« On a réussi à avoir une vue d'ensemble du site, il y avait une plaquette de visite pour la saison estivale sur le site de la marie des Açores, expliquait Yakta. Le site est assez escarpé, pas d'autre sentier ne semble y mener à part la route en terre. »
La Sioux dessinait d'un bout de bâton dans le sable humide la carte du site en présentant les différents complexes : laboratoire, dortoirs et site d'observation. L'ensemble des deux équipages était réuni autour d'elle et Murdock après une journée infructueuse de recherches au temple. Sibéal, assise en tailleur entre Apollo et Anak, écoutait avec attention ce que leurs capitaines avaient imaginé pour s'infiltrer dans le centre d'étude scientifique et trouver l'endroit où les pilleurs conservaient les artefacts volés en vue de les revendre.
« Comment on va savoir où ça se trouve à l'intérieur ?
- On va le déduire, fit Murdock avec un petit sourire satisfait.
- Un petit groupe va aller faire du repérage, explicita Yakta, histoire de connaître les locaux et de là on supposera quels sont les endroits susceptibles d'être leur p'tite caverne au trésor.
- Faudra prendre des photos ou des vidéos mais Nialh les a déjà contacté, compléta-t-il.
- On va se faire passer pour des journalistes amateurs sur youtube, fit son frère fier de son idée.
- Et ça va marcher ce truc ? Renifla sceptique Wanda.
- Évidemment, répliqua-t-il cassant.
- Il faudra que tu donnes le change Wanda, tu seras dans cette équipe, lui apprit Yakta. »
Wanda eut une grimace qui lui tordit le nez, satisfaisant particulièrement Nialh qui la toisa d'un air arrogant. Sibéal échangea un sourire avec Apollo. Ce dernier était assez soulagé de voir son frère obnubilé par sa dynamique harcèlement-jérémiade avec la médecin plutôt que de l'avoir sur son dos vis-à-vis de son plan cul avec Chad.
« Une fois qu'on en saura plus, avec Polo, Nanak et Yakta, on ira de nuit, ya aucune surveillance. Les caméras ont l'air en rade depuis un bail, fit Murdock.
- Les dortoirs sont dans cette annexe, désigna Yakta sur le plan, les autres seront planqués pour surveiller qu'il y a pas de mouvement et nous prévenir.
- Et si vous vous faites prendre ? demanda Oriag prudente, on fait quoi ?
- Ça arrivera pas, assura Murdock, en revanche on devra p'têtre se carapater fissa.
- Du coup il faut aller au temple directement après ? demanda Sibéal.
- Faudra pas perdre de temps, acquiesça Murdock.
- Deux personnes devront rester au port au cas où on devrait mettre les voiles rapidement, pour préparer les bateaux à partir rapidement. On peut supposer qu'ils ne se précipiteront pas au temple mais après il faudra faire vite. »
Sibéal hocha la tête d'assentiment. Elle darda un coup d'œil en biais sur Valérian et Esteban légèrement en retrait mais parfaitement attentifs à ce qui était en train de se dire. Elle supposait qu'ils ne prendraient part à rien... Son regard croisa celui d'Esteban. Il la fixait, un éclat haineux dans ses prunelles, la mâchoire serrée. Elle se crispa instinctivement et resta interloquée. Pourquoi nourrissait-il une telle aversion pour elle ? Ils ne s’étaient jamais rencontrés auparavant, elle n’aurait pas pu oublier son visage. Et ils n'avaient pas échangé deux mots.. Si on excluait ce cynisme mal placé qui lui avait fait froid dans le dos. Elle détourna les yeux mais sentait que lui restait à l'observer.
« Le Mod est normalement sur pied, expliqua Murdock, on va faire une sortie aujourd'hui histoire de vérifier qu'il est paré pour une nav'. »
A la mention de la navigation qui se rapprochait, un frisson parcourut son échine balayant le regard d’Esteban. La forme tortueuse et écaillée du Jormungand rampa de derrière les tréfonds de ses pensées pour occuper soudainement toute la place. Elle n'avait aucune idée d'où pouvait se trouver ce monstre, ni de s’ils seraient en mesure de l'éviter à nouveau. Et si elle excluait Anak, les autres ne semblaient pas le voir comme autre chose qu'un obscure animal des abysses qu'une tempête avait ramené à la surface.
