Ses phalanges douloureuses s’accrochent aux aspérités de la roche. Elle lève le genou pour poser le pied dans une encoche mais dérape sur la pierre. Tremblant de tout son corps, elle s’efforce d’oublier le gouffre au-dessous d’elle, bouche béante dont chaque nuage figure une rangée de crocs assassins.
Elle perçoit, loin au-dessus d’elle, le cri des assaillants, l’écho des lames qui s’entrechoquent et le hennissement des elfides affolées. Mais il faut se faire une raison : elle est seule face au néant, seule face à son destin, petite fille perdue, oubliée dans la gueule du Grand Méchant Loup. Les larmes strient son visage. Elle hoquette, lève les yeux… et la voit. La sorcière aux cheveux de jais. La sorcière glacée. Elle hurle.
Keina s’éveilla. Au-dessus d’elle, une poutre de bois traversait le plafond. Du chêne, peut-être. Elle porta une main à son front. De longues sueurs froides sillonnaient son épiderme. Elle se redressa avec difficulté et coula un regard autour d’elle.
Elle se trouvait dans une chambre étroite, meublée avec soin. Dans un angle, le dossier d’une chaise de paille supportait sa toilette soigneusement repliée. Le miroir de la commode lui renvoya son visage fatigué sous une masse de cheveux emmêlés. Une cheminée imposante dissimulait quelques braises que les fraîcheurs de l’automne n’avaient pas éteintes.
Elle s’attardait sur la fenêtre perchée au-dessus de son épaule lorsque la porte s’ouvrit sur une silhouette menue chargée de victuailles. La petite Créature leva les yeux et poussa une exclamation.
— Réveillée ! Keina, tu es réveillée !
— Je crains que oui, grimaça la silfine.
Dora trotta jusqu’à l’édredon et posa le plateau sur les genoux de l’alitée. Ses narines se gorgèrent des odeurs appétissantes qui s’en dégageaient. Une tasse d’Earl Grey, des baked beans sur un toast beurré, deux œufs pochés et une saucisse accompagnée d’une belle tomate tranchée. Les grognements de son estomac la convainquirent qu’elle mourait de faim. Elle planta sa fourchette dans la saucisse.
— Dora, c’est bien toi qui m’a amenée jusqu’ici, n’est-ce pas ? demanda-t-elle entre deux bouchées. Où sommes-nous ? Chez toi ?
— Oh non ! Non non ! Nous sommes chez ma maîtresse.
Keina avala précipitamment son morceau.
— Ta maîtresse ? Dora, qui est-ce ? T’a-t-elle demandé de veiller sur moi ?
L’alfine rougit.
— Je ne dois rien dire, non non non ! Dora reste muette !
L’orpheline fronça les sourcils. Combien y en avait-il, de ces mystérieux bienfaiteurs qui refusaient de lui dévoiler leur identité ? Elle songea à celui qui, sous terre, l’avait secourue. Le timbre feutré de la voix résonna en écho dans son esprit, et, l’espace d’une seconde, elle crut y déceler un soupçon de familiarité. À l’instant même où l’idée se présenta en elle, le soupçon s’évapora. Elle cessa d’y penser et reporta son attention sur le déjeuner.
Perchée sur la chaise, Dora patienta jusqu’à ce qu’elle eut avalé la dernière miette. Puis, un grand sourire en travers de son visage rond, elle la débarrassa du plateau. Keina la laissa faire, trop épuisée pour lui poser d’autres questions. Elle s’effondra sur l’oreiller et ferma les paupières.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, son esprit était clair et son corps reposé. Elle rejeta les draps loin d’elle, avec la ferme intention de se lever pour explorer le logis. Une robe de chambre pendait à une patère. Elle l’enfila et sortit pieds nus. Le contact froid du sol carrelé l’indifférait. Sa chambre donnait sur un corridor sombre encadré de miniatures romantiques. Elle le traversa et ouvrit la porte du fond.
La pièce qu’elle découvrit lui procura une sensation de bien être qui la figea sur le seuil. Son regard embrassa un intérieur montagnard, semblable à ce chalet où, au cours d’une excursion en Suisse avec la famille Richardson, ils s’étaient arrêtés pour y savourer un chocolat chaud et des biscuits de Savoie.
