Ses entraînements avaient repris, et les tentatives de Cédric aussi. Les refus ne refrénaient pas ses ardeurs, au grand désespoir de Cera. Elle n'était pas loin d'utiliser les poings pour se faire entendre, mais craignant la conséquence de ses actes, elle ne fit rien.
Depuis sa tentative de meurtre dans le lit de son Maître, la chasseuse jouait la femme invisible. Elle retenait la moindre remarque de quitter ses lèvres, elle muselait ses envies de violence, et cette passivité la fatiguait.
Cera leva les yeux au ciel en sentant la main de son entraîneur sur son épaule. Elle aimerait lui tordre les doigts et lui faire regretter son contact sur sa personne, mais elle ne pouvait pas. Du moins, elle n'osait plus.
Depuis qu'elle avait essayé d'étrangler Priam, Cera essayait de se faire aussi petite que possible. L'homme lui avait pardonné une fois. Elle ne ferait pas l'affront d'essayer un énième acte de défiance. Elle pouvait bien résister à l'envie de tuer chaque homme sur son chemin.
– Tu vas pouvoir revenir à l'arène.
Le commentaire la fit grimacer. Les quelques semaines de répit qu'on lui avait accordées touchaient à leur fin.
– C'est une occasion en or pour la Maison.
Il ne tint pas compte de son manque d'intérêt pour continuer :
– Le dernier combat a beaucoup divisé. Pendant que certains te désignent gagnantes, d'autres, entends par là la grande majorité, considèrent ce combat en faveur de Niké.
L'entraîneur leva les yeux au ciel. Pour lui, l'affrontement ne relevait que d'une seule issue.
– Ils sont juste biaisés ou aveugles. Tu étais la dernière debout.
Cera savait qu'il gagnait en réputation grâce à elle. Elle ne fut donc pas étonnée qu'il soit aussi tendre envers elle. Cédric était si mielleux en sa présence qu'elle avait envie de lui tordre le cou.
La jeune femme souffla, excédée par sa proximité. Devrait-elle en parler à Priam ? Y changerait-il quoi que ce soit ? Elle déposa les poids pour se redresser et détendre les muscles de son cou. Les bras désormais levés vers le ciel, Cera tenta de faire disparaître les dernières tensions.
La guerrière réajusta son tee-shirt en sentant le regard affamé de son entraîneur sur son ventre découvert. Un animal... Comme le reste des hommes. Cédric n'avait rien d'un lion ou d'un insecte. Elle le voyait plutôt comme un chien qui remuait la queue comme un imbécile, mais qui n'attaquait jamais.
Cera retourna au dortoir pour se laver et se vêtir. Elle souffla en constatant l'état de ses affaires : les tissus avaient été déchirés et éparpillés tout autour de son lit. Ce n'était pas la première fois que ce mauvais tour lui arrivait. Malgré tout, la chasseuse avait toujours du mal à mettre un visage sur ces actes. Homme ? Femme ? Ses ennemis se comptaient pas dizaine alors comment n'en comptait qu'un seul ?
– Et dire que c'est moi qu'on appelle la « sauvage », pensa-t-elle à voix haute. Tous des animaux, tous autant qu'ils sont...
Elle ramassa les lambeaux pour les mettre à la poubelle. Il devait bien lui rester quelques vêtements dans la chambre de Priam... Elle y passait toutes ses nuits depuis l'arrivée du Grand Maître. Si, au début, cet arrangement l'avait tenu éveillée, le confort du lit avait fini par endormir sa méfiance. Et la jeune femme devait bien admettre qu'elle dormait très bien depuis.
Une serviette sur les épaules, Cera rejoignit la cuisine. Une odeur infecte qu'elle connaissait bien désormais, suintait de la pièce. Huit, la cuisinière, était en train de sortir du frigo du fromage à l'allure douteuse. La brune détestait cet aliment qu'elle avait découvert un mois plus tôt. Son odorat affuté ne supportait pas sa puanteur caractéristique.
– Il n'a pas fait l'unanimité chez les amis du Grand-Maître, commenta la femme face à un fromage arborant des veines bleues.