« C'est clair pour tout le monde ? »
Sibéal hocha vaguement la tête, les yeux rivés sur les vagues qui venaient s'écraser sur la plage. Elle donna un léger coup de coude à Anak qui dévorait du coin de l'œil le profil de Valérian. Celui-ci se contentait de sourire sans pour autant daigner la regarder.
« Tu crois qu'il est proche d'ici ? Le Jormungand ? »
La Sioux fronça les sourcils. C'était stupide de le lui demander, elle n'en savait pas plus qu'elle. Peut-être était-il retourné dans l'obscurité des fonds marins... peut-être qu'elle ne le reverrait plus jamais. Elle espérait sincèrement que ça serait le cas. Mais qu'en savait-elle vraiment ?
Yakta déclara qu’ils devaient se préparer à la mise en place de l’opération et ils se séparèrent. Sibéal sans demander son reste, se pressa sur le Mod, grimpa sur le pont avant de filer dans sa cabine. Elle évacuant sans ménagement son édition collector de Dune du minuscule bureau, posa son ordinateur. Dans le moteur de recherche, elle rentra le nom du monstre en se mordillant le pouce de concentration. Des dizaines de réponses s'affichèrent, elle ouvrit le tiroir, farfouilla parmi ses vinyles de la b-o du seigneur des anneaux avant de trouver son calepin.
Un petit signal lumineux attira son attention, elle attrapa son téléphone pour constater qu'il semblait capter le réseau et décrocha.
« Hey, salut Gauvain, décrocha-t-elle d’une voix incertaine. »
Elle n’avait pas totalement digéré sa colère et ses insinuations de la dernière fois. Son manque d’empathie et ses remontrances l’avaient blessé, plus encore parce qu’il s’agissait de Nialh. Certes, ils ne s’appréciaient pas mais c’était quand même son petit frère. Il savait combien il comptait pour elle…
« Salut ma chérie ! résonna sa voix mélodieuse, On a eu une de ces soirées hier… t'as reçu ma vidéo? T’aurais trop dû être là ! »
Elle ouvrit le message reçu. Il s'agissait d'un court extrait de concert, dans une petite salle où le public avait brandi une nuée de téléphones portables pour capter le chant de Gauvain. Sa chevelure éclatante renvoyait la lumière des spots tandis qu’il saluait avec fierté les spectateurs.
« ça a l'air cool, fit-elle lentement.
- T'aurais trop aimé, assura-t-il, t'aurais dû voir le monde, on a signé des autographes c'est cool non ? Si ça se trouve on va peut-être signer avec un producteur ! »
Elle le laissa s’enthousiasmer dans son oreille. Elle n’arrivait pas vraiment à répondre à sa gaieté. Il ne demanda pas de nouvelles de Nialh, ni de leur expédition. Ce constat lui pinça le cœur. Ses yeux perdirent un instant sur l’écran, un utilisateur avait posté l'image d'un gigantesque serpent de mer. Dans une étreinte mortelle, il envoyait un langskip par le fond.
« Sib ? T’es là ? s’agaça Gauvain.»
Elle sursauta, se redressant aussitôt sur sa chaise.
« Oui, oui je t’écoute ! C’est vraiment super pour toi, Liv et Declan doivent être contents…
- C’est clair, on bosse comme des chiens pour ça !
- C’est vrai, c’est mérité.
- Tu vas voir, dans un an on remplira le stade de Bleá Cliath , affirma-t-il avec conviction. Tu seras au premier rang pour admirer ! »
OoOoOo
« Alors comme ça t'a réussi à ferrer le prince charmant ? s'exclama Murdock, ben ma grande, chapeau !
- C'est clair que pour le pécho lui... faut se lever tôt, constata Nialh les doigts de pieds en éventail sous la grand'voile.
- C’qu’y m’impressionne c'est surtout comment tu fais pour supporter un tel boutentrain, ironisa Murdock.
- Oh... fit-elle avec une rougeur, non en fait...