Sur l’âtre, une marmite bouillonnait doucement. Dora remuait son contenu, y posant un regard attentif de bonne ménagère. Un parfum d’aromates, de fromage et de viande séchée flottait dans l’atmosphère. Au centre, installée devant une table garnie d’ustensiles et d’ingrédients divers, une femme semblait l’attendre. Elle leva la tête à son entrée, recracha la fumée de sa cigarette et dit d’une voix grave, légèrement éraillée :
— Ainsi, te voilà donc, Keina. Sois la bienvenue dans mon humble demeure.
Keina acquiesça et vint s’asseoir en face d’elle. Son hôtesse arborait un visage fatigué, aux traits prématurément vieillis. Les traces d’une ancienne beauté flottaient encore au fond de ses iris bleus, mais la petite vérole ne l’avait pas épargnée. Vêtue d’une blouse grise, un fichu noué sur sa chevelure, elle avait l’allure d’une ouvrière de l’East End vivant dans ces terrace de brique rouge à la promiscuité déplaisante. Elle darda sur la silfine un regard las mais bienveillant, qu’accentuait la gravité de ses sourcils.
Celle-ci retint un frisson, soudain gênée par ses manières de bourgeoise qui la rangeaient dans la classe aisée. Les Richardson lui avaient octroyé des manières, une éducation et un statut équivalent à ce que ses propres parents auraient dû lui inculquer s’ils avaient survécu à la guerre. Mais elle avait toujours cru naïvement que les inégalités sociales, qu’elle admettait à Londres comme une réalité à laquelle elle n’avait jamais été confrontée, n’existaient pas au Royaume.
Soudain, elle réalisa que sous le vernis de la surface transparaissaient des craquelures de plus en plus évidentes. Elle détourna les yeux pour s’imprégner à nouveau de l’apaisante simplicité du logis. Un sourire désabusé étira les lèvres fines de l’inconnue.
— Tu sais qui je suis, n’est-ce pas ?
La silfine opina. Elle se remémora la silhouette droite postée aux côtés d’Alderick dans la caverne, et le tableau qu’elle avait déjà vu dans la galerie des portraits. Ce même tableau que Lynn avait contemplé avec colère.
— Vous êtes Atalante. La maîtresse d’Alderick. Dora travaille donc pour vous. N’étiez-vous pas contre l’exploitation des Alfs ?
Le sourire d’Atalante s’adoucit. Ses traits se teintèrent d’une élégance nouvelle.
— Dora n’est pas une esclave, mais une amie. Je lui ai rendu sa liberté il y a bien longtemps. Toutes ces années, elle est restée auprès de moi et a trompé ma solitude. Elle est une chaleureuse et fidèle amie.
— Je suis confuse, déclara l’intéressée d’une voix penaude. Confuse, vraiment, confuse ! Keina n’aurait pas dû sortir de sa chambre.
— Ce n’est rien, Dora, répondit gravement Atalante. Tu as bien rempli ta mission. Tu n’es pas à blâmer.
— Ainsi, la personne qui veille sur moi depuis que je suis arrivée au Royaume… Il s’agit de vous ? Dora ne faisait que vous obéir !
— Tu n’aurais jamais dû me rencontrer. Dora devait te ramener dans ta chambre, mais tu as eu ce malaise, et nous ne savions que faire. Quelque chose, en bas, t’a rendue souffrante. Dora a pris soin de toi pendant un jour et une nuit. Te voilà rétablie, et j’imagine qu’il est trop tard pour ignorer tes questions.
Les yeux de la silfine s’agrandirent.
— Un jour et une nuit ? Lynn a dû mourir d’inquiétude !
À cette mention, Atalante tressaillit. Une étincelle illumina ses yeux bleus. Un instant seulement, puis elle se maîtrisa.
— Cette chère Lynn. Comment va-t-elle ? demanda-t-elle d’un ton égal, avant de tirer sur sa cigarette.
Keina ne répondit pas, l’esprit occupé par ses propres incertitudes.
— Alors, vous vivez ici ? Et qu’y faites-vous ? Vous paraissez si…
— Si quoi ? demanda Atalante d’un air de malice. Si pauvre ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.
— Regarde autour de toi, ma chérie. Est-ce là le logis d’une mendiante ? Oh, bien sûr, il ne possède pas le confort et le luxe des appartements du dessus, mais j’y suis à mon aise. Les mains que tu vois là sont celles d’une personne qui gagne chaque jour le droit de rester au Royaume, ainsi que tous devraient le faire. L’ignorais-tu ?
— Je ne comprends pas.
