Chapitre 18 - Spleen d’automne

Par Keina

C’était une belle matinée pour un enterrement royal. Dans un silence religieux, troublé uniquement par le cri solitaire des rapaces et le murmure du vent, le cortège avait gravi la colline jusqu’au mausolée. Keina l’avait suivi d’instinct, l’esprit enlisé dans un brouillard cotonneux.

L’ancienne reine étant de confession protestante, la cérémonie s’était déroulée au temple. Les religions au Royaume se débarrassaient fréquemment des dogmes et interdits peu commodes ; il fallait bien cohabiter avec la magie.

L’office fut de courte durée. Quelques psaumes ânonnés par un pasteur indulgent, le témoignage hésitant d’une Reine aussi élégante que lointaine et des prières assoupies par la langueur de l’automne. Keina n’avait pas vraiment écouté, les yeux rivés sur les bancs parsemés. Qui se souciait d’une reine déchue ?

Tandis que le cercueil s’enfonçait dans l’obscurité de la niche, la silfine songea aux paroles d’Anna-Maria. Nephir l’espionnait, l’avait-elle avertie. Certains Alfs voulaient sa mort, d’autres semblaient la veiller. Qui croire dans cet imbroglio d’énigmes qui s’emmêlaient dès qu’on tentait d’en tirer une extrémité ? Atalante avait refusé de lui en dire plus. Nephir ? En toute logique, elle seule se trouvait en mesure de lui fournir des réponses. Mais comment l’atteindre tout en lui échappant ?

Elle se sentit soudain comme un moucheron englué dans une toile d’araignée gigantesque. Dès qu’elle se débattait, d’autres fils venaient s’enrouler autour d’elle, plus pernicieux que la magie qu’elle s’efforçait de fuir et d’apprivoiser à la fois. Plus les jours passaient, plus les évènements qui s’enchaînaient lui paraissaient absurdes. L’œuvre d’un Dieu farceur ou ivre mort. Elle ne pouvait s’empêcher de trouver la situation injuste.

Quel royaume permettait qu’une reine finisse ses jours dans la solitude et la folie ? Quel royaume était assez négligent pour laisser une dangereuse meurtrière vivre et fomenter ses crimes en toute liberté ? Où se trouvaient les Onze lorsqu’elle s’était débattue dans les ténèbres ? Les Organisations avaient été créées pour secourir les mondes extérieurs. Mais qui était capable de venir en aide au Royaume lorsque celui-ci se mettait à dérailler ?

Personne. Le fiasco de la guerre en était la preuve. Personne n’avait su raisonner Alderick avant qu’il ne soit trop tard, et personne n’avait pris la peine d’écouter les Alfs avant que le silfe n’eût l’idée de les utiliser pour ses propres intérêts.

On laissait faire, et lorsque les choses tournaient mal, on s’arrangeait pour que tout redevienne comme avant. Faisons comme si rien ne s’était passé et gardons le sourire. Ah ! C’était comme avouer que ses parents s’étaient battus pour rien, comme se faire à l’idée du sacrifice, se laisser vivre dans la perspective de sa mort prochaine ! Ou comme se contenter d’attendre un amant qui ne reviendrait jamais.

 

Dès la fin de la cérémonie, tous s’éloignèrent, laissant la blonde Anna-Maria reposer pour l’éternité au cœur de sa couche de pierre. Emportée par la folie, son fantôme blafard hanterait la colline envahie par les brumes, et ses sanglots de chouette effraie chuchoteraient aux âmes perdues le désespoir de son amour trahi.

Ainsi se propageaient les rumeurs du Royaume, et les vieillardes à la voix chevrotante ne manqueraient pas d’y ajouter un peu de leur piquant, les étincelles de la magie dansant au fond de leurs pupilles malicieuses : Écoute mon petit, écoute l’histoire de la Reine Maudite et de son cruel amant. Que les Onze nous protègent ! Cette histoire s’est passée au Royaume, il n’y a pas si longtemps…

L’âme qui errait sur la colline en ce mois de novembre ne paraissait nullement effrayée par la hantise de l’endroit. Enveloppée dans un long manteau de cachemire noir dont elle avait relevé le col passementé, Keina frictionnait la paume de ses mains avec toute l’ardeur qu’elle possédait. Elle ne supportait plus le climat étouffant du Château. Après les longues heures passées à contempler le portrait de sa mère, un nouveau rituel l’avait supplanté.