- Tsssss, on sait bien ce que tu lui trouves va, taquina-t-il en passant un bras sur son épaule, mais allez donne ta recette miracle pour l'dérider le joli cœur ?
- Beeeeen, fit-elle en sirotant son soda, je l'ai embrassé direct quoi. »
Murdock resta un instant stupéfait, comme si sa réponse lui paraissait à la fois trop déconcertante et trop simple pour être véridique. Sibéal s'esclaffa de la mine très sérieuse qu'Anak lui adressait en retour. Comme si embrasser spontanément les gens était la recette miracle pour les faire tomber comme des mouches dans ses bras.
« Ben dis donc gamine, rit le demi-nain, tu nous avais pas dit pour tes talons cachés ! »
Anak arborait maintenant une légère rougeur sur ses joues et une mine satisfaite qui ne fit qu'augmenter l'amusement de Sibéal. Après avoir tiré quelques bords pour constater que le Mod répondait avec vélocité et finesse à la barre et que les voilages étaient en parfait état, ils avaient mouillé l'ancre dans une des criques du côté sauvage de l'île. Les recherches sur son ordinateur avaient été reléguées au fond de son esprit, elle appréciait le clapotis de l'eau cristalline contre le voilier et se tâtait à quitter son paréo pour y plonger.
« ça doit être les mêmes que ceux de Gauvain, constata Nialh d'un mouvement agacé de la main, j'vois pas comment sinon Sib peut encore continuer à s'le farcir. »
Elle s'empourpra de gêne, lui décochant un regard perçant pour le faire taire mais il semblait particulièrement en forme. Elle n'était pas sûre que ce regard ait jamais marché depuis qu'il avait dépassé les sept ans. Wanda avait fait des merveilles pour le remettre sur pieds... Son frère avait un air suprêmement satisfait de sa remarque, lui donna envie de le noyer sous la coque du Modsognir.
« T’façon personne le sent ce mec, hein Murdock ?
- Apollo l’apprécie lui.
- Polo apprécie tout le monde, répliqua Murdock. C’est pas une référence, l’animal. L’est pas méchant m’enfin…
- Et puis en plus, il a un de ces melons… Nanak j’t’en parle même pas ! »
Sans réellement chercher à savoir pourquoi la mention de son petit ami la rendait si mal à l'aise, Sibéal adressait des coups d'œil maladroits à Anak. Celle-ci restait complètement aveugle à son trouble. Comment avait-elle pu penser qu'elle et Murdock étaient en couple ? Ça n'avait aucun sens. Elle se sentit rougir légèrement, évitant de regarder le demi-nain. Elle rabaissa le bord de son chapeau sur son visage. C'était totalement incongru. Murdock était libre comme l'air, à folâtrer au gré du vent depuis qu'ils se connaissaient, occasionnellement avec Oriag d’ailleurs, et elle... elle était avec Gauvain. Voilà, fin de l'histoire. C’est ça qu’elle aurait dû dire plutôt que de bafouiller.
« Gauvain c'est son copain, précisa Nialh.
- Oui, j'avais compris, assura Anak avec humour. Il est sympa quand même ?
- Imbu de sa personne surtout.
- Nialh, arrête, le coupa-t-elle brusquement, c'est pas parce que tu ne l’apprécies pas qu'il est pas sympa. Y'aurait pas grand monde d'agréable de ce côté là des archipels sinon.
- Très drôle, Sibby, fit-il avant de dresser un index autoritaire en l’air, m'enfin mon flair me trompe jamais !
- Il a essayé de me caser avec Apollo, soupira Sibéal, pendant des mois. »
Anak sembla trouver l'idée particulièrement cocasse et partit dans un petit rire que rejoignit Murdock.
« Hé ! Vous venez pas ? S'écria alors Oriag dans l'eau. Elle est trop bonne. »
Sibéal se redressa, retira ses lunettes, son paréo et son chapeau. Sans regarder du côté des trois autres, elle enjamba le bastingage pour plonger dans l'eau les pieds devant, en se pinçant le nez.