– Il ne reste que ça ? Demanda-t-elle, la grimace apparente.
– Ma cuisine les a séduits, dit-elle d'un sourire radieux. Le fromage n'a quant à lui pas trouvé client.
La maison s'était préparée à cette soirée. Les façades et les pièces avaient été nettoyées de fond en comble. Un immense repas avait, quant à lui, été préparé. Cera n'avait jamais connu une telle effervescence autour d'un événement depuis son arrivée. Quelques heures s'étaient écoulées depuis, et sa curiosité demeurait : qui étaient ces invités ?
La jeune femme n'avait pas eu le courage de suivre la venue de ces inconnus, préférant se dissimuler derrière les murs de la chambre. Des images du bal des paons lui étaient revenus en tête, et Cera craignait d'être conviée à ce genre de soirée. L'humiliation couvrait toujours son cœur. On l'avait traitée plus bas que terre...
Ses pensées avaient alors été interrompues par l'arrivée de Priam. Il lui avait appris qu'il n'avait pas été « invité » à cette petite « sauterie ». Son attitude désinvolte témoignait de son désintérêt pour la soirée. Ils avaient donc passé la soirée ensemble, bien que chacun de son côté.
Cera avait du mal à admettre que sa présence l'avait rassurée. Elle avait vraiment eu peur d'être appelée par Thomas et d'être amenée à faire des choses contre sa volonté. L'idée de finir comme Trois la terrifiait.
– Allô la lune ? Ici la Terre.
La brune adressa un sourire maladroit à la cuisinière. Elle l'avait momentanément oublié avec ses souvenirs de la nuit dernière.
– Qu'est-ce que ça veut dire ? Questionna Cera, le regard vissé sur un fromage particulièrement dégoûtant.
– C'est juste une expression. Parfois, j'oublie que tu n'es pas comme nous.
Le sourire de la chasseuse s'évanouit à ces mots. Elle n'était pas comme eux. Et elle ne devait pas l'oublier.
Cera quitta la pièce sans un mot, l'estomac dans les talons. Elle ressentait le besoin de s'isoler. Elle ignora donc la présence de ses collègues pour se rendre dans la cour.
Souffler.
Respirer.
Le visage levé vers le ciel, la jeune femme se nourrit de ce qu'on voulait bien lui offrir. Ses pensées étaient un maelstrom incohérent qu'elle devait démêler afin d'y voir clair. Les raisons pour lesquelles elle survivait, elle ne pouvait pas les oublier.
Nous venger.
Les venger.
Ce n'était pas son monde. Ces gens avaient détruit tout ce qui constituait son univers. Son île. Ses amies. Comment avait-elle pu l'oublier ? La jeune femme souffla et sourit en sentant une goutte de pluie percuter sa joue. La nature était de son côté. Elle ne pouvait compter que sur les Déesses et sur elle-même.
– Je suis seule dans cette histoire, murmura-t-elle, le corps béni d'une pluie fine.
Elle accomplirait la promesse faite à Luna. Cera tuerait autant d'homme et de femme que nécessaire pour atteindre son but. La pluie se chargerait de faire disparaître les traces de ses péchés.
Tu n'es pas comme nous.
Ils n'étaient rien d'autre que des animaux. Et sa chasse était loin d'être terminée.
*
L'arène des Jours sans fin s'était transformée. Métamorphosée. Si Cera n'avait pas vu l'arrondi du bâtiment avec ses pierres anciennes, elle n'aurait jamais été capable de nommer l'endroit dans lequel elle avançait.
L'agencement des couloirs avait été modifiée suite à l'attaque des Révoltés, et un guide les aidait à redécouvrir le nouveau labyrinthe. La jeune femme traîna les pieds, peu emballée à l'idée de redécouvrir cet endroit.
