Chapitre 17 : L'éveil


La pénombre s'insinuait depuis quelques heures parmi les nuages et désormais, son royaume s'étendait sur toute la voûte surplombant la forêt. Le grand œil blanc de la lune s'élevait et son regard curieux examinait un étrange et nouveau sujet. Sa venue avait éborgné quelques arbres mais de toute évidence, ils n'étaient pas les plus à plaindre. Les hématomes et la plaie se disputaient la chose qui s'éveillait. Les arbres et les astres le murmuraient déjà : elle ne survivrait pas plus de quelques jours. La saison était rude bien trop rude et la forêt trop inhospitalière. La drôle de chose n'avait ni fourrure ni graisse autour de ses os minces et saillants. Quelle femelle avait pu mettre bas en une telle période ? Car cette petite chose ne savait même pas marcher et ses yeux s'ouvraient à peine. Elle n'avait rien avalé et ne savait, de toutes manières, pas identifier les sources de nourriture. L'eau, elle y avait goûté par hasard, grâce à la neige rentrée dans sa bouche. Mais la nourriture... Il était fort probable que le parfum dangereusement sucré de quelques baies toxiques parvienne à duper cet être disloqué.

Lors de sa chute, ses narines n'étaient que deux fentes sur son museau pointu. Depuis, son corps brisé avait fondu et son visage s'état aplati. Le givre luisait sur son épiderme diaphane et formait de petits cristaux au bout de ses cils noirs. Ses pieds et ses doigts, eux, commençaient à noircir. Mauvais signe. Sa voix éraillée avait tenté plusieurs appels pitoyables à quelque semblable. Ils demeuraient sans réponse. Y avait-il la moindre race qui reconnaîtrait si singulier individu ? Pas dans ces contrées si éloignées des ténèbres de Musspelheim. Dans cette région, ses beuglements en feraient une proie aisée pour les rares prédateurs gardés éveillés malgré l'hiver. Sa chair serait sèche - y avait-il quoique ce soit à grignoter sur cette carcasse osseuse ? Les loups s'en satisferaient. La viande manquait trop pour qu'ils ne le boudent.

La conscience de Lokten se recroquevillait, cernée par une hostilité à plusieurs visages. La morsure du froid la renvoyait au plus profond de lui. Elle lui avait arraché la perception de plusieurs membres, qui n'obéissaient plus à ses réflexes les plus élémentaires. La clarté trop vive, réverbérée par le ciel et la terre d'un blanc immaculé, le contraignait à plisser les yeux à tel point, qu'un seul filet de réalité lui parvenait. Mince et tranchant comme une lame.

Alors, Lokten ne se méfia pas du manteau blanc et froid revêtit par le sol, et qui cachait de minuscules reliefs aux arêtes tranchantes et des crochets aussi minuscules et cruels que des hameçons. Et lorsqu'il pensa leur échapper en rejoignant un ruban lisse à l'éclat argenté, Lokten se trouva privé de son faible équilibre. Ses os heurtèrent leur surface, une fois, deux fois, trois fois, peut-être même cent fois.

N'était-il qu'un insecte pris dans une toile d'araignée ? Tout était froid, glissant, collant et piquant. Pourquoi l'avait-on arraché de son refuge de pierres ? Pourquoi lui choisir un trépas si pénible ? Tout, autour de lui, se plaisait à le moquer et à le harceler. Le vent glacial le balayait de son souffle, la terre blanche et glacée enroulait ses racines autour de ses genoux. La sueur couvrait son front. Son ventre grondait. Et derrière lui, traînaient ses lourdes ailes meurtries, semblables à deux voiles déchiquetées.

Cependant, avec la tombée de la nuit, ses paupières se relevèrent dans une lenteur prudente. Et ce que sa vision lui révéla le terrifia. Des centaines de formes cohabitaient, loin de la régularité des murs de sa prison. De hautes colonnes à la surface couverte d'aspérités et d'excroissances qui se tournaient vers un plafond qu'elles n'effleureraient jamais. Elles se dressaient vers lui, vainement, le contemplant du fond de leur puits. Lokten les observait avec méfiance. A la lueur tombante du soir, tout paraissait conservé sous un film de quartz et d'améthyste. Ces grandes choses ressemblaient à des centaines de mains griffues tendues pour recevoir quelques miettes d'un dieu indifférent à leurs prières. De grandes mains prêtes à se refermer. Elles le cernaient. Où qu'il porta le regard, elles étaient là. Impassibles et se prétendant mortes, pétrifiées par le désespoir, elles s'agitaient pourtant au moindre souffle. Etaient-elles réellement des mains ? Ou les ailes desséchées d'autres âmes perdues ? Ses semblables étaient-ils tous morts ici, piégés et impuissants ?

Lokten retint sa respiration et serpenta entre leurs ombres. Elles ne le remarqueraient pas, il serait à peine plus qu'un spectre parmi elles.

