Chapitre 17 : le bestiaire

Notes de l’auteur : Je dépoussière un peu cette histoire...

La jeune femme avait choisi un ensemble vert bouteille et une chemise sombre, dont les pans disparaissait sous une ceinture en cuir. La douceur du tissu avait fini par convaincre celle qui ne portait plus que des robes. Cera s’admira curieusement dans le miroir. 

Les cheveux rassemblés en une queue basse et le visage dépourvu de maquillage, elle se sentit presque jolie. Son regard et son sourire perpétuellement tristes étaient les seuls éléments à venir ternir sa beauté. 

Alors qu’elle admirait toujours sa silhouette, Priam entra dans la chambre. L’homme s’était lui aussi changé pour revêtir un costume bien plus sombre que ses vêtements habituels. Cera le trouva beau.

– Vous êtes prête ?

La brune hocha la tête. Elle n’était pas certaine d’apprécier le spectacle proposé par l’arène, mais on ne lui laissait pas vraiment le choix. Son corps se tendit imperceptiblement quand Priam l’invita à tenir son bras.

Elle avait noté un changement de comportement de sa part. La chasseuse ne saurait l’expliquer, mais elle le trouvait plus prévenant, et plus avenant qu’à leur première rencontre. La parade des paons avait déclenché un changement dans son attitude. Cera s’était montrée méfiante au début, puis elle avait fini par se faire à l’idée. Elle remettait ce raisonnement sur leur proximité physique dans la chambre : elle avait remarqué qu les hommes avaient tendance à se montrer plus serviable au contact d’une femme.

Les sentiments et le désir pouvaient pousser les gens à changer de comportement. Elle se souvenait encore du lien qu’avaient noué certaines de ses amies sur l’île : l’amour et la passion influençaient sur la conduite. Dans ce domaine, Cera était loin d’être une experte, mais sur ce point, femme et homme se ressemblaient.

– Il ne va rien t’arriver, rassura le jeune homme à son côté, prenant son silence pour de l'appréhension.

C’était la première fois qu’il assistait au bestiaire. L’événement ne se tenait que rarement, voire jamais. Il était certain que le spectacle finirait de ternir l’image de la race humaine. L’héritier n’y assistait que par simple protocole, et pour s’assurer une place parmi les plus grands. 

Cera était devenue la nouvelle coqueluche de la fosse. Le public appréciait son naturel et sa sauvagerie en combat. Elle avait acquis l’image d’une guerrière, d’un véritable animal sauvage, en totale contradiction avec la reine des lionnes, la chevaleresse Niké.

– Le bestiaire n’est ni plus ni moins qu’une exécution publique, révéla Priam sans vouloir entrer dans les détails.

La chasseuse s’arrêta. S’agissait-il de son exécution à elle ?

– Les révoltés faits prisonniers après l'attaque sont concernés par ce massacre.

La brune leva les yeux au ciel. Depuis quand les hommes avaient-ils besoin d’une raison pour faire du mal aux femmes ? Elle n’accorda qu’un bref regard rempli de dépit à son compagnon. 

Priam semblait condamner ces comportements, mais ne faisait rien non plus pour les en empêcher. Pouvait-elle seulement le blâmer ? Elle tuait elle-aussi des femmes. Elle regardait des personnes se faire éventrer, se faire arracher les membres sans lever le moindre petit doigt, sans donner le moindre signe de protestation.

Galléan lui avait fait comprendre la loi du monde : une unique personne ne pouvait changer un univers. Les actes d’une personne ne représentaient rien face à une société entière. La vie n’était pas aussi simple. Il fallait faire des choix, parfois difficiles, pour avancer.

Les deux jeunes adultes franchirent une porte à double-battant. L’orchestre de la parade des paons passait une musique douce au fond de la grande pièce. Les dirigeants des Maisons étaient tous plus ou moins éparpillés dans la salle, donnant sur la fosse.

Cera sentit plusieurs regards à leur encontre à leur entrée. elle s'apprêtait à quitter le bras de Priam quand celui-ci lui intima de rester près de lui, d’un contact de la main. Il l’invita à rejoindre un groupe d’hommes, visiblement en grande discussion.

– Monsieur Emrys, nous vous attendions !

Cera plissa les yeux en apercevant le père de Priam à son côté. Le cinquantenaire lui adressa un sourire prédateur qui la fit frémir de peur. La jeune femme trouva cet homme dérangeant. Sa simple présence suffisait à la mettre mal à l’aise. Elle se sera un peu plus contre Priam, l’utilisant comme rempart.

– A ma connaissance, c’est votre premier bestiaire ? demanda Montebourg.

– C’est exact. 

– Vous n’allez pas être déçu du spectacle…

L’héritier sourit. Cera, elle, sentit les muscles de son bras se contracter. Ses mains resserrèrent inconsciemment leur prise. Son appréhension, ainsi que son stress, augmentèrent de minute en minute. Pour être à ce point attendu, le spectacle devait être particulièrement divertissant et sanglant.