Sa nouvelle apparence ne parvenait à dissimuler le malaise qui y régnait. Les sols et les murs du bâtiment étaient teintés du sang des victimes. Des couches de bétons ne parvenaient pas à recouvrir tous les cadavres qu'ils y abritent. La mort avait laissé son empreinte dans la terre et dans l'air : l'arène n'était rien de plus qu'un immense tombeau à ciel ouvert. Les Jours sans fin. Son appellation n'avait rien d'anodin puisque lorsqu'une femme y entrait, son seul échappatoire était la mort. Et pour celles qui restaient, malheureusement, les jours s'écoulaient lentement, et semblaient presque sans fin... Jusqu'à ce que la mort les accueille avec délectation.
– Tout va bien ?
Cera releva la tête. Elle croisa le regard orageux de Priam qui s'était arrêté près d'un nouveau tableau. Sur la toile, un homme se dressait fièrement sur son destrier blanc : dans sa main reposait le visage agonisant d'une femme dont la tête n'avait presque plus rien d'humain.
Sa gorge se serra. La posture conquérante de l'homme et les traits démoniaques de sa victime la firent frémir de peur. De dégoût. Et de colère. Ces hommes n'avaient décidément rien d'humain.
– Ne la regardez pas, ordonna le jeune homme en se plaçant justement devant.
– C'est trop tard pour ça, renvoya la chasseuse, la mâchoire serrée.
– Vous êtes sûre qu'elle ne peut pas se battre ? S'enquit Cédric dans son dos. Elle peut faire un véritable massacre quand elle est dans cet état.
Le regard polaire de Priam le réduit au silence. L'entraîneur de sa lionne se permettait beaucoup d'incivilités depuis peu, et l'héritier appréciait de moins en moins son attitude. Il devrait peut-être penser à le congédier... Ou à le vendre au plus offrant. Il savait que Cédric était convoité par certaines Maisons. Elles le pensaient à l'origine du succès de Cera, sans se douter un seul instant que sa force et son instinct ne venaient que d'elle.
Son attention glissa vers elle. Ils avaient repris leur visite et la jeune femme s'était déjà éloignée d'eux. Priam la trouvait distante depuis hier. Il ne savait expliquer son comportement, et redoutait désormais qu'elle ne lui file à travers les doigts. L'héritier ne pouvait pas la laisser s'échapper. Il n'était pas encore temps pour lui d'ouvrir la cage. Il bâillonna sa morale pour se concentrer sur sa situation présente.
Priam ne pouvait pas baisser la garde au milieu des loups. Montrer ses faiblesses, et ses tendresses, n'allaient que lui porter préjudice. Il parlerait à Cera dans le privée de leur chambre.
– Nos nouveaux quartiers sont à l'opposé des anciens, fit remarquer l'héritier au guide.
– Mes excuses, Monsieur. Nous avons dû tout ré-arranger avec cette attaque, répondit poliment l'homme.
Il désigna une porte à la couleur sombre, synonyme de la Maison Emrys.
– Vous trouverez une invitation pour le bestiaire de ce soir. Ne manquez pas l'événement.
Sur ces paroles, le guide les laissa tous les deux, Cédric préférant la compagnie de femmes plus ouvertes.
Priam découvrit des quartiers bien plus luxueux que la dernière fois. Des pierres anciennes recouvraient la partie du mur qui jouxtait le lit. Un chandelier dorée rehaussait la chaleur des murs couleur crème, et un tableau, laissant entrevoir l'océan, remplaçait la fenêtre habituelle. Un écran de télévision recouvrait un pan entier du mur face au lit.
Ce nouvel espace était totalement différent de l'ancienne loge de Priam. Il se souvenait des murs humides et sombres, de l'écho des gouttes sur le sol de la douche et du buzz incessant du luminaire... Ses anciens quartiers n'étaient pas synonyme de confort. Cependant, l'obscurité avait laissé sa place à la lumière. Gagner dans l'arène donnait accès à un certain nombre de privilèges, pensa-t-il, amère.
– Je peux y aller ?
Cera se tenait toujours près de la porte. Un seul et unique mot retentissait dans sa tête : bestiaire. Elle s'était demandée pourquoi sa présence était requise en l'absence de combats, et elle tenait désormais sa réponse. Mais quelle était son rôle dans cette affaire ? Des images de la parade des paons venaient sans cesse parasiter ses pensées d'angoisse.
