La convulsion se propageait dans les jambes de Sygn. Elle était une intruse dans les entrailles de cette créature mourante, dont cherchait à s'extraire un parasite bien plus terrifiant. Elle ne respirait pas, car le monstre ne devait pas l'entendre. Elle devait bouger, car il ne devait pas la rattraper. Sygn s'enfonça dans l'air lourd et la chaleur putride qui s'enroulaient autour de ses membres et accrochaient ses vêtements. Le monde sous-terrain s'écroulait, la poussière tourbillonnait au bout de ses cils. La grande taille de Lazare se heurtait à la voûte tombante au-dessus de sa tête et, dépourvue d'équilibre, Sygn trébuchait avec la maladresse des poulains, juchés sur des jambes trop longues et trop fines. C'est en rampant qu'elle parvint à atteindre la surface. La lumière l'aveugla, la terreur d'Alldrheim l'assourdit. La bancheur froide du Palais offrait une toile dangereusement vierge à la terreur qui régnait dehors. Elle résonnait entre ses grands murs et ses colonnes, rebondissait entre ses statues. Une gueule béante en aspirait les fondations et l'édifice disparaissait, peu à peu, pareil à un navire dévoré par la colère des dieux de l'Océan. Les serviteurs, les gens de la cité, tous courraient en désordre. Les soldats guidaient les plus lents vers la sortie mais en dépit de leurs uniformes armurés, la peur éclaboussait tout autant leurs visages. Des casques et des lances jonchaient le sol. Certains avaient dû abandonner leur poste à la recherche de leur famille. Des groupes se précipitaient dans des maisons que le dragon décapitait juste après. Cris, ceux d'enfants, ceux de femmes, ceux d’hommes, ceux d'animaux.
Sygn se redressait. Le froid avait tout figé durant un instant. Une poignée de secondes d'immobilité forcée, que ses pensées utilisèrent pour cerner la situation. C'est un instinct animal qui l'avait extraite des entrailles de la Cité. Un instinct primaire, interprétant les plus faibles signes naturels pour en tirer un réflexe, une intuition. Désormais, c'était un être doué de raison qui lui fallait invoquer. La discipline respiratoire enseignée par Torunn l'aida à laisser le souvenir des galeries dans un recoin sombre de sa mémoire. Sygn prit alors conscience de la chaleur poisseuse qui coulait de sa paume. Une grande zébrure d'un rouge sombre, une brèche qui ne cessait de couler. Son sang coulait sur les brisures de marbre. Quelles autres blessures ? Superficielles. Peu profondes. Des égratignures, des coupures. Rien qui ne l'empêchait de courir ou de se recroqueviller. Etablissant un premier plan mental de sa sortie, elle releva les yeux et sentit, au travers du chaos, qu'on l'observait. Non. Qu'on observait Lazare. Elle serra le poing pour endiguer l'hémorragie. C'était ce petit homme qui l'avait identifié. Celui qui avait guidé Spiegel vers l'écurie. Cillian. Un ami pour Lazare.
Cillian se dégagea de ceux qui le tiraient vers l'extérieur. Il appela le nom du père de Sygn. Ce nom qu'elle ne voulait plus entendre, qu'elle ne voulait plus lire sur aucune lèvre tant qu'elle n'aurait pas décidé de son jugement. Fallait-il le maudire pour ce qu'il avait fait à un enfant ou le remercier pour son sacrifice ? Car cet enfant était un monstre. Cette décision devait attendre. Cillian, car tel était son nom, se précipita dans sa direction mais au même moment, une colonne se brisa et s'effondra entre eux, soulevant un nuage de poussière, parsemé de graviers. Sygn retint son souffle. Une onde, à peine perceptible, provenaient de ses deux poings serrés et légèrement rougis. Cillian était de l'autre côté. Oui, de l'autre côté, pas en dessous. Elle devait partir vite. C'est ce qu'elle fit, tandis que derrière elle, Cillian recrachait le mélange de fumée et de poussière qu'il venait de respirer.
Dehors, Sygn continuait de l'entendre. Comme sa voix portait ! Il appelait, il hurlait comme un animal désespéré. Il suppliait Lazare de trouver Heimdall mais Sygn ne se retourna pas. Ses larmes collaient la cendre sur ses joues. Dehors, la neige se joignait au vent et au blizzard rugissant auquel répondait le monstre ailé qui piétinait les toits. Des enfants pleuraient dans le giron de leurs mères, une gamine appelait un animal qui ne rentrait pas à la maison, un homme implorait le nom d'une épouse, d'une sœur, d'une fille ou d'une mère faute de la voir. Certains courraient, d'autres ne se relevaient pas. Aucun refuge. Aucun lieu de répit. Les plus chanceux se voyaient entourés par des individus moins vulnérables, plus braves. Des pans entiers de maisons se décrochaient. Et là où le dragon ne passait pas, la peur se propageait.
Il faut faire quelque chose.
C'est ce que dirait Lazare.
Ce n'est pas. C'est ce masque, ce sont ses mots. Il est dangereux.
Tu ne pensais pas pouvoir voler un corps sans hériter de son esprit ?
