Le gringalet hésitait à envoyer un message à Charlotte. Depuis cette dernière conversation, il avait laissé ces mots sans réponse. Seulement, il ne savait pas par quoi commencer… Devait-il solliciter l’aide de Raphaël ? Ce dernier avait l’Art de converser avec les filles. Il abandonna cependant vite l’idée en voyant son aîné traîner en caleçon dans le salon. Il avait investi l’unique canapé de la maison pour regarder des émissions de télé-réalité.
- Depuis quand tu regardes ce genre de chose ?
- Je ne regarde pas, j’étudie pour ma culture personnelle.
Le plus jeune fronça les sourcils devant cette raison absurde. Il comprit néanmoins son intérêt soudain pour la télévision quand une femme en bikini fit son apparition à l’écran. Raphaël avait délaissé son smartphone afin de mieux contempler l'œuvre d’un chirurgien particulièrement expérimenté.
- T’aimes ce genre de femme ? Demanda Gabriel en faisant la grimace.
Il détestait les femmes aux formes disproportionnées. Pour lui, ça n’avait absolument rien de naturel. Puis, quand il pensait à tous les outils utilisés pour ce genre d’opération... Le simple fait d’y penser le fit frissonner d’effroi.
- C’est agréable à regarder.
Son aîné restait incorrigible. Il soupira et rejoignit la table de la cuisine. Le pain frais posé sur la table avait éveillé sa gourmandise. C’était l’unique raison pour laquelle il était sorti de sa chambre ce matin-là.
Pikachu, armé d’un flair aiguisé, l’avait rejoint pour quémander des caresses, et une friandise au passage. En la voyant approcher, le lycéen montra l’ébauche d’un premier sourire. Il aimait ce petit chien. Ce dernier ne pouvait pas le juger pour ce qu’il était.
Il s’en voulait de ne pas être un maître à la hauteur : la seule fois où il avait essayé de promener l’animal, avec sa mère qui plus est, la tentative s’était soldée par un cuisant échec.
Il déjeuna tout en grattouillant le poil de la jeune femelle. Cette dernière était heureuse de recevoir l’attention de son maître, même si elle préférerait recevoir un morceau de viande bien juteux. A la place, l’adolescent lui offrit une petite friandise qu’elle goba dès qu’il lui lança.
- Elle a pissé devant la baie vitrée, commenta Raphaël lorsque son frère repassa devant lui pour accéder à l’escalier.
- Pourquoi tu ne l’as pas mise dehors ?
- C’est ton chien, pas le mien.
A cette réplique, Gabriel soupira bruyamment. Son frère venait à peine de revenir qu’il l’exaspérait déjà. Muni d’un rouleau de sopalin, le gringalet s’approcha de la flaque jaune pour l’essuyer. L’odeur du liquide le força à retenir sa respiration. Alors qu’il déposait le premier papier, une boule de poil lui grimpa sur le dos, l’obligeant à mettre genoux à terre, et plus précisément, dans la pisse. En posant ses mains de part et d’autre de la flaque, il évita une tache de plus à son pyjama.
- Pikachu !
La réprimande refroidit tout de suite le jeune beagle qui se réfugia sous la table. Derrière lui, il pouvait entendre Raphaël rire, heureux de le voir dans une position aussi peu délicate. Gêné, il se releva prestement. Il hésita un instant entre finir la corvée ou partir se changer. Au final, il continua à nettoyer la pisse sous les injonctions moqueuses de son frangin. Ce qu’il pouvait être pénible…
- Combien de temps tu comptes rester ? Demanda l’adolescent en jetant le papier usagé.
- Je ne sais pas encore.