— Évidemment. Les Silfes se sont assis sur leurs privilèges depuis si longtemps ! Pourquoi se préoccuperaient-ils encore des lois de ce monde ? Alors que les mœurs humaines sont si faciles à singer. Mais nous ne sommes pas d’ici, Keina. Nous l’avons oublié trop longtemps. Les Alfs et les Elfes ont permis à nos ancêtres humains de séjourner au Royaume à la seule condition qu’ils n’y demeurent pas oisifs. Certains ont choisi de se servir de la magie pour porter secours aux mondes extérieurs, d’autres ont préféré rester au creux de ces montagnes pour y exercer leur savoir-faire. Médecins, astronomes, architectes, inventeurs, ouvriers, couturières, commerçants, charpentiers… Ils avaient tant à apporter à ce monde ! J’exerce le métier de blanchisseuse. Tu pensais donc que tes draps se nettoyaient tous seuls ? Mais je ne suis pas malheureuse. La magie facilite mon travail. C’est une douce expiation pour les crimes que j’ai commis.
— Les crimes ?
La voix de Keina se fit moins assurée. Elle resserra les pans de sa chemise, soudain saisie par le froid, en dépit de la douce chaleur que diffusait l’âtre. Le regard d’Atalante s’égara dans le lointain, par-delà la fenêtre qui trouait le mur en face d’elle.
— Pour commencer, j’ai trahi. C’est toi que j’ai trahie en premier lieu, Keina. J’estimais que le bénéfice commun valait bien le sacrifice d’une enfant. J’ai cru que ton sang nous conduirait à la Briseuse, et que le Royaume retrouverait enfin sa véritable nature.
— De quoi me parlez-vous ?
Keina s’efforça de mettre de l’ordre dans les idées qui se bousculaient en elle. Dora s’était approchée et exerça une pression réconfortante sur le dos de sa main. Le visage d’Amy se matérialisa devant elle, un visage doux, réconfortant, plein de chaleur et de bonté. Elle inspira longuement.
— Personne ne t’en a rien dit ? J’imagine qu’ils voulaient te protéger. Quel âge as-tu aujourd’hui ?
— Vingt ans. J’en aurai vingt-et-un cet hiver.
— Vingt ans… déjà ? Il y a vingt ans que nous nous sommes battus. Et j’ai l’impression que c’était hier.
Un instant, elle parut s’égarer dans les méandres de ses souvenirs. Elle se ressaisit et écrasa son mégot rougeoyant dans un cendrier de terre cuite.
— Alors, tu es en droit d’apprendre la vérité. Lorsque nous avons commencé notre quête, Alderick, Nephir, Esteban et moi, les Elfes nous ont confié une prophétie. Elle annonçait – ma chérie, j’aurais aimé ne pas être celle qui te révélerait ça – elle annonçait que tu devais te sacrifier.
— Je sais cela, coupa Keina avec une pointe d’exaspération. Quelqu’un me l’a dit, en bas.
Atalante fronça les sourcils.
— Quelqu’un te l’a… ? Qui cela ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas vu son visage. Il m’a sauvée de l’abomination, juste avant l’arrivée de Dora.
La confusion se peignit un instant sur le visage de son hôtesse.
— Quel rapport avec la guerre ? poursuivit Keina, avide de réponse.
— Tu es celle qui annonce l’arrivée de la Briseuse. Je suppose que tu ne l’ignores pas non plus. (Un signe négatif de la silfine l’engagea à poursuivre.) D’après Nephir, tout était lié. Le sacrifice, l’arrivée de la Briseuse. Elle affirmait que ton sang détenait la magie capable de faire apparaître la Briseuse. Que c’était à cela que devait servir ton sacrifice. Il ne s’agissait que de pure folie, évidemment, mais… son père lui portait une telle affection ! Elle était un joyau à ses yeux, mais son éclat était trompeur. Nous avons tous été bernés ; Alderick plus encore que les autres. Mon cher amour a été suffisamment fou pour la conforter dans ses errements. Et moi j’ai laissé faire. Hélas, je me suis enfuie et j’ai laissé faire !
La tranquille assurance de la repentie vacilla tandis que les souvenirs déferlaient. Keina se mordit une lèvre, incapable de trouver dans cet imbroglio d’informations l’extrémité d’un fil qui lui permettrait de démêler la vérité. Sa mémoire retraça l’histoire d’Anna-Maria.
— Luni m’a dit que c’était vous qui les aviez conduits à Anna-Maria. Par ailleurs, il m’a aussi interdit de vous parler, ajouta-t-elle, soudain méfiante.