Je n'ai rien volé, j'ai...
Et pourtant te voila son portrait craché! Tu as son apparence, tu as ses responsabilités!
Faire quelque chose ? Faire quoi ?
C'est toi qui a déclenché ça !
Non... Non, je ne savais pas que...
Tu ne savais pas ? Ô, elle ne savait pas !
Une autre main agrippa son épaule. Sygn lui en fut presque reconnaissante. Une jeune femme en pleurs la secouait vivement. Sa voix ne parvint pas tout de suite à couvrir les autres.
« Que s'est-il passé ? Où est Siegfried ? Je vous en prie Lazare, où est-il ? Lui est-il arrivé quelque chose ? Il a déjà quitté le Palais ? »
Le visage que ses prières rencontrèrent fut celui de la plus profonde incompréhension. Ce visage la pétrifia. Se pouvait-il que... Non, il ne se pouvait. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Nerveusement, elle croisa et décroisa le châle qui flottait sur ses bras. Ses lèvres d'un rouge profond tremblaient en une peine redoutée, effrayante. Ses yeux et son teint se vidaient de toute couleur. Ils eurent bientôt la même nuance blême.
« Siegfried n'est pas à la Cité. Il... il n'a rien »
Qui était-elle ?
Qui qu'elle fut, elle se contenta de cette réponse. Ses boucles brunes rebondirent autour de ses joues rondes tandis qu'elle acquiesçait compulsivement.
« Kriemhilde ! Viens nous aider ! »
Une femme aux cheveux gris, enroulés dans un chignon, appela son nom plusieurs fois avant qu'elle ne s'y reconnaisse.
« Il va nous sauver, assura Kriemhilde. Siegfried vaincra le grand Fléau d'Alldrheim, murmura-t-elle en s'éloignant. Et Sygn l'entendit, répétant cette litanie qui fut emportée dans une bourrasque.
Qui était-elle ?
Cela attendrait. Lazare le savait mais le masque le gardait pour lui.
Sygn arracha le masque. Elle refusait d'avoir à incarner son père plus longtemps. Lazare, le courageux Lazare que l'on appelait constamment à la rescousse.
Balayant l'espace et tâchant de faire fi du chaos, Sygn retrouva quelques repères. La cour, devant le palais. Elle s'élança contre la marée humaine qui la fuyait, roulant des épaules pour échapper aux prises qui la croyaient abandonnée par la raison. Ils avaient tort. C'est eux qui laissaient les instincts les plus primitifs les dominer. La peur. Ils se rassemblaient dans leurs maisons comme des lapins dans leurs terriers, ils se regroupaient en troupeau, cachant les faibles en leur centre. C'est ceux qui exposaient leurs forces en première ligne pour protéger leurs faiblesses qui étaient abandonnés par la raison.
C'était un raisonnement cruel. C'était celui des enseignements de Torunn.
Il était trop tard pour y penser. Trop tard pour faire demi-tour. Elle courut, la capuche de sa veste rabattue sur la tête, et courut plus vite encore lorsqu'elle décela une masse se former dans la tempête. Le galop de cent sabots battait la neige et claquait le pavé.
Les écuries n'étaient plus loin.
Pour la première fois depuis son arrivée, le cœur de Sygn bondit dans sa poitrine. Si fort qu'il en fut douloureux. Spiegel devait se trouver parmi ces chevaux. Ils se rapprochaient, affolés et désorientés. Leurs membres noueux se dessinaient, leurs robes peignaient le blanc par touche de brun. Du brun. Dans toutes les nuances qu'il était possible d'imaginer. Du marron, du beige, de la couleur dorée du sable, de la teinte du bouleau ou de celle du chêne. Sombre comme de la terre mouillée. Pas de noir. Où était la robe calcinée de Spiegel ?
Son espoir retomba.
Minuscule devant la vague qui se précipitait, Sygn ressentit un flux acide remonter de son estomac. Elle prit la décision de ne plus ramper comme un rat dans l'obscurité. Elle se concentra sur ses pieds. Harponnés au sol. Le torrent s'abattit. Il emportait tout. Les hennissements effrayés et le choc des sabots recouvraient sa propre détresse, qui alors, se résigna à se taire. Sygn demeura stoïque. Elle était le rocher refusant de céder au rugissement des eaux. Celui qui résisterait. Celui qui fendait le courant sans l'empêcher de dévaler le lit de la rivière et qui demeurerait après son passage.
Je ne suis pas un rat qui court dans le noir.
Je ne suis pas celle qui se cache en attendant la fin de l'orage et qui applaudit l'arrivée du Soleil. Quel orage ? Quel orage craignent-il ? Celui que leur dieu a créé pour mieux les en sauver ? Celui qu'elle l'avait aidé à créer ?
Cette acidité n'était pas exactement celle de la colère frustrée et puérile qui l'avait si souvent avalée par le passée. C'était celle de la solitude. De la culpabilité qu'elle avait endossée bêtement et sans la moindre méfiance. Elle était seule car tous formaient un seul et même camp et qu'elle refusait la place qu'on lui y attribuait. Il n'y avait pas de place pour elle dans leurs jeux. Ils le savaient tous pourtant bien, non ?!