OoOoOo
«Hoka heeeeeeeey ! »
Sibéal qui faisait paresseusement la planche, admira la bombe produite par le saut d'Anak. La Sioux venait de se jeter dans les vagues en sautant du petit promontoire rocheux du flanc ouest est de l'île Comor. Nialh qui suivait les instructions de Wanda malgré l'absence de celle-ci, les observait depuis le pont du Mod dont l'ancre avait été jetée dans la petite crique rocailleuse.
« Tssss, p'tite joueuse, fanfaronna Murdock, admire le maître ! »
Le demi-nain se dressa de toute sa hauteur sur le plongeoir naturel, s'élança et plongea avec force dans l'eau. Le choc provoqua une vague qui recouvrit le visage de Sibéal. Elle se redressa, crachant l'eau salée avec une grimace. Murdock ressurgit, parfaitement satisfait de son effet. Anak échangea un regard septique avec elle.
« Mwouais... c'est un peu de la triche, fit la Sioux. T'en pense quoi Sibby?
- Ben tiens ! rétorqua-t-il narquoisement. Tu digères mal ta défaite !
- Elle a pas totalement tord, nuança Sibéal d'un air moqueur, d'un point de vue purement physique, vous n'avez pas... la même masse.
- Pas la même... Ah ouais ? Tu vas voir ce qu'elle te dit la masse Sib. »
Sentant venir la menace, elle préféra s’éloigner d'un petit mouvement de brasse prudent. En battement de pied, il fut sur elle. Elle fut brusquement aspirée par le fond par sa poigne autour de sa cheville. Elle émergea à nouveau un instant plus tard, secoua la tête pour dégager ses cheveux collés sur son front. Murdock arborait un air satisfait, Anak bondit à sa rescousse pour se faire aussitôt maîtrisée par le demi-nian. Ils commençaient à se couler les uns les autres lorsque la silhouette musclée d'Oriag se dressa au-dessus d'eux.
« Admirez un peu ! les coupa-t-elle d’un mouvement théâtral de la main. »
Son corps finement ciselé s’arqua en un plongeon gracieux. Elle perturba à peine le mouvement des vagues, et elle réapparut à la surface. Elle leur adressa un petit air défi.
« Le dernier arrivé au Mod lave le pont quand on rentre !
- Alors moi je fais pas vraimeeeent partie de l'équipage hein, fit Anak.
- Ben tiens ! Tu te débines gamine ?
- Tu as peur de perdre Anak ? nargua Sibéal. »
Il n'en fallut pas plus pour les lancer à la poursuite d'Oriag. Anak fut arrêtée dans son élan par une brusquerie de Murdock qui s'élança en crawl derrière la navigatrice. Sibéal en profita pour les dépasser. Dressé sur le pont, Nialh avait pris une voix de présentateur sportif pour commenter la course qu'ils lui proposaient. Oriag atteignit le voilier la première, Sibéal crut pouvoir faire de même mais une main pernicieuse lui attrapa la cheville pour stopper son mouvement. Elle donna un coup de pied pour se libérer, Murdock avait profité de sa diversion pour la doubler. Acceptant sa défaite, Sibéal soupira piteusement. Elle plongea une dernière fois dans la mer, ouvrit les yeux pour en admirer la transparence. Des petits poissons colorés nageaient avec vivacité, de longues algues d’un vert céruléen semblaient danser au rythme du courant.
Un cri muet laissa échapper une myriade de bulles d'air autour d'elle.
Des centaines, peut-être un millier, de petits corps luisants étaient collés à l'ancre du Modsognir. Ces petits membres formaient une masse compacte, comme un corps qui remontait sur la chaîne en métal. Ils s’entortillaient autour des anneaux et s’agglutinaient les uns sur les autres pour prendre une apparence monstrueusement informe. Ils venaient se plaquer jusque contre la coque du navire. C’étaient des calamars, des petits calamars, agrippés au corps du navire, comme pour en sucer la couleur dans un mouvement frénétique et spongieux.
Sibéal remonta à la surface, happa une bouffée d'air en se précipitant à la poupe du voilier pour grimper sur les petites marches et sortir de l'eau. Elle cherchait frénétiquement sous les reflets de la mer les calamars suçant le Mod comme autant de sangsues marines.