– Comment ça se passe chez vous ? demanda l’héritier pour changer de sujet.

– Quelques protestations, mais rien de bien méchant, répondit Christian Argonaute, tout en sirotant une boisson colorée.

Cera trouvait l'homme très beau. Ses cheveux coupés courts semblaient aussi soyeux que ceux de son plus jeune frère. Le bleu de ses yeux lui rappelait presque l'océan qui bordait son île. Cependant, l'image d'un corps désarticulé vint souiller ses pensées.

China de la Maison Argonaute.

Elle serra les bras sous sa poitrine. L'homme à l'apparence angélique avait envoyé une gamine dans la fosse. Elle ne devait pas l'oublier : le mal n'avait pas de visage.

– Mon fils pense qu'il n'est pas nécessaire de renforcer la sécurité de la maison, lança Thomas Emrys à l'intention des autres.

– Nous avons fait importer des hommes pour protéger nos murs, répondit Abraham en se joignant à la conversation.

Niké n'était, pour une fois, pas à son bras, se surprit Cera à penser. Elle devait toujours récupérer de ses blessures. La jeune femme regretta presque de l'avoir frappé aussi fort avec son bouclier.

– Vous avez réussi à trouver des hommes ? Demanda aussitôt le Grand-Maître des Argonautes, visiblement intéressé.

– Le marché n'est pas encore bien étendu, mais je peux vous donner des contacts.

– Ils seront certainement plus loyaux que des femmes.

Le reste des hommes semblait se mettre d'accord sur ce fait. La chasseuse trépigna, mal à l'aise. Elle ne pensait pas les hommes capables de traiter leur congénères comme des animaux. Ils n'avaient vraiment pas de limite.

Une corne de brume s'éleva dans l'arène. Les invités furent invités à rejoindre le balcon qui offrait une vue imprenable sur la scène de divertissement. Cera trouva étrange de se retrouver à cet endroit : elle était habituellement dans la fosse, les nerfs à vif et la peur au ventre. De là où elle était, les personnes postaient un peu plus bas semblaient minuscules et impuissantes. La voix de Eric Crow résonna :

– Messieurs, je vous souhaite la bienvenue pour cette émission un peu spéciale. Comme vous le savez, des événements tragiques ont eu lieu entre les murs sacrés des Jours sans fin. Nous nous souviendrons bien entendu des victimes du terrorisme féminin, et je vous demande à tous d'observer une minute de silence pour ces hommes partis trop tôt.

Les visages de quatre homme apparurent sur l'écran géant. Cera les observa avec un certain mépris. Dix lui avait parlé de seize victimes : n'avaient-elles droit à aucun hommage ? Le silence fut suivi d'une longue salve d'applaudissements du public.

– Pour honorer nos morts, nous avons préparé un événement spécial qui devrait vous réjouir, j'ai nommé la DAMNATION AD....

– BESTIAS, compléta le public avec engouement.

Sa peau se couvrit de frisson. Elle n'avait jamais vu une telle effervescence autour de ce genre d'événements.

Elle n'eut pas le loisir d'entendre la suite du programme puisque Priam l'entraîna un peu plus loin. Il lui offrit un verre d'eau qu'elle s'empressa de boire. Cera remarqua enfin la tension qui l'habitait et s'interrogea sur son comportement :

– Je ne connais pas le nom des femmes qui se sont faites prendre.

La brune fronça les sourcils : où voulait-il en venir ?

– Je ne sais pas ce que je ferais si Eléane se trouve parmi elles.

– Elle pourrait être une Révolté ? Murmura-t-elle à son intention.

– Elle pourrait être n'importe qui.

Chercher cette femme relevait de la quête impossible. La chasseuse connaissait son nom, et en avait une vague description. Mais par où commencer  ? Le prix de sa liberté était en jeu. Le plus tôt elle la trouverait, le plus tôt elle pourrait quitter cet endroit. A cette pensée, Cera s'imagina sur un plage ou dans les bois où le seul son audible serait sa propre voix et les chants de la nature.

Dans son malheur, elle avait appris à apprécier la solitude. Elle ne rêvait plus que de silence et de distance.

Des sifflements dans son dos lui firent comprendre que son rêve était encore loin de devenir réalité. Priam et elle revinrent au balcon. Dans l'arène, on faisait descendre une gigantesque bête au milieu d'une dizaine de femmes accrochées à un poteau. Cera s'immobilisa en voyant les poils sombres et la gueule gigantesque du monstre sombre.

BOUGE ! Hurla une voix dans sa tête.

Elle recula. Son palpitant s'affola et elle regarda, bouche-bée, la créature grogner. Sur l'écran géant, à la place des pierres et du sable, elle vit les huttes et les arbres.

Les hurlements.

Les corps. Et le sang. Tout ce sang.

L'odeur de la mort parvint jusqu'à elle. Une larme coula le long de sa joue tandis que sa main souffrait de picotements. Elle se consumait.

– Treize, appela Priam en lui prenant le bras.

La jeune femme cligna des yeux et s'essuya le visage. Qu'est-ce qu'il lui prenait ?

