Si la tempête avait protégé les prétoriens en effaçant leurs traces, elle avait aussi englouti les sentiers, dont seuls quelques indices se distinguaient encore de la neige. Empêtré jusqu’aux mollets, Soreth ouvrait la voie à l’aide d’un long bâton pour éviter les mauvaises surprises, tandis qu’Apalla marchait derrière lui, le regard perdu dans ce grand désert blanc. Lyne et Zmeï venaient ensuite, la première n’ayant accepté de chevaucher le second qu’après un âpre débat. Ils n’avançaient pas autant qu’ils le souhaitaient à cause de la poudreuse, mais avaient la chance de profiter d’un magnifique ciel bleu dans lequel volaient quelques lagopèdes en quête de nourriture. Cela rendait le voyage agréable et, surtout, leur permettait d’oublier quelques temps Brevois et ses fantômes.
Alors que le soleil descendait lentement de son zénith, le prince trouva avec soulagement le sentier qu’il cherchait depuis un moment, qui serpentait vers la vallée. En partie protégé de la neige grâce aux conifères qui l’entouraient, il leur permettrait de rejoindre l’Erellie et la grande route qui bordait sa frontière en quelques heures. Voire même, si la fortune leur souriait, d’atteindre une auberge avant la tombée de la nuit. Revigoré par cette idée, ainsi que par celle de ne plus avoir à tâter le sol, Soreth s’engagea sur la piste en interpellant son équipière.
— Tu n’as pas protesté depuis un moment, est-ce que tout va bien ?
— Oui, j’observe juste le paysage. Je n’avais jamais vu autant de neige. C’est amusant.
— Amusant ? releva le prince avec ironie en contournant un rocher instable.
— Ma foi, je suppose que c’est surtout le cas quand on n’a pas besoin de marcher dedans.
Le prétorien allait acquiescer en évoquant ses pieds gelés, lorsqu’un bruit mat lui fit tourner un regard surpris vers son équipière. Elle venait de descendre de sa monture. Un grand sourire sur le visage malgré les flocons qui lui arrivaient aux chevilles, elle le rejoignit en guidant Zmeï derrière elle.
— Finalement, c’est toujours amusant ainsi.
Contaminé par sa bonne humeur, Soreth leva les yeux au ciel et soupira exagérément. Elle répondit en replaçant nonchalamment l’une de ses mèches brunes, et reprit d’un ton qui se passait d’approbation.
— Ne compte pas sur moi pour remonter en selle. Blessures ou pas, je n’en peux plus d’être à la traîne.
— Je ne suis pas s…
Sans lui laisser le temps de finir de sa phrase, Lyne posa un doigt ganté sur ses lèvres, lui adressa un clin d’œil malicieux, et s’élança sur le sentier. Le prince lui emboîta le pas, comprenant que ses récriminations ne serviraient à rien, et engagea la conversation afin d’oublier le froid et la fatigue qui l’assaillaient.
Contrairement à ce qu’ils espéraient, la nuit tombait lorsque les prétoriens arrivèrent au pied des monts d’Argent. Ils y firent une pause pour habiller leurs montures, le soleil ayant emporté avec lui le chant des oiseaux et plusieurs degrés, et reprirent leur chemin à la lumière des lanternes.
Il leur fallut quatre heures de plus pour atteindre une auberge aux volets clos, dont la cheminée fumante était la seule preuve d’activité. Épuisés, fourbus et gelés, ils déchargèrent leurs chevaux dans une écurie presque pleine et entrèrent dans la salle commune, où ronflaient déjà une dizaine de voyageurs. Ils traversèrent silencieusement la pièce aux tables relevées et, faisant fi des précautions habituelles, installèrent leurs paillasses dans un coin sombre, non loin de l’âtre qui rougeoyaient faiblement. Ils s’y allongèrent sans se dévêtir, puis, réconfortés par la chaleur et soulagés de terminer leur première étape, échangèrent un sourire avant de s’endormir profondément.
Ils furent réveillés au petit matin par une femme aux cheveux blonds, qui enjoignait les voyageurs assoupis à ranger leurs matelas afin de lui permettre de préparer la salle. Tandis que chacun s’affairait, elle s’occupa de rallumer le feu, puis se dirigea vers les prétoriens encore embrumés. Soreth s’excusa de leur arrivée tardive et lui expliqua qu’une tempête de neige les avait contraints à se réfugier dans une étable des monts, qu’ils n’avaient pu quitter que la veille. L’histoire leur valut un regard à la fois compatissant et amusé. Ils n’étaient pas les premiers à se perdre dans les hauteurs.
Ils restèrent presque trois heures à l’auberge, le temps de se débarrasser de la crasse qui les maculait, d’acheter des provisions, et de manger un vrai déjeuner pendant qu’un maréchal-ferrant vérifiait leurs montures, puis se remirent en route. Hauteroche n’était plus très loin.
