Chapitre 16

Gloria souffla de dépit, fatiguée par l’attitude de son cadet. Son fils s’était à nouveau enfermé dans sa chambre. Il ne quittait sa tanière que pour manger et aller aux toilettes. Dépassée, elle attendait sur le canapé, un verre de vin dans la main. La cinquantenaire ne savait plus quoi faire.

Pour une raison qui lui échappait, Gabriel s’était de nouveau enfermé dans sa bulle. Et peu importe les mots qu’elle employait, il demeurait silencieux à chacune de ses tentatives de dialogue. Son benjamin ne l’écoutait plus. Il n’écoutait plus personne d’ailleurs. La mère de famille songeait sérieusement à appeler un psychologue.

Elle avait tenté d’en parler à son premier fils mais ses appels restaient sans réponse. Gloria avait l’habitude de rester sur messagerie quand il s’agissait de son aîné mais elle commençait à se faire un sang d’encre. Ce stress supplémentaire n’était vraiment pas le bienvenu. Son mari, trop pris par leur entreprise, ne lui assurait qu’un soutien minime. Elle avait l’impression d’être seule au monde.

Pour se retenir de fondre en larmes, elle alluma la télévision sur une chaîne quelconque et se versa un nouveau verre de vin rouge. Petite fille, elle n’aurait jamais imaginé sa vie prendre un tel tournant. Des années plus tôt, elle anticipait beaucoup sa vie d’adulte. Elle se voyait heureuse en famille. Elle se voyait épanouie dans son métier…

Seulement, depuis quelque temps, la mère de famille se sentait seule et malheureuse, entourée des gens qu’elle aimait. Parfois, elle s’imaginait revenir en arrière. Aurait-elle pris les mêmes décisions qu’à l’époque, en sachant qu’elle finirait abandonnée par son mari et ses enfants ? Elle n’osait envisager la réponse. Quel genre de mère se poserait cette question ? Pouvait-elle seulement se considérer comme telle après tout ce qui était arrivé à son fils ? Elle méritait peut-être tout ce qui lui arrivait. Elle avait échoué sur tous les plans. 

A cette dernière pensée, les premières larmes apparurent. Elle finit son verre pour enfouir son chagrin. Si elle craquait, qui s’occuperait de ses enfants ? 

- Maman ?

Gloria s’essuya les joues devant ce timbre particulier qu’elle n’entendait plus qu’à travers le téléphone. Elle détourna la tête pour tomber sur le regard sombre de son aîné. Ce dernier avait décidé de revenir à la maison suite à une multitude de problèmes arrivés sur le campus. 

Sa bonne humeur s’envola presque aussitôt devant ce visage rongé par le chagrin. En revenant en ce début de semaine, Raphaël ne s’attendait certainement pas à retrouver la cinquantenaire dans cet état. Il lâcha sa valise pour se précipiter vers elle.

- Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

- Oh, rien de grave. C’est juste ton frère qui--

- Toujours le même problème, soupira-t-il agacé.

Le morveux était toujours à l’origine des larmes de sa mère, et il ne s’en rendait même pas compte, ce qui avait le don d’énerver le plus vieux des deux. Parfois, Raphaël avait envie de le secouer pour qu’il se ressaisisse une bonne fois pour toute. Il ne comprenait vraiment pas son attitude : il avait la chance de s’en être sorti vivant et pourtant, il continuait de se comporter comme s’il était à moitié mort ! Cette fois-ci, il allait remettre les points sur les i.

Le jeune homme lâcha Gloria pour se précipiter à l’étage. Il frappa à la porte de son frangin et entra sans attendre de réponse. Gabriel était en train de jouer aux jeux vidéos, pour ne rien changer. Cette image se superposa à celle de sa mère en train de pleurer de désarroi. Il se dirigea d’un pas rageur vers la télévision pour débrancher la console. 

L’adolescent releva de grands yeux surpris vers son aîné. Une éternité s’était écoulée depuis qu’il l’avait vu. Il se mordit la lèvre en croisant son regard chargé de colère. Il ne l’avait jamais vu aussi énervé.

- Qu’est-ce que tu fais ici ? Demanda le gringalet craintif.

- C’est à moi de te poser la question ! Tu n’es pas censé être en cours ?

Raphaël lui prit la manette des mains pour la poser sur le meuble le plus proche. Frustré par le manque de réaction de son cadet, il se passa une main dans les cheveux pour repousser ses mèches devenues trop longues. Il voulait le secouer comme un prunier.

- Et toi alors ? Répliqua Gabriel en croisant ses bras sur son torse.

Bien qu’il soit intimidé par son grand-frère, il ne pouvait pas se laisser manipuler sans rien dire. Depuis quand s’intéressait-il au moindre de ses faits et gestes ?

- Je prends des petites vacances. C’est l’université, pas le lycée, je te rappelle. Toi, t’es en vacance depuis bien trop longtemps, sale morveux.

Gabriel grimaça à l’appellation. Il détestait ce surnom et son frère le savait. Il suivit du regard son aîné qui s’assit sur son lit. Le plus jeune évita soigneusement son regard pour observer sa fenêtre couverte de barreaux. Le temps tournait à l’orage.