Un sourire étira les lèvres d’Atalante tandis qu’elle s’extirpait de son passé.
— Oh, il a dit ça ? Mon frère se montre parfois très protecteur.
La surprise de Keina atteint son paroxysme. Son frère ? Atalante scruta le désordre de son visage avec intérêt et une pointe d’ironie.
— J’imagine qu’il ne t’a pas parlé de ce détail. Il faut avouer que la ressemblance physique n’est pas flagrante : les lois de Mendel s’appliquent d’une étrange façon chez les Silfes. Je suis la sœur aînée de Luni et de Lynn. Ou, du moins, l’étais-je avant la guerre. Aujourd’hui, je doute de figurer encore dans la généalogie familiale. Lynn me voue une haine inextinguible. Et Luni me méprise, ce qui revient au même.
À cet instant, les mots d’Erich, suintant de morgue, dansèrent devant Keina. Une traîtresse, un coureur de jupon et une impotente. Joli tableau !
C’était donc ça, la vision d’une famille chez les Silfes ? L’image lui retourna le cœur avec bien plus de force que toutes les révélations qu’on lui avait assénées.
— Pourquoi ? Vous vous êtes finalement rangé de leur côté, non ? Vous les avez menés jusqu’à Anna-Maria !
— Il était trop tard, répliqua Atalante d’une voix sombre. L’esprit de la Reine Blanche avait été anéanti. Et puis… et puis j’avais déjà commis mon second crime.
— Votre second crime ?
Atalante leva le nez et, sans dire un mot, planta en elle son regard d’azur – oh combien proche de celui de Luni, remarqua Keina dans un battement de cœur. La silfine retint son souffle, l’âme transpercée. L’espace d’un instant, elle crut que la rebelle allait lui offrir la plus terrible des révélations, mais, au lieu de ça, elle se leva de son banc et s’approcha de l’âtre.
— Quelle épouvantable hôtesse je fais ! Nous discutons depuis des lustres, et je ne t’ai offert ni à boire, ni à manger. Veux-tu une tasse de thé ? Préfères-tu aller te rafraîchir ? Dora a pris grand soin de ta toilette. Il n’est que neuf heures, tu as tout ton temps.
— Je… où se trouve votre salle d’eau ? demanda la silfine.
Autant se faire une raison : elle n’apprendrait rien de plus pour le moment.
Dora guida Keina jusqu'à la salle de bain en lui expliquant son principe. Il n’y avait pas d’eau courante, mais une source chaude jaillissait de la montagne et, par un habile détournement, Atalante avait arrangé une large baignoire creusée à même la pierre.
— Où sommes-nous exactement ? demanda la silfine.
Dora émit un petit rire aigu.
— Si je te le dis, Keina, tu ne voudras plus sortir ! Nous sommes en dessous, si, si ! Sous le Château, à l’Extrême Nord. Beaucoup, beaucoup de maisons accrochées là, le long de la Falaise Infinie.
La silfine tressaillit, mais parvint néanmoins à maîtriser ses sens.
— Je ne pensais pas que des gens vivaient là.
— Oh, si, si, il y a toute une vie sous le Château. Beaucoup de galeries souterraines sur ce versant. Ma maison n’est pas loin, mais elle n’est pas aussi belle que celle de ma maîtresse. Oh, nous y voilà !
En pénétrant dans l’atmosphère brûlante et humide de la salle d’eau, Keina se rendit à l’évidence : un bain lui ferait le plus grand bien. Dora posa ses vêtements sur le plat d’une pierre et l’aida à se dévêtir.
L’aura diffuse des chandelles, protégées dans leurs coques de verre, dansait avec les volutes de vapeur. L’eau chaude s’échappait d’un bec de bois planté dans la roche, puis s’éclipsait derrière l’épaisseur d’une paroi. La baignoire, tout en courbes, évoquait une matrice bienfaisante. Pour s’asseoir, un banc avait été façonné le long du mur. Des huiles de lavande masquaient l’odeur de soufre engendrée par l’énergie magique.
Keina trempa un pied dans le liquide brûlant, puis le second. Elle ferma les yeux et se laissa glisser au creux du cocon.
— Dora, tes semblables… Pourquoi n’ont-ils pas revendiqué leurs droits plus tôt ? interrogea-t-elle à brûle-pourpoint. J’ai vu de quoi étaient capables certains d’entre vous. La chose qui m’a poursuivie… Elle paraissait bien plus ancienne, et bien plus forte, que la magie du Royaume.