Le chemin le plus rapide pour la cité franche nécessitait deux jours de voyage, mais Soreth en sacrifia un de plus afin de transmettre les informations qu’ils avaient obtenues au conseil de Lonvois. Ils abandonnèrent donc la voie principale à une cinquantaine de kilomètres de Hauteroche, et bifurquèrent vers l’Est pour se diriger vers l’une des garnisons qui surveillaient la frontière.
— Tu n’es pas vraiment habillé comme un prince, fit remarquer Lyne tandis qu’ils chevauchaient au cœur d’une forêt dépouillée par le froid, les soldats ne risquent-ils pas de se poser des questions ?
— Ils seront curieux, mais soutenir Hauteroche est l’une de mes prérogatives officielles. Et puis, il y a tant de rumeurs qui circulent à mon sujet que me voir jouer les mercenaires ne devrait pas leur sembler si suspicieux.
— C’est vrai, acquiesça la guerrière en souriant, tu as une telle renommée.
— Pour ma défense, je n’ai pas créé la moitié des histoires que l’on m’attribue. Je ne suis même pas sûr de toutes les connaître. Heureusement, elles sont pratiques pour expliquer pourquoi je ne suis jamais au château, ou que je n’ai pas de poste comme Milford et Sassianne. Grâce à elles, je suis Soreth, le prince étrange, peu fiable et lunatique.
— Cela ne te dérange pas ? Avec tout ce que tu fais pour le royaume, tu es le dernier à mériter une telle réputation.
Après un instant de réflexion, le prétorien haussa les épaules avec une nonchalance étudiée.
— Ce n’est pas grave ce que les autres disent de moi. J’ai confiance dans la voie que j’ai choisie. D’autant que les gens m’aiment bien, je dois leur sembler moins effrayant que mon frère ou ma sœur.
La remarque les fit sourire, puis Lyne confirma son intuition en lui expliquant que les gardes étaient moins inquiets à l’idée de le surveiller lui que le reste de sa famille. Ils rirent à nouveau avant de dévier la conversation sur l’austérité de Milford, pour le plus grand soulagement de son cadet. Pas uniquement parce qu’il appréciait de se moquer de lui, encore que, mais parce qu’il n’avait pas été totalement honnête avec son amie. Il ne lui avait pas précisé qu’il existait quelques personnes aux yeux desquelles il se souciait de sa réputation. Il n’était pas sûr de l’image que cela donnerait de lui, et, surtout, ne se sentait pas prêt à lui expliquer pourquoi elle en faisait partie.
À cause de sa proximité avec Ostrate, la dernière forteresse erellienne avant Hauteroche avait vu passer bien des batailles. Posée sur sa colline déboisée comme sur un trône, elle rappelait à tous ceux qui contemplaient ses murs balafrés le prix de la paix.
Comme prévu, les gardes de la fortification, trois hommes et une femme, hésitèrent à les laisser entrer malgré la chevalière du prince, mais acceptèrent de faire venir leur lieutenante pour vérification. Une femme blanche d’une quarantaine d’années, au visage carré et aux cheveux noirs, arriva une quinzaine de minutes plus tard et reconnut avec étonnement le fils de la reine. Elle s’excusa aussitôt de l’attente, aussi surprise que gênée par la méprise, et les invita dans la forteresse.
Elle les conduisit ensuite dans son bureau, une modeste pièce comprenant une grande table et une bibliothèque discrète, et s’occupa de leur trouver à manger pendant qu’ils rédigeaient leur missive pour le conseil. Soreth en profita pour expliquer à sa partenaire le code secret qu’il employait, chaque agent ayant le sien, et eut juste le temps de cacheter son message avant que la lieutenante, Padisal, revienne leur annoncer que le déjeuner était servi.
Issue d’une petite famille noble des environs, Padisal se révéla fort loquace pendant le repas, sans doute à cause de la présence du prince, et ne manqua pas de détailler les différentes opérations sur lesquelles ses troupes étaient mobilisées. Si Soreth se contenta d’écouter au début, gardant en mémoire les grandes lignes de ce qu’elle lui racontait, il prit la parole avec intérêt lorsqu’elle évoqua le banditisme dans la région.
— Avez-vous constaté une augmentation des pillages suite à la destruction des provisions d’Hauteroche ?
— Hélas oui, Votre Altesse. D’après mes sergents, nous n’avons pas vu autant de brigands dans le secteur depuis la fin de la guerre. Plusieurs patrouilles surveillent les axes principaux, mais elles ne sont pas assez nombreuses. D’autant que quand nous pistons les traces d’une attaque, elles traversent la frontière neuf fois sur dix.
Elle marqua une pause pour détailler ses interlocuteurs, fronçant les sourcils avec gravité, et reprit.
— Même si je n’apprécie pas cela, je crois qu’il serait temps que nous reprenions contact avec Ostrate pour nous occuper des monts d’Argent. Si les bandits sont un problème pour nous, ils doivent tout autant l’être pour eux.
