à l’aller, elle fit le retour d’une traite. Et si la première fois, elle avait voyagé rapidement, portée sur les ailes de l’angoisse, elle était revenue sur celles de l’allégresse.
Avant de traverser les grilles du domaine, elle avait pour une fois, pris le temps de faire sa toilette et d’arranger ses cheveux. Elle se moqua d’elle-même, se rendant compte qu’elle était soucieuse de faire une bonne impression à Tibère et de ne point paraitre trop rustre. Ne l’avait-elle pas quitté, au bout milieu de la nuit, sans presque aucune explication ?
Il devait sa doute lui en vouloir, et elle avait envie de se faire pardonner. Dans les deux courriers envoyés par Johanne durant son séjour, elle avait appris que le jeune homme et son petit frère s’entendaient à merveille… et la joie de retrouver Armand vivant et en bonne santé était un cadeau inespéré.
Lorsqu’elle mit pied à terre, Camille jouait dans le jardin et vint l’accueillir en courant.
— J’ai une bonne nouvelle, baba chéri… Je vais rester avec toi pendant longtemps et nous allons partir tous les deux voir Honorine et Louise.
— Kansa ?
— Dès que possible. Où est Nénène ? Ousa banna la parti ?
— Dans la cuisine pour ton retour.
— Bien, alon.
Main dans la main, ils retrouvèrent Tibère et Johanne, en prise avec un énorme poulet rôti. En voyant le jeune homme, le cœur d’Isaure battit la chamade. Durant quelques secondes, elle craint de voir dans ses yeux du ressentiment ou même de la tristesse, pour l’avoir abandonné le lendemain de leur nuit passée. Mais le jeune homme lui adressa un regard brillant de joie et un large sourire traversa son visage.
Armand ne tarda point à les rejoindre, attiré par les bruits et la douce odeur de viande grillée.
— Armand ! s’exclama Isaure en le prenant dans ses bras, vous êtes bel et bien en un seul morceau ! Juste Ciel, votre nez ! Laissez-moi regarder ça…
— Aie ! Non, ma chère, mon nez allait très bien avant que vous ne commenciez à le toucher.
— Comment cela est-il arrivé ?
— Je suis tombé du mur en voulant entrer chez vous…
— Imbécile !
Tandis que Johanne coupait la viande, Isaure fit assoir son ami dans un coin et le força à rester immobile. Camille prit la main de Tibère pour se rassurer et regarda l’auscultation avec des yeux ronds. Il avait peu l’habitude de voir sa sœur observer quelqu’un de la sorte, en général, c’était plutôt lui qui était la cible de toutes ses attentions. Il regarda Armand, si grand et fort, gesticuler en se plaignant et cela lui fit de la peine. Voyant son trouble, Tibère le prit contre lui.
— Allons, Johanne a fait du bon travail, conclut Isaure en se relevant. Cela a bien dégonflé. C’est une petite fracture, mais je crains que la forme de ton nez ne soit jamais vraiment la même… Et tu as tant maigri ! Vraiment, il te faut manger avant de retrouver Louise.
— Quand partons-nous ? demanda Tibère.
— Dans deux jours… J’ai grand besoin de me reposer aussi.
Elle adressa un regard à Tibère, lui faisant comprendre qu’elle souhaitait échanger avec lui en privé.