— Rien n’est plus vieux que la magie, l’interrompit l’alfine, d’une voix grave qui ne lui ressemblait pas. Tout ça, ce ne sont pas les affaires d’une silfine. Beaucoup trop vieux, beaucoup trop dangereux. Les imaginaires sont, voilà tout. Pourquoi nous rebeller ? Nous sommes nés de la magie pour servir la magie.
— Certains de tes semblables ne sont pas du même avis, poursuivit Keina, imperturbable. Le serviteur de Luni par exemple, oh, quel est son nom ?
— Karol n’est pas très malin. C’est un imbécile, un imbécile et un sot ! Il croit des choses. Qu’il peut imiter les hommes et penser comme eux. Il a oublié qu’il était un imaginaire, pas un imagineur.
— Qu’est-ce qu’un imagineur ?
Tandis qu’elle se redressait pour se savonner, Keina constata avec surprise que les particules enchantées de l’atmosphère s’étaient toutes agglutinées autour d’elle, dans un amas de bulles olivâtres qui dansaient sur la surface de l’eau. Elle tenta de les chasser du revers de la main, sans résultat.
— Pas de doute, tu es aussi celle qui attire ! constata joyeusement l’alfine.
— Tu n’es pas la première à me le faire remarquer, répondit-elle avec irritation. Que suis-je censée attirer, au juste ?
— La magie, bien sûr. Celle que tu devras transmettre à la Briseuse !
Keina voulut répliquer, trop tard : Dora s’était enfuie de la salle d’eau.
Lorsqu’elle refit son apparition dans la salle à manger, elle se sentait comme neuve, débarrassée de ses craintes et de ses émotions. Dora l’avait apprêtée et coiffée avec soin. Debout près de l’âtre, Atalante lui tournait le dos. Droite dans sa mise d’ouvrière, sa silhouette évoquait le souvenir d’une femme fière, déterminée, convaincue par la justesse de ses actes. Cependant, que restait-il de tout cela ?
Keina ne put s’empêcher de songer au mal que lui avaient infligé ses semblables qui l’avaient reniée. Elle s’était contentée de suivre l’homme qu’elle aimait. Celui-ci, aveuglé par sa fille, s’était précipité de lui-même dans un tourbillon de violence aux conséquences désastreuses. Mais Atalante, elle, avait su ouvrir les yeux avant qu’il ne soit trop tard. N’était-elle pas responsable du sauvetage d’Anna-Maria ?
— Te voilà plus présentable, Keina, déclara-t-elle en la voyant arriver. Dora va pouvoir te ramener au Château. Tes amis doivent s’inquiéter.
— Attendez, non ! s’écria vivement la silfine. Avant cela, je veux que vous me parliez de la guerre !
Atalante secoua doucement la tête.
— Ma chérie, à quoi bon ressasser le passé ? Tout ceci est révolu. Tu dois penser à l’avenir. Nephir n’est plus une menace à présent.
— Je suis persuadée du contraire. Une ombre plane sur moi depuis que je suis rentrée au Royaume. Je n’arrive pas à mettre des mots sur ce que je ressens. Vous-même, ne le percevez-vous pas ? Vous avez envoyé Dora pour veiller sur moi.
Les paupières d’Atalante se plissèrent.
— Je voulais te protéger contre les malveillances du Royaume. C’était une façon comme une autre de me racheter. Une ombre ? Qu’entends-tu par là ? Keina, dis-moi, quelqu’un t’a-t-il menacé ?
Elle plaça les mains sur ses épaules et planta en elle un regard soucieux.
— Je le surnomme l’Alf au visage lunaire. J’ignore ses intentions. Anna-Maria n’a cessé de me mettre en garde contre Nephir et ses espions !
— Anna-Maria t’a parlé de Nephir ?
— Elle m’a donné le journal d’Alderick. Mais ses paroles étaient confuses.
Atalante parut frappée de stupeur.
— Le… le journal d’Alderick ! Tu l’as lu ?
— Non ! L’Alf au visage lunaire me l’a dérobé. Écoutez, Atalante…
— Appelle-moi Lani. C’était mon diminutif, autrefois.
— Lani, j’aimerais vraiment savoir…
D’une voix impérieuse, Atalante apostropha Dora.