— Vous avez raison, acquiesça le prince, ils connaissent trop nos défauts s’ils se cachent tous là-bas. Je parlerai aux diplomates de l’empire une fois à Hauteroche et vous tiendrai au courant de nos prochaines actions.
Même s’il n’était pas exempt de soupçons, les prétoriens n’avaient pour le moment rien trouvé contre Ostrate. Obtenir leur aide malgré les tensions habituelles était une bonne idée. D’autant que s’ils ne se trompaient pas et que quelqu’un cherchait à nuire à l’approvisionnement de la cité franche, les convois d’Ostrate devaient eux aussi être impactés.
— Ces bandits, intervint Lyne jusque là silencieuse, avez-vous pu voir leur équipement ?
— Comment cela ? Je ne suis pas sûr de comprendre.
— Eh bien, nous avons rencontré une jeune paysanne dont les parents ont été tués par des flèches à l’empennage rouge. Je me demandais si ceux que vous affrontez utilisaient le même matériel. Je suis consciente que cela peut sembler futile, mais si vous éliminiez une telle bande, cela l’aiderait à faire son deuil.
D’abord intriguée par la question, la lieutenante parut peinée à l’évocation de Jalith et fronça les sourcils en fouillant dans ses souvenirs. Assis à côté de son équipière, Soreth se retint de la regarder malgré la surprise avec laquelle il avait accueilli son mensonge. Elle s’était plus améliorée qu’il ne l’avait cru depuis leur départ de Lonvois.
— Maintenant que vous en parlez, finit par reprendre leur interlocutrice, il me semble que la plupart des brigands que j’ai pu chasser utilisaient ce genre de flèche. Je n’y avais pas fait attention jusque là, mais c’est plutôt étonnant.
— Peut-être s’agit-il d’une seule bande, avança le prétorien conforté dans cette idée, ou d’un regroupement pour être plus efficace.
Padisal grimaça, tapotant nerveusement la table de sa main gauche.
— S’ils se rassemblent, il va nous falloir des renforts. Souhaitez-vous une escorte pour la suite de votre voyage ? Je crains d’avoir failli à mon devoir. Les routes ne sont plus aussi sûres qu’auparavant.
Les excuses de la lieutenante prouvant à Soreth qu’elle prenait son travail à cœur, il lui adressa un sourire rassurant. Tant qu’elle réagissait bien, personne ne pouvait la blâmer de se retrouver au milieu de cette affaire.
— Je suis persuadé que vous recevrez bientôt des renforts afin d’accomplir votre tâche. Quant à nous, moins nous serons et moins nous attirerons l’attention.
Padisal opina à nouveau, les enjoignant une dernière fois à la prudence, et continua de leur faire la conversation jusqu’à la fin du repas. Ils la saluèrent ensuite, la laissant avec la missive qu’elle transmettrait par pigeon voyageur à Lonvois, et repartirent vers Hauteroche. Quel que soit le mystère qui les attendait là-bas, il empennait ses flèches en rouge.
Heureux de retrouver Soreth et Lyne après une longue pause lecture pour les fêtes ! Voilà un bon chapitre qui se lit très facilement et avance bien !
J'ai juste bloqué une seule fois au début sur une tournure de phrase : "ils avaient la chance de profiter d’un magnifique ciel bleu, dans lequel volaient quelques lagopèdes en quête de nourriture, ainsi que d’une motivation sans failles." qui associe le ciel et la motivation comme deux compléments du verbe profiter... cela me semble un peu lourd comme formulation et un peu artificiel car ces éléments sont très différents et parce que la seconde formulation "profiter d'une motivation sans failles" ne me semble pas très naturelle...
A très bientôt pour la suite !
Merci pour ton retour, il est vrai que cette phrase n'était pas folle. C'est corrigé !
À bientôt et bonne année !
Comme tes autres chapitres je me suis précipitée dessus dès l'alerte ^^
Peu à dire :
- "qui lui arrivaient aux chevilles". Je m'attendais à plus de neige que ça, à moins que par "chevilles", tu voulais dire "mollets" ?
- "je n’ai pas créé la moitié des histoires que l’on m’attribue" > peut-être voir pour un autre mot que "créé" ?
J'ai hâte de voir comment tu vas construire leur romance. On n'a aucun doute, ya de l'attraction dans l'air :) Reste à faire prendre la mayonnaise ^^
La neige arrivait effectivement aux mollets de Soreth, mais quand Lyne descend ils sont déjà entré dans le chemin couvert où il y a justement moins de neige. Je vais relire cela, pour voir si je peux l'expliciter un peu.
"créé" c'est clairement pas ouf ^^ J'ai passé cinq minutes à relire cette phrase, et je n'y ai pas pensé... merci pour cette remarque. Reste à trouver le bon mot :P
À ce chapitre, cela serait ennuyant pour mes talents de ne pas avoir montré un peu de romance ^^ J'espère que la suite te conviendra.