Durant la nuit, une fine couche de givre s’était déposée sur les hauteurs, première manifestation d’un hiver qui prenait de l’avance. Keina s’accordait toujours quelques minutes de recueillement devant l’entrée du monument tapissée de feuilles multicolores. Elle y réfléchissait à sa situation, à ses amis, à son avenir. À Luni. Les premiers retours de mission peuplaient déjà le Royaume, mais l’Arrivée n’était prévue qu’en décembre. Elle doutait de revoir le silfe d’ici-là.

En l’absence de son ami, Pierre renouvelait à sa jeune apprentie une cour discrète, qu’elle s’évertuait à repousser. Néanmoins, elle appréciait son impertinence toute française, qui effaçait ses soucis à la vitesse de l’éclair. Sa méfiance d’autrefois se dissipait peu à peu.

Elle passait parfois ses journées auprès de Lynn, mais le cœur n’y était plus. Keina n’osait pas lui parler d’Atalante, et l’ombre de la sœur planait dorénavant entre elles.

Dans une impulsion enfantine, l’orpheline planta sa bottine au creux d’un amas de feuilles mortes et la lança devant elle. Les dentelles d’or, de cuivre et de cinabre voltigèrent dans les airs.

— Est-ce ainsi que la jeunesse se divertit ? fit une voix dans son dos.

Elle émit un hoquet bref et pivota en direction des résineux qui bordaient le sentier. Tapie dans la pénombre, une silhouette aux yeux perçants la dévisageait. Le soleil révéla un petit homme ridé, si ratatiné qu’il se confondait aux roches environnantes. Vêtu d’une jaquette brune qui tombait jusqu’à terre, il s’appuyait des deux mains sur un bâton taillé grossièrement. Méfiante, Keina fit un pas en arrière et posa une main sur la garde de la courte rapière qui ornait désormais le côté de sa jupe d’amazone.

— Qui êtes-vous ? Un Alf, encore ?

Sans répondre, le quidam releva un peu plus la commissure de ses lèvres, dans une curieuse grimace en forme de sourire. Farouche, la silfine continua :

— Bien, ne répondez pas. Qu’allez-vous me prédire à votre tour ? Ne vous en faites pas au sujet de ma mort, c’est déjà fait. Mais peut-être vais-je souffrir d’amour, comme Anna-Maria ? Trahir mon peuple comme Atalante ? Ou encore suis-je destinée à devenir aussi folle que Nephir ? Ne vous gênez pas, que je puisse solder mon compte de prédictions avant la fin de l’hiver !

— Que sais-tu de la Mémoire, silfine ?

La question coupa son élan et la laissa perplexe face à son interlocuteur.

— Que sais-je de quoi ?

— Ma présence est incongrue. Pardonne ma curiosité. Néanmoins, la fameuse Keina ! Vi ne décolèrera sans doute guère en s’avisant de ma défection, mais il me fallait te rencontrer. Alfs, Elfes, Silfes, Humains : tous ne devisent qu’à ton sujet. La Mémoire elle-même s’agite en cette heure. La sens-tu, Keina ? L’Avaleur l'absorbe sans relâche. L’un après l’autre, les Mémorieux s’éteignent à jamais. Mais toi, tu es celle qui l’appelle.

Totalement perdue, la silfine secoua la tête.

— J’ai rencontré beaucoup de gens étranges depuis que je suis ici, mais en devinettes, vous gagnez haut la main.

L’inconnu hocha la tête. Son capuchon retomba sur ses yeux. Bien qu’il fût désormais caché, Keina sentit le sourire qui s’était formé sur son visage parcheminé. Il donna dans l’humus un coup de canne furtif et disparut aussi vite qu’il était apparu. Interdite, la silfine cligna des yeux. Elle ne trouva ni traces de pas, ni feuilles ou branches piétinées. Ne subsistait dans l’atmosphère qu’une légère odeur de vieux cuir, que chassa le souffle des montagnes. Une minuscule résurgence, enfouie loin, très loin au fond de sa mémoire, perturba un court instant ses pensées, mais d’un mouvement de tête elle l’écarta et reprit sa promenade.

 

Elle retourna sur la Voie Blanche. Ses bottines et le bas de ses jupons avaient pris la teinte des chemins gras qu’elle avait empruntés. Son chapeau de travers, les joues en feu d’avoir couru et un bouquet de feuilles aux couleurs vives dans une main, elle s’arrêta net pour observer un cortège de cavaliers qui, dans une nuée de poussière, avait surgi sur sa droite en direction du Château. Six membres du service actif ceinturaient une elfide portant deux silhouettes indistinctes. L’escouade ralentit en arrivant à sa hauteur.

Avec une boule compacte au fond de l’estomac, Keina reconnut Luni en queue d’escorte. Elle déglutit, le cœur battant la chamade. Il tourna la tête et la vit, seule sur le bord de la route, son bouquet serré contre son manteau et les mèches en pagaille. Ses prunelles bleues la transpercèrent de part en part, une seconde à peine. Puis il détourna les yeux, échangea un mot avec la duchesse Olga qui chevauchait à ses côtés et, sans un regard en arrière, s’éloigna dans le sillage des elfides.

Les feuilles mordorées s’éparpillèrent une à une sur les pavés humides. Il avait à peine remarqué sa présence ! Et ce regard… Elle porta une main à son front et ferma les yeux un court instant. Elle devait retrouver le contrôle d’elle-même.

Lorsqu’elle regagna le Château, une sourde rumeur encombrait le hall. Le retour des agents n’était pas passé inaperçu. Cette agitation fébrile la mit dans une rage folle. Aucun d’eux ne s’était déplacé pour les funérailles de la Reine et les voilà qui jasaient à propos d’un retour de mission ! Durant de longues années, Anna-Maria les avait gouvernés, guidés, accompagnés, et telle était sa récompense ? Être oubliée dès les nouveaux ragots ? Ingrats !

Elle entra comme une furie dans l’intendance et demanda d’un ton neutre confirmation de l’identité des arrivants. Ida lui répondit avec un sourire mutin.

— Bien sûr, miss ! Miste’ Luni est revenu ! Il accompagnait des prisonniers, c’est ce qu’y m’a dit. Parti direct’ment chez les Onze, avec Not’ Dame. Une drôle d’affaire, à c’qu’on raconte ! Paraît qu’c’est rapport à Nephir, ajouta-t-elle d’une voix de conspiratrice. Une drôle d’affaire, pour sûr !

Au fond de la salle, Hedda acquiesça bruyamment, reprenant en écho les derniers mots de sa sœur. Keina sortit aussi vite qu’elle était entrée. Elle savait qui lui en apprendrait plus et saurait se montrer discret.

 

Elle bouscula le valet qui l’avait accueillie et ouvrit sans ménagement la porte du cabinet de travail. De l’autre côté d’un vaste bureau napoléonien, Pierre retira avec vivacité ses pieds du sous-main, cacha sous une liasse la revue qu’il lisait et déplia prestement un journal à l’apparence sérieuse. Dans une pose qu’il espérait à la fois studieuse et naturelle, il baissa un coin de papier et adressa un signe à la nouvelle venue.

— Keina, hello ! Comme tu le vois, je suis assez occupé.

— J’ignorais que tu étais originaire de Lyon. Ni que tu t’intéressais à la broderie, d’ailleurs.

Pierre parut remarquer pour la première fois ce qu’il était censé lire, se racla la gorge pour reprendre contenance et reposa La broderie lyonnaise sur son bureau.

— Tout homme a le droit de se « piquer » d’une marotte, non ? D’accord, c’est le journal de mon valet de chambre. Ça lui rappelle le pays. Tu as en face de toi un Parisien de la pire engeance.

— Et plutôt amateur de caricatures, compléta Keina avec un sourire.

— À part ça, tu es venue ? questionna Pierre pour couper court à la conversation, en rangeant son exemplaire de l’Assiette au beurre.

La silfine se dévêtit de son manteau et s’installa sans ménagement dans le fauteuil qui faisait face au bureau, le cachemire posé en travers de sa jupe.

— Une cellule vient de rentrer au Royaume. Il y