Gabriel rejoignit sa chambre pour se laver et s’habiller. C’était le deuxième jour d’école qu’il ratait cette semaine. Sa mère n’avait même pas essayé de le réveiller ce matin. Il ne l’avait pas encore vu d’ailleurs. Il se demandait où elle pouvait bien se trouver…
Il jeta un dernier coup d'œil à sa console avant de redescendre les escaliers. Son frère n’était plus là. Il était probablement parti se changer. Son regard parcourut la maison vide avant de tomber sur Pikachu qui essayait toujours de se dissimuler sous la table. Un sentiment de culpabilité le saisit : la chienne était terrifiée.
- Viens Pikachu, appela-t-il doucement.
Il s'en voulut d'effrayer son nouveau compagnon alors que celui-ci ne cherchait qu’à jouer. Les oreilles basses, l’animal rejoignit timidement son maître qui lui tendait la main. La femelle se laissa docilement grattouiller et l’adolescent fut rassuré de voir sa queue se balancer de droite à gauche. Après s’être assuré que la chienne avait repris du poil de la bête, il éteignit la télévision et toqua à la porte de sa chambre. Il entendit Raphaël lui répondre avant qu’il ne pousse la poignée pour entrer dans l’univers de son frère.
Gabriel ne s’aventura pas bien loin. Des vêtements à l’état douteux traînaient sur une chaise de bureau et une multitude de baskets recouvraient le parquet. Ses yeux rencontrèrent un soutien-gorge qui n’appartenait certainement pas à son frangin. Ce constat lui fit rapidement virer au rouge écrevisse. Heureusement que leur mère ne s’occupait pas de leurs chambres !
- Qu’est-ce que tu veux ? Demanda le plus vieux, concentré sur son téléphone.
- Elle est où maman ?
- Elle est partie quelques jours chez tata Maria.
A cette annonce, le cadet des deux écarquilla les yeux. Elle ne l’avait pas prévenu de son départ !
- Et elle revient quand ?
- Dans une semaine. De toute façon, qu’est-ce que ça peut bien te faire ? Tu restes dans ta chambre. Qu’elle soit là ou non, ça ne change rien pour toi.
Le gringalet n’eut rien à répondre face à ces mots empreints de vérité. Malgré tout, il aurait aimé être au courant. Et si il avait eu besoin d’elle ? Ou s’il voulait lui parler ? Un simple aurevoir lui aurait suffit.
- Du coup, je fais une soirée ce week-end.
- Quoi ?! Les parents--
- Je leur en parle cette semaine. Mais je suis sûr qu’ils seront d’accord.
Gabriel n’avait pas envie de voir des inconnus envahir sa maison, son espace vital. L’imaginer le fit frémir. Ses doigts se nouérent nerveusement dans la poche de son sweat. Son frère ne pouvait pas débarquer du jour au lendemain et exiger une soirée. Il ne pouvait pas oublier sa présence.
- Et moi alors ? T’as pensé à moi ? Je ne peux pas--
Cette fois-ci, il releva ses yeux de son téléphone pour lui adresser un regard froid, si froid qu’il fit frissonner l’adolescent :
- Arrête de penser à ta petite personne ! Tu n’es pas le seul à vivre dans cette maison. Si j’ai envie de m’amuser ici, je m’amuserai ici, compris ?
Heureusement, une notification sur son écran attira son attention. Gabriel respira à nouveau. Il avait chaud tout à coup. Il quitta la chambre pour rejoindre la sienne. Il s’effondra sur le lit puis fixa le plafond.
Le balafré avait l’impression que sa vie était devenue plus compliquée depuis qu’il avait recommencé l’école. La nuit, ses songes étaient plus sombres, plus vivaces que jamais. Il était tourmenté par tous ces souvenirs qu’il aurait préféré oubliés. Piégé dans les profondeurs de son sommeil, il pouvait à nouveau sentir la lame lacérer sa peau avec une lenteur démoniaque. Il pouvait toujours entendre leurs rires alors qu’ils écorchaient son visage et son cœur.