- Tu te rends compte que tu fais pleurer maman ?

- Quoi ?

- Et ça arrive bien trop souvent. Il faut que tu te ressaisisses, mon vieux. Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le au moins pour ceux qui t’entourent. C’est toxique pour tout le monde ton comportement.

Raphaël employait des mots crus pour qu’il puisse bien intégrer ce qu’il était en train de lui dire dans sa boîte crânienne. D’ailleurs, il aurait dû lui sortir ce discours bien plus tôt. 

- T’es en train de ruiner ta vie ici ! Juste… Regarde autour de toi, poursuivit-il en montrant la chambre. Tu n’as pas envie de voir d’autres paysages ? De vivre d’autres aventures ? Ajouta-t-il en désignant cette fois-ci la console. Combien d’années tu vas laisser s’écouler comme ça ? Tu veux voir les parents se ronger le sang jusqu’à la retraite ou quoi ?

Essoufflé, l’étudiant ajouta d’une voix plus douce : 

- Il faut que tu grandisses maintenant.

Gabriel fixa obstinément ses chaussettes, incapable de croiser le regard de son frère. Il avait honte de se faire sermonner de cette manière par son propre frère. Il l’avait toujours considéré comme quelqu’un d’immature et d'irrationnel. Le gringalet se rendit compte qu’il avait peut-être tort de penser ainsi.

Il se massa les tempes et grimaça en sentant la marque. Raphaël avait oublié un léger détail le concernant :

- C’est une belle leçon de vie que tu me fais. Mais est-ce que tu as vu la gueule que je trimballe depuis quelques années ? Tu ne peux pas comprendre ce que je vis au quotidien si j’ai le malheur de quitter cette maison, renvoya férocement le cadet.

- Si ça te gêne, les parents t’ont déjà proposé l’opération--

- Parce que tu crois vraiment qu’après ce qu’on m’a fait subir, je vais repasser sous le bistouri ?!

- Non mais--

- Il n’y a pas de “mais” qui tienne. Vous ne savez pas ce que je subis au quotidien… Tous ces regards que je reçois… Personne ne peut le comprendre, finit-il dans un murmure.

Bien qu’il soit juste à ses côtés, Gabriel avait l’impression d’être seul au monde. Sur son lit, il entendit son frère soupirer, résigné. Il finissait toujours par décevoir sa famille de toute façon.

- Je ne te comprends peut-être pas mais tu restes mon frère. Quand je te vois aujourd’hui, je ne peux pas m’empêcher de me sentir coupable. “Qu’est-ce qu’il se serait passé si j’étais venu jouer avec toi ?” C’est la question que je me pose tous les jours.

A cette confession, Gabriel releva la tête. Son frère fixait désormais le mur, perdu dans ses pensées, prisonnier de ses souvenirs. Le lycéen ne s’attendait pas à ce genre de confession à demi-mot. Le gringalet ne lui avait jamais porté une quelconque accusation. Il ne lui en avait jamais voulu pour cette journée. Il n’y aurait rien changé.

- Qu’est-ce que tu racontes… Tu n’y es pour rien.

- Tu ne peux pas comprendre, commença-t-il en reprenant ses propres mots. Tu n’étais pas là, tu n’as pas vu l’inquiétude des parents, les larmes de maman ou encore la colère de papa… Ils ont veillé jour et nuit pour te retrouver. Ils ont même négligé leur santé pour faire avancer les recherches. 

Ils m’ont aussi négligé se retint-il d’ajouter.

- Je ne savais pas…

- Tu n’as jamais cherché à savoir non plus. 

Tu étais tellement concentré sur ta petite personne que tu ne t’en es jamais rendu compte. Ces mots restèrent muets eux-aussi.

Au moins, son discours avait été entendu s’il en croyait la mine concentrée de son frère. Ce dernier n’avait plus dévié son regard de ses chaussettes. L’adolescent méditait les paroles de Raphaël. Un sentiment de culpabilité lui nouait l’estomac : il restait un poids pour sa famille. Il était loin d’être le fils digne qu’ils voulaient qu’il devienne !

 Malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de ressentir une rancœur tenace envers ses parents. Il leur en voulait toujours de les avoir abandonnés, son frère et lui, aux mains d’une nounou inexpérimentée. Et résultat, ils en payaient encore le prix.

- Tu en veux encore aux parents ? Demanda le plus vieux pour briser le silence.

- Plus que je ne le voudrais.

La fratrie fut heureuse de mettre les choses à plat. Ils se sentaient tous les deux plus légers, plus unis. Raphaël et Gabriel n’avaient pas l’habitude de se confier l’un à l’autre. Et aujourd’hui, la bulle de secrets, qui regorgeait de mots inavoués, venait d’éclater.

- Maman essaie de se rattraper mais bon, le mal est fait, ajouta le balafré, las.

- Je crois qu’il est temps de tourner la page, petit frère.

“Tourner la page”. Si seulement c’était aussi simple.

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