La nuit s'était installée lorsque Lokten comprit qu'il n'errait pas tout à fait au hasard des bois. Baladé par les courants d'air, il suivait le parfum âcre et métallique qu'ils entraînaient avec eux. Une odeur imperceptible à sa conscience humaine, mais que son instinct de reptile avait immédiatement identifié sans la nommer. Une odeur qui aguichait sa famine en se révélant un peu plus à lui à chacun de ses pas. Une odeur qui se dérobait lorsqu'il tombait mais qui l'attendait sagement quelques mètres plus loin. Elle l'entraîna des heures durant, s'amusant de ses chutes et riant de ses grognements désespérés. Lokten la traqua jusqu'à ce que l'obscurité soit totale, et que tous ses sens lui soient rendus et dévoués. Cette séductrice hors d'haleine n'eut bientôt plus à cœur à la dérobade. Lokten avait été le plus tenace. Il avait gagné le droit de s'emparer d'elle.

La Forêt Par-delà-les-murs se dispersait au pied immense de la montagne, la Géante qui éclipsait tout le reste du continent. L'odeur y était plus forte. Elle se terrait là, dans les ténèbres, entre les roches, fuyant l'œil argenté et inquisiteur planté dans le ciel. Elle s'était réfugiée dans une brèche. Lokten s'en approchait, il le savait. Et puis il la découvrit, la mince ouverture entre les pierres. A peine plus qu'une égratignure dans le flanc du golem. Sa caverne. De Lokten ne demeurait plus qu'une étrangeté, inquiétante et animale, aux yeux torves, aux griffes aiguisées et au port de tête bas, rentré entre ses épaules. Lokten connaissait cet état, la naissance de cette transe. Il cédait à un autre. Un autre primitif, présent bien avant et qui demeurait bien après, qui parlait un langage sans mots, qui pressentait du bout de sa langue bifide, qui réagissait avant qu'une pensée complexe ne vienne le ralentir. Affranchi de raison et de compassion. Celui qui veillait à sa survie plus qu'aucun parent ne s'en était donné la peine.

Dans la caverne, trois loups firent volte-face. Leur pelage gris clair souillé de sang empestait de ce parfum de métal et de carcasse. Ils sentaient la terre humide qu'ils avaient foulés, ils sentaient la chaleur âcre de l'effort, ils sentaient l'acide de la faim, ils sentaient la peur. Et aucune de ces odeurs ne firent flancher Lokten. Les loups jappèrent à son approche, leurs queues fouettaient la roche et leurs ergots cliquetaient en désordre. Il se glissa parmi eux et plongea la tête dans le flanc d'une bête, dont les entrailles recouvraient le sol. Sa chair chaude, son œil noir battait en tous sens. La vie y palpitait encore. Lokten la pressa de toutes ses forces et la sentit, saccadée entre ses doigts. Il la respira avant de s'en emparer. Ses griffes écartaient les côtes, ses crocs déchiraient la chair. La vie quitta la proie et éclata dans sa bouche. Elle coulait dans sa gorge qui se dilatait agréablement au contact de cette chaleur, dans laquelle il enfonçait les bras et qui emplissait son ventre. Les muscles de la bête, encore tendus par la peur et la défaite, fondirent sur sa langue. Ses dents s'aiguisèrent sur la masse caoutchouteuse des artères vidées, des tendons, des nerfs, des poumons et du cœur ; il s'abreuva du sang encore bouillonnant, épais et riche et suça la masse gélatineuse de la cervelle. Il fendit et rongea les os, lapa la bile dans laquelle il pataugeait. Lokten s'en recouvrit. Les empreintes noires des chaînes lui ceignant autrefois les poignets disparaissaient, noyées sous ce rouge, tout ce rouge dont il s'imprégna, corps et âme.

Au petit matin, il ne restait plus du cerf que sa fourrure brune. Les loups s'en étaient allés et Lokten, enfin, put se reposer, bien à l'abri dans cette peau épaisse devenue sienne.

 

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Grande_Roberte
Posté le 25/01/2025
Coucou,
Comme j'ai lu trois chapitres d'un coup, ça fait des commentaires rapprochés 😁
Dans ce chapitre où Lokden prend conscience de son animalité, il gagne aussi en consistance. De phalène ballotté par les vents, il se fait prédateur. Je retiens particulièrement l’irruption de Lokden depuis le point de vue du paysage lui-même (!) et la scène du « repas sauvage » à la fin. J’apprécie aussi que tu portes la réflexion sur la liberté « après la cage » sur plusieurs chapitres, à travers plusieurs personnages.
Banditarken
Posté le 31/01/2025
Toujours un plaisir de te retrouver dans les commentaires :)
(je me permets juste une petite correction parce que le petit gars s'apelle bien Lokten avec un "T" 🙈 (ce qui ne t'empêche pas d'avoir une assez bonne approche de ce personnage, bien au contraire ! )
Grande_Roberte
Posté le 01/02/2025
Ah oui, je viens de voir qu'il est orthographié comme ça dans tous mes commentaires. Or quand je vérifie mes notes manuscrites, c'est bien écrit LokTen pourtant... Je ne sais pas ce qui s'est passé. Peut-être une initiative de la saisie automatique ? ou une erreur (répétée) à la saisie ?
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