Gabriel se tourna. Il finit par retirer ses lunettes qu’il trouvait trop gênantes dans cette position. La vision désormais floue, il essayait de chasser ses larmes. Il en avait assez de se sentir aussi faible. Un homme ne devrait pas pleurer autant ! Et pourtant, il passait ses nuits à pleurer ces temps-ci. Il était exténué, fatigué par la vie.
Il renifla bruyamment avant de s’essuyer le nez avec sa manche. L’adolescent parvint finalement à se calmer au bout d’interminables minutes. A nouveau, il avait l’impression d’être seul au monde. Sa mère était partie. Son père était absent, comme toujours. Et son frère repartira sans un regard pour lui.
Son attention glissa sur son smartphone posé près de sa tête. Il releva l’écran pour lui faire face. La forte luminosité de l’appareil l’obligea à plisser des yeux. Il n’avait aucune notification. A quoi pouvait-il s’attendre ? Il n’avait pas répondu à Charlotte. D’ailleurs, cette dernière devait probablement assister à un cours.
Son pouce appuya sur la célèbre icône bleue. Le balafré fit descendre le fil d’actualité sans grand intérêt. Il avait pris l’habitude d’espionner la vie d’autrui, ou du moins, de ceux qui l’avaient accepté sur l’application. Si lui n’avait pas le loisir de vivre sa vie comme il l’entendait, grâce aux photos postées par les membres de sa famille (parce qu’il n’était pas vraiment question d’amis sur ce site), il découvrit, par exemple, que l’une de ses cousines venait d’accoucher d’une petite fille. Il ne s’arrêta qu’un instant sur la photo avant de continuer à parcourir son fil d’actualité. Il ne laisserait aucune trace, aucun mot, rien qui ne puisse montrer un quelconque intérêt.
Sans qu’il ne s’en rende compte, il s’endormit sous le silence de la maison. Pour une fois, les images de son passé ne vinrent pas perturber cette tranquillité. Il était en paix. Du moins, jusqu’à ce que des coups frappés à sa porte ne viennent le réveiller. Il grogna tant ses yeux avaient du mal à s’ouvrir. Le jeune homme jura quand il aperçut la silhouette de son frère. Qu’est-ce qu’il pouvait bien lui vouloir maintenant ?
- On se réveille Harry Potter. Y’a ton chien qui veut sortir.
L’adolescent roula des yeux devant cette appellation ridicule. Raphaël pouvait en sortir des conneries quand il s’y mettait.
- Sors-le.
- Rappelle-moi à qui il est déjà ?
Le gringalet ne prit pas la peine de répondre. Il était sur le point de se rendormir jusqu’à ce qu’il sente le drap sur lequel il était se mouvoir. Gabriel se redressa pour adresser un regard noir à son aîné.
- Elle pleure. Tu ferais mieux de te grouiller avant qu’elle ne te destine un cadeau bien moins liquide que ce qu’il y avait dans le salon plus tôt, commenta Raphaël, un soupçon d’ironie dans la voix.
Sans un mot, le plus jeune remit ses lunettes avant de filer en bas. La chienne remua de la queue quand elle l’aperçut et se précipita sur la porte. Contrairement à ce qu’elle lui indiquait, l’adolescent lui ouvrit la baie-vitrée. Pikachu se précipita vers l’extérieur pour renifler ce qui l’entourait et se soulager.
- Un chien ne peut pas rester enfermé comme ça, Gaby. Il faut que tu le promènes.
- C’est maman qui s’en occupe, lui dit-il en essuyant un bâillement.
- Elle n’est pas là. C’est à toi de t’en charger mon vieux.
- Tu sais que je ne peux pas.
- Comment ça tu ne peux pas ? T'as deux jambes valides, t'es en bonne santé. Tu peux y aller. ON va y aller d'ailleurs.
Le palpitant de Gabriel s'emballa devant la détermination de Raphaël qui ouvrit la baie vitrée pour appeler la femelle. C'est un cauchemar.