« ça va Sib ? demanda Oriag.
- Ya un truc... bizarre, dit-elle d'une voix qui lui sembla lointaine à ses propres oreilles.
- Le Mod a un problème ? fronça des sourcils Murdock en s’accroupissant à côté d’elle.
- Non, mais... faut que vous voyez ça. »
Anak croisa son regard, semblant lire ce que les deux autres n'avaient pas compris. La sioux s'immergea et fut des trois la première à crever la surface à nouveau. Elle avait la mine étrange, pensive et légèrement dégoûtée.
« C'est marrant, s'exclama Oriag, ils font pas ça d'habitude, non ?
- Je ne crois pas, répondit prudemment Anak.
- Doivent être un peu perdus, pas étonnant vu le dérèglement merdique des courants marins en ce moment, proposa Murdock. »
Sibéal s'enroula dans sa serviette, s'assit sur le pont pour laisser le soleil réchauffer l'affreux frisson qui l'avait saisi à la vue de ce spectacle instinctivement répugnant. Elle ne pouvait pas croire à cette explication. Anak s'assit à côté d'elle, les yeux dans le vague.
« Tu crois que... que c'est un truc lié au Jormungand? glissa-t-elle nerveusement.
- Peut-être bien, souffla la Sioux. Je… c’était impressionnant…
- Rebutant aussi je trouve.»
Les lèvres de Nanak se pincèrent. Elle n'en savait pas plus qu'elle. Peut-être que ça n’avait rien à voir mais… Il faudrait bientôt reprendre la mer, constata Sibéal avec un léger tremblement, et elle avait l’impression de ne plus rien connaître de cet élément.
OoOoOo
« Bienvenue au centre scientifique de Comor ! Je m'appelle Aïcha, je suis enchantée de vous rencontrer !
- C'est un plaisir ! Susurra Nialh suavement, merci à vous d'avoir accepté de nous ouvrir ses portes, on sait que c'est peu orthodoxe !
- Oh, nous sommes vraiment ravis d'avoir des visiteurs, Comor n'est pas du tout touristique en cette saison. »
Aïcha était une petite jeune femme typée arabe, aux yeux mordorés et aux lèvres charnues. Elle les avait accueillis avec enthousiasme, dans sa blouse de laboratoire, au portail du site. Il n'y avait pas de gardien constata Sibéal mentalement. Il faudrait en informer Yakta et Murdock. Elle avait mis son téléphone sur une sorte de trépied permettant que l’objectif reste stable. Chad avait bricolé une perche qui faisait office de prise de son, Moh la tenait en équilibre au-dessus d’eux. Aïcha ne sembla pas remarquer qu'elle était factice.
« C'est la première fois qu'on reçoit des célébrités ici ! S'exclama-t-elle joyeusement, il faudra nous dire quand vous comptez poster la vidéo en ligne ! Mes parents vont être impressionnés !
- Bien entendu, répondit Wanda avec un petit air snob, nous sommes des professionnels tout de même. »
Aïcha hocha la tête, assez intimidée. Nialh et Wanda se faisaient passer pour un couple tenant une chaîne youtube connue. Sans jamais montrer leurs visages, ils tournaient des reportages animaliers. Ils cumulaient plus de sept cent milles abonnés et des millions de vues sur Internet. Leur guide s'était élégamment maquillée pour l'occasion et rivait nerveusement des petits coups d'œil à la caméra de Sibéal. Elle leur apprit qu'elle était interne en stage de première année mais qu'ils rencontreraient ses collègues au fur et à mesure de la visite.
« Interne ! Dis donc, ça doit demander de sacrés résultats pour décrocher ce stage ! complimenta suavement Nialh.
- Oh non, rougit-elle flattée, je suis originaire des Açores en fait.
- C'est donc ça ce petit accent chantant... Je ne l'avais pas replacé !
- C’est gentil, sourit-elle largement.