Son Maître la guida jusqu'à un fauteuil où ils s'assirent tous les deux. Priam s'inquiéta devant la blancheur de son visage. Il en fallait beaucoup pour ébranler sa lionne. Il lui servit un autre verre d'eau.

– QUE LE BESTIAIRE COMMENCE ! Annonça une voix dans les hauts-parleurs.

Cera n'entendit plus que les grognements de la bête et le hurlement de ses victimes. Sa gorge se serra lorsqu'elle vit l'animal briser le corps de la première prisonnière. Entre ses crocs, l'humaine ne devint rien d'autres qu'un bout de viandes. La brune détourna le regard.

Elle rencontra les expressions fascinées et dégoûtées des uns et des autres. Elle observa avec attention le beau visage de Priam arpenter le visage de chaque victime, à la recherche de celle qui avait ravi son cœur des années plus tôt, et constata son soulagement : Eléane n'était pas là.

La jeune femme souffla. Son cœur était revenu à un rythme plus ou moins habituel. Elle essayait d'oublier toutes ces images dont l'origine était encore inconnu. Ce qu'elle avait vu, quelques instants plus tôt, ne pouvaient être un simple fait de son imagination. Les sensations dans l’entièreté de son corps témoignaient de plus, de beaucoup plus que de simples images. Cera avait peur d'en comprendre la signification.

– Le bestiaire devrait bientôt finir. Ils affament la bête pour la rendre plus agressive, révéla Priam dans son oreille.

Un voile de rougeur couvrit cette portion spécifique du visage. Elle ne l'avait pas vu s'approcher. La brune croisa son regard orageux, et demanda afin de masquer sa gêne :

– Qu'est-ce que c'est, comme bête ?

– Un animal génétiquement modifié.

Devant ses yeux remplis d'interrogations, l'héritier poursuivit avec des termes plus simples :

– Ils ont modifié ce qu'il y a l'intérieur de lui pour le rendre plus fort.

Et Priam se demanda s'ils n'avaient pas utilisé des méthodes similaires sur Treize. La jeune femme était forte, rapide et agile. Elle n'avait pas beaucoup d'endurance, mais elle était très résistante à la douleur. Quand elle se battait, la guerrière ressemblait à une véritable tigresse.

Un hurlement plus aigu que les précédents attira inconsciemment l'attention de Cera et de son Maître. Une femme se débattait contre ses chaînes, la bête en approche. L'écran géant fit un gros plan sur un visage baigné de larmes. Sa chevelure blonde avait été saccagée par les coups de ciseaux, et ses vêtements n'étaient rien de plus qu'un tas de lambeaux. Cera prit connaissance des traits. Elle se redressa, telle une panthère, pour s'approcher au plus près de la rambarde du balcon.

– Non... murmura-t-elle, les mains fermement accrochées à la pierre tandis qu'elle continuait de se pencher.

Elle connaissait ce visage. Elle le connaissait même très bien. Ely. Il s'agissait d'Ely, celle avec qui elle avait l'habitude de chasser. Celle qu'elle avait vu pleurer. Celle qu'elle n'avait pas pu défendre sur le bateau.

Calme-toi, prévint une voix familière dans son dos.

La brune serra les poings. La bête grogna, le sang fuyant ses crocs, pour charger dans la direction de son amie. A ce moment précis, Cera jurait qu'elle pouvait sentir chacun des battements dans sa poitrine. La scène semblait se dérouler au ralenti : le verre posé près d'elle percuta la tête du monstre poilu. Celui-ci grogna de mécontentement, cherchant visiblement son agresseur.

La chasseuse rencontra brièvement le regard foncé de son amie avant que celui-ci ne se voile de douleurs. Elle se retourna pour trouver un autre projectile à lancer quand elle ressentit de légers picotements au niveau de son cou. Elle se mordit la lèvre.

Un dernier hurlement retentit dans l'arène. Une supplique. La femme ne devint plus qu'un corps désarticulé. Cera s'appuya sur la balustrade, ses jambes n'étant plus capables de la tenir debout. Elle regardait, sidérée, le corps inerte de sa camarade de chasse.

La jeune femme était incapable de se concentrer sur autre chose que cette silhouette minuscule. Son âme avait probablement déjà rejoint les étoiles. Ely méritait sa place parmi les Déesses. Elle avait mené une existence juste de bout en bout. Elle s'était visiblement battue pour sa liberté. Son amie avait trouvé sa place parmi les révoltés.

Cera avait envie de rejoindre ce paradis. Elle en avait besoin. Pourquoi devait-elle être la seule à porter le poids des responsabilités ? Cera ne pouvait le supporter. Elle ne pouvait plus rien supporter.

Alors qu'elle se laissait volontiers tomber vers l'avant, prête à rejoindre cet autre univers mystique, une paire de mains la retint. Une décharge envahit son corps : elle eut à peine le temps de sentir un pique de douleur qu'elle perdit connaissance.

A nouveau, le paradis refusait son entrée.
 

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