— Peux-tu mener une enquête auprès de tes semblables, s’il te plaît ? Nous devons en apprendre plus sur cet agresseur. Keina et moi, nous allons rendre visite à Anna-Maria. Quelle idiote je fais ! Depuis tout ce temps elle me demandait de l’aide, et moi je ne l’ai pas écoutée.
— Anna-Maria vous a dit quelque chose ?
— Plus ou moins. Elle ne loge pas très loin, juste au-dessus. Elle rôde souvent par ici. Tout ce qu’elle me racontait… Je pensais que ce n’était que fables et douces rêveries ! Mais elle possédait le journal. Il faut que je sache comment et pourquoi.
Elle ouvrit la porte d’entrée et sortit d’un pas vif. Keina hésita sur le seuil. Un porche de bois prolongeait l'habitation de quelques mètres, après quoi le vide s’étendait. Atalante se tourna vers elle.
— Tu souffres du vertige ? Ne t’inquiète pas. Accroche-toi à moi.
Keina hocha la tête et s’approcha de son aînée. L’air vif de l’atmosphère enflamma ses poumons. À cet endroit, la falaise perdait de son inclinaison, et la vie y avait élu domicile. La maisonnette, installée sur une plate-forme naturelle, donnait l’impression d’y avoir été posée en équilibre par un géant facétieux. Aplaties par le vent, quelques touffes de verdure poussaient entre les pierres. Parfois un arbrisseau aux branches dénudées, fixé à la cime d’un rocher, défiait les lois de la gravité. Bien plus bas, les premières vagues d’un océan de nuages léchaient le versant de la montagne.
D’un geste affectueux, Atalante passa un châle épais autour des épaules de Keina et lui saisit bras. Sur le côté, quelques degrés taillés dans la roche s’évasaient en une passerelle qui gravissait la pente.
— Courage, ma chérie ! Nous allons devoir grimper ! Il n’y a pas de Cercles de Transport ici, dit-elle en plaisantant.
Bientôt, elles dépassèrent la tourelle où Dora avait sorti Keina des ténèbres et montèrent l’escalier aux marches usées. Une fois sur les hauteurs, derrière le muret dénudé par l’hiver, elles s’autorisèrent une courte pause afin de reprendre leur souffle. Avec un drôle de sentiment au fond de l’estomac, Keina se remémora sa première rencontre avec Anna-Maria. L’aimable folle lui avait paru irréelle alors, et elle regrettait de n’avoir pas cherché à se rapprocher d’elle depuis que Luni lui avait raconté son histoire.
Un angle de rue, encore un, et la façade de sa demeure surgit de l’ombre. Atalante stoppa net. La porte du logis était entrouverte. Elle s’engouffra à l’intérieur. Keina la suivit, la sensation grandissante qu’un drame flottait dans l’air.
D’abord, ses yeux se posèrent sur Dinah, ramassée sur elle-même au pied de l’escalier. Elle dodelinait d’avant en arrière en fredonnant l’air entêtant d’une comptine suédoise. Katten sprang, och svansen slang, le chat courait, et la queue se balançait.
Puis elle perçut le cri d’Atalante et leva le menton. Elle cligna des paupières, s’efforçant de dissocier sa vision des paroles de la chanson. Enfin, elle réalisa.
Pendu par une corde nouée autour de la lampe à pétrole, un corps se balançait mollement dans le clair-obscur, au milieu du vestibule. Keina eut un haut-le-cœur. Elle plaça les deux mains devant sa bouche pour étouffer son hurlement. Il faut la descendre de là, songea-t-elle, le regard fixé sur la défunte reine toute de blanc vêtue. Ses pieds nus, couverts de crasse et de poussière, oscillaient à quelques centimètres du parquet.
Le chat courait, et la queue se balançait. Le refrain de la comptine tournait dans sa tête comme une mélopée languissante qui l’étourdissait.
— Votre faute ! (La voix aiguë de Dinah la tira de sa torpeur.) C’est votre faute si elle s’est pendue ! Vous nous avez trahie, vous avez trahi notre cause et refusé de nous écouter ! Prends garde aux illusions, Keina !
La servante s’était redressée, dos à la porte, et cracha ses insultes à qui voulaient l’entendre. Puis elle éclata d’un rire de détraquée et s’évanouit dans la clarté matinale.
— Elle est partie, murmura Atalante, interdite.
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Keina. Elle leva à nouveau les yeux sur le cadavre blanc qui dansait dans les ténèbres. L’histoire s’était pourvue d’une fin tragique. La reine avait cessé d’attendre son amour perdu.