- Bon, et si nous commencions, coupa sèchement Wanda. »
Moh et Sibéal échangèrent un regard amusé, se contentant de rester parfaitement effacés pour qu'Aïcha ne se rende pas compte qu'ils filmaient plus les locaux qu'elle ou ses collègues. Sibéal tournait la caméra discrètement pour enregistrer tous les angles et toutes les pièces. Aïcha les conduisit dans un couloir épuré, où étaient affichées des photos d'une autre décennie au vue de la couleur passée. Sibéal braqua l'objectif sur les pièces qui s’ouvraient à gauche tandis qu’à droite la fenêtre donnait sur la cour. Elle prenait le temps de tout cartographier tandis que Nialh à grand renfort de flatteries distrayait une Aïcha confuse et flattée de tant d’attention.
Wanda dardait un regard meurtrier sur son frère. Lorsque l'interne s'éloigna pour aller chercher un de ses collègues, elle attrapa vivement le bras de Nialh. Ses longs ongles manucurés s'enfoncèrent comme des petites dents sur sa peau. Il grimaça de douleur.
« C'est pas parce que c'est pour de faux que t'as intérêt à me cocufier, compris ? persifla-t-elle. »
Sibéal étouffa un rire devant la mine scandalisée de son frère. Aïcha réapparut alors, accompagnée d'un cinquantenaire à la fière allure et la chevelure poivre et sel. Kaleb Sanghor disait son badge. Il leur proposa de visiter les réserves, mais avant il s'assit pour répondre à l'interview proposé par Nialh dans leur mail. Sibéal fit mine de sortir un calepin et au lieu de prendre des notes, commença à tracer de mémoire leur parcours. Moh prit en charge la caméra.
« Vous avez un laboratoire absolument incroyable, commença Wanda en se tripotant une mèche de cheveux, ce qu'on y trouve est tout à fait... fascinant. »
Le décolleté pigeonnant qu'elle arborait attira aussitôt le regard de Kaleb qui se confondit en confusions pour la plus grande satisfaction de Wanda. Celle-ci se faisait un devoir de faire résonner un rire aigu à chacune de ses remarques – qu’elles soient drôles ou pas. Kaleb omnibulé par sa paire de seins, répondait à ses questions machinalement. Elle lui effleura le bras en pouffant, sa poitrine effleura le bras du scientifique.
« Vous êtes si drôle ! »
Nialh tourna son regard vers sa sœur, son visage était marqué d’une profonde irritation qu’un tic nerveux de la lèvre n’arrivait pas totalement à contenir.
« Mais elle se fout de ma gueule ou je rêve ? siffla-t-il entre ses dents, Sib putain… je sens que je vais m'la faire... »
Sibéal et Moh toussotèrent pour cacher leur amusement, Nialh quant à lui fusillait du regard le couple, prêt à les étrangler.
OoOoOo
Les lunettes remontées sur son front, Sibéal se frotta les yeux avec lassitude. Elle jeta un coup d'œil sur son carnet où elle avait griffonné des notes au fur et à mesure de ses pérégrinations numériques. Ce qu'elle avait relevé n'avait aucune valeur scientifique, juste des délires de fans de légendes ancestrales, des messages de prédicateurs de la fin du monde, ou des conseils de survivalistes « avisés »... Elle ne savait pas ce qu'elle avait espéré trouver, peut-être le moyen d'avoir un minimum de contrôle sur le futur, mais c'était peine perdue. Elle n'était pas plus avancée si ce n'est que la mention des autres monstres, comme le kraken et léviathan, lui faisait définitivement froid dans le dos.
« Sib, on va y aller, t'es prête ? »
Sa monture retomba sur son nez et Murdock apparut dans son champ de vision, adossé à son placard. Elle lui adressa un sourire et hocha la tête. Il se pencha sur son écran, curieux.
« Tu fais quoi ?
- Des recherches sur les monstres marins, fit-elle maladroitement, je... le truc dans l'eau pendant la tempête, il avait pas l'air naturel. »
Murdock fronça les sourcils avant de s'esclaffer en lui ébouriffant les cheveux.
« Tu devrais y aller molo sur Star Trek, non ?
- Mais pas du tout ! rétorqua-t-elle, et c'est pas dans Star Trek les monstres d'ailleurs ! C'est dans Sanctuary ça !