Son regard s'accrocha à cette invitation sur laquelle était inscrite d'élégantes cursives. Elle n'en comprenait pas un seul symbole, mais une alarme avait réveillé ses sens. La jeune femme avait peur de connaître tout ce qu'englobait le terme « bestiaire ».
– Qu'est-ce qui ne va pas ? Vous devriez être heureuse de ne pas combattre.
L'héritier ne parvenait pas à déchiffrer son attitude. Dés leur première rencontre, il était parvenu à lire son comportement, à comprendre ses émotions : il s'était même rendu compte de sa fascination pour lui, par moment. Treize n'était pas le genre de personne qui parvenait à masque ses sentiments, et c'est pourquoi il trouvait son repli intriguant. Il n'en connaissait pas la cause.
– Je veux juste retourner dans ma chambre.
Priam fronça les sourcils. Était-ce de sa faute à lui ? Il n'avait pourtant rien fait pour s'attirer ses foudres.
– Tu dors ici.
Le tutoiement lui avait échappé. Il tritura nerveusement l'appareil qui embrassait son oreille. Le visage de Cera, lui, se décomposa. En restant ici, elle était condamnée à assister à ce bestiaire et tout ce qu'il pouvait bien inclure. La brune souffla, découragée.
– Cera, qu'est-ce qu'il se passe ?
Son insistance finit par lui donner raison.
– Je vais devoir assister à ce bestiaire ?
– Tu sais ce que c'est ? Demanda Priam, surpris.
Face à son absence de réponse, le jeune homme répondit :
– Tu vas devoir y assister. Et non, tu n'auras rien à faire, ajouta-t-il avec prudence.
– « Rien à faire »... Comme pour la parade des paons ? Répliqua Cera avec froideur.
Le regard de l'héritier se voila d'interrogations. Il n'avait jamais entendu parler de la « parade des paons ». A moins que...
– Le bestiaire n'a aucun point commun avec le banquet des Dieux. Le clou du spectacle n'est pas le même. Nous n'avons vocation qu'à être de simples spectateurs.
Les bras croisés sous sa poitrine, Cera réfléchit à la portée de ces mots. Était-ce une bonne chose d'assister à un spectacle organisé par l'arène ? La chasseuse avait suffisamment été la victime de ses ruses pour connaître le déroulement final de ce bestiaire : la mort.
– Et je suis obligée d'y assister ?
– Tu es ma lionne. Et la guerrière des Jours sans fin, nuança Priam, avec une étincelle dans les yeux. Tu dois être là.
Cera soupira. Sa présence était nécessaire, sans pour autant être obligatoire.
Comme à chaque fois, Cera avait un mauvais pressentiment. Bien qu’ils se soient tous deux sur un terrain d’entente, la jeune femme ne parvenait pas à faire pleinement confiance à son Maître. Il l’avait tellement déçu par le passé que plus rien ne pourrait jamais combler ce fossé creusé de méfiance.
Priam lui avait fait mal moralement et physiquement. Son cœur était encombré de sentiments à la fois sombres et lumineux.
– Dix t’a préparé quelques vêtements dans les valises. Je te laisse le soin de choisir.
Sur ces paroles, l’héritier quitta la chambre. Cera, quant à elle, se laissa tomber prestement sur le lit. Les yeux fermés, elle profita du silence pour se poser et se détendre. Une odeur de plastique et de propreté lui titilla le nez. Elle n'appréciait pas beaucoup ces senteurs artificielles, lui préférant l’odeur de la terre et de l’océan.
– Comment j’ai pu en arriver là, pensa-t-elle à voix haute.
Son existence sur l’île semblait s’être déroulée dans un songe, un rêve un peu trop court avec un goût d’inachevé. Ses magnifiques souvenirs avaient été teintés par la présence des blouses blanches et des hommes en noir. Son existence avait été bouleversée en l’espace de quelques minutes.
Cera souffla, essayant de calmer l’organe en son sein. Il s’agissait d’une simple soirée. L’histoire de quelques heures… Peu importe ce qu'impliquerait ce bestiaire, elle le survivrait. Elle inspira profondément, et s’autorisa un bref repos.