D'un revers de manche, Sygn chassa les larmes gelées qui bordaient ses yeux. L'ombre des écuries se révéla enfin. Épargnées par les intempéries et les lacérations du dragon, dont les griffes cinglaient encore les murs et les toits. Épargnée. Sygn aussi, l'avait été. Elle contempla ses mains avant de les porter vers sa tête, qui n'avait subi aucun traumatisme. Avait-elle été extraordinairement chanceuse ou seulement protégée par le maléfice de quelqu'un désireux de la voir échapper vivante de la Cité ?
Échapper vivant de la cité. Comme le dragon, par-delà les toits.
Etait-ce encore la volonté d'un autre ? Et où se trouvait Lopten ?
Sygn acheva d'un trait sa course jusqu'aux écuries. Une bête, au souffle lourd s'y ébrouait, luttant contre un homme qui s'évertuait à la sortir de là. D'une carrure pourtant robuste, le pauvre ne faisait pas le poids face à la jument. Spiegel ruait. Sygn n'y lut aucune peur. Les oreilles plaquées sur sa crinière, Spiegel était en colère. Et c'est seulement lorsque ses yeux noirs trouvèrent sa cavalière qu'elle s'apaisa et, profitant de la surprise du palefrenier – qui découvrit la présence d'une étrangère derrière lui, se dégagea. Inarrêtable comme la tempête, elle brisa le portillon de son enclos. Sygn entoura son encolure de ses bras et parvint, dans la course, à repousser le sol du pied pour se hisser sur son dos. Spiegel galopait si vite qu'elle paraissait glisser à la surface de la neige. Sygn aurait juré qu'elle n'y laissait aucune empreinte. Sans plus connaître aucun obstacle, elles traversèrent la Cité, et gagnèrent sans mal ses remparts, que plus aucun soldat ne gardait. Sygn jeta un œil par-dessus son épaule. Quelque chose tournait dans son ventre. Elle n'avait rien vu en fuyant. Elle avait fermé les yeux sur la terreur d'Alldrheim. Elle n'avait pas pitié. Elle n'avait aucune tristesse, aucune condoléance à lui présenter.
La honte enflait sans que rien ne la contienne. Combien de temps avant qu'elle n'éclate ?
La culpabilité.
Les bois étouffaient les pleurs mais pas cette profonde culpabilité. Ils la lui laissaient. Qu'en auraient-ils fait ? La terre n'absorbe que ce qui la renforce, lui avait appris Torunn.
Une voix familière s'éleva. Sygn perçut l'écho de son nom, rebondissant sur chaque tronc, éclaté entre chaque ramification, avant d'être propagé en centaines de copies. Ce nom qui accusait, qui clamait à tous sa faute. Les dieux des bois avaient rendu leur verdict. Puis, Lazare apparut, haletant. Plus proche de la Cité qu'il ne l'était de la maison, il courrait depuis plusieurs heures. Le visage moite, les cheveux collés sur son front et ses joues, il accourut, la sangle mal ajustée de son carquois lui barrant le torse. Les pieds de Sygn effleuraient à peine le sol qu'il la plaquait déjà contre lui, une main au sommet de sa tête. Il l'étreignait. Ce n'était pas une condamnation. Qui aurait-il était pour la condamner ? Ce sang qu'elle avait sur la main, n'était rien en comparaison de celui dont il était couvert. La faute était multiple. Elle venait de plusieurs êtres. Le dragon n'était qu'un point, un nœud entre plusieurs lignes tissées par les Nornes.
« Tu es là, oh Sygn, tu es là, se réjouissait-il en parcourant son visage du bout des doigts comme pour en attester la présence. Où étais-tu ? Que faisais-tu ? Oh, comme je suis soulagé de te retrouver, j'ai eu si peur que... Il est arrivé quelque chose à la Cité. Une chose terrible. Je t'en supplie, rentre vite à la maison, et restes-y. Je dois vite aller voir. Il doit y avoir des dégâts, il faut que j'y aille. Rentre vite !
— Siegfried... il n'est pas avec toi ?
— Je ne veux pas qu'il s'approche de là. Il est trop jeune... trop jeune pour ce qui l'attend. »
En entendant ces mots, Sygn eut la certitude qu'elle trouverait Siegfried sur le seuil de la Maison-dans-l'Arbre, prêt à partir. Car Siegfried attendait depuis suffisamment longtemps et que Torunn ne lui permettrait pas de rater une telle occasion.
Sygn est vraiment une réflexive : elle se retient de juger Lazare alors qu’elle est dans l’urgence de la fuite, loin d’être sortie « des ronces »... Je la vois comme un personnage qui s’est fait sa propre éthique, en dépit de ses expériences avec ses semblables. En lisant cette scène pour quitter la ville, j’ai eu en tête Arya, errant dans les cendres de Port-Réal. Et c’est sans compter la super trouvaille du masque, qui prend possession de sa porteuse, dévoilant son côté sombre. Chaque chapitre approfondit l’univers.