- Sanctuary ? Pff, c'est pareil Sib !
- N’importe quoi! fit-elle avec une petite moue, on pourra regarder ensemble, tu verras, c'est super cool.
- C'est une invitation ? Fit-il avec une voix charmeuse.
- Comme si ça t'avait besoin de ça pour t'incruster….
- Ce qu'il faut pas entendre ! Tu te ferais beaucoup trop chier sans moi, avoue !»
Elle le bouscula gentiment pour lui faire ravaler ses commentaires. Même s'il avait raison, elle n'avait pas envie de lui faire le plaisir de le reconnaître. Elle mit son sac à dos sur les épaules, et lui emboita le pas pour remonter sur le pont. Il faisait nuit, la lune brillait dans un ciel d'encre. Ils avaient volontairement laissé éteintes les lumières sur les navires pour donner l'illusion que les équipages étaient endormis. Wanda et Nialh devaient se tenir près à l'éventualité de larguer les amarres rapidement. Elle descendit précautionneusement du Mod à la suite de son capitaine.
« C'est bon, on y va ? souffla Yakta. »
Apollo et Anak étaient comme elle, habillés de noir et prêts à se glisser discrètement dans le centre d'étude. Ils hochèrent la tête et retrouvèrent le chemin en terre au bout de la promenade. Un chant de grillon s'élevait de la forêt dense, des bruits d'animaux qu'elle ne connaissait pas brisaient ponctuellement le silence. Ils n'échangeaient pas une parole, concentrés sur ce qu'ils avaient à faire, comme si les scientifiques et pilleurs amateurs pouvaient déjà les entendre. avaient-ils eu un doute sur leur petite mise en scène de reportage ? Avaient-ils compris ? Sibéal sentait monter la pression dans ses muscles. Elle espérait que tout se passerait comme ils l'avaient prévu. Sans bruit, comme des ombres. Pourvu qu’elle et Moh ne soient pas passés à côté de quelque chose.
Ils s'arrêtèrent au milieu du chemin. Un petit sentier s'enfonçait sur la gauche, droit dans la pente. Sibéal et Chad devaient grimper jusqu'à un petit promontoire qui leur donnait une vision d'ensemble sur le complexe. Moh et Oriag s'occuperaient eux de descendre la pente pour retrouver les bâtiments des dortoirs. Sibéal glissa un regard nerveux à Anak, elle semblait confiante mais elle avait tendance à ne pas être la plus raisonnable...
« On reste en contact, promit Anak. »
Se faisant la Sioux se toucha l'oreille où une oreillette la reliait à elle. Sibéal hocha la tête, elle ferait de son mieux pour la seconder. Elle vit Mohvo et Oriag qui empruntaient déjà le petit chemin de droite. C'était l'heure. Inquiète, Sibéal effleura doucement la main de Murdock, attirant son attention sur elle.
« Vous faites attention, d'accord ? murmura-t-elle. »
Les doigts de Murdock s'enroulèrent fermement autour des siens.
« T'inquiète, on gère. »
Elle se détacha de lui, saluant dans un murmure Anak et se pressa derrière la silhouette de Chad qui s'enfonçait dans la jungle. Elle se retourna mais les autres avaient disparu de sa vue derrière la densité du feuillage. Ils montèrent en silence pendant de longues minutes, sans oser allumer la frontale. Elle avançait prudemment, à la lumière du ciel très clair ce soir. Chad devant elle leur frayait un passage entre les branchages. Ils atteignirent enfin le spot que Chad avait repéré dans la journée avec Oriag. De là, ils avaient une vue imprenable sur les laboratoires et sur les réserves semi-enterrées dont une n'était « pas ouverte au public » avait expliqué Aïcha. Le petit air trop décontracté pour être honnête de Kaleb, lorsqu’elle leur avait précisé cela, avait fini par leur mettre la puce à l'oreille. Yakta et Murdock avaient décidé de tenter en premier cette pièce.
Elle s'assit, frissonnant un peu sous son pull en coton. Chad sortit les jumelles et s'installa en tailleur à côté d'elle.
Ils n'avaient plus qu'à attendre, et espérer que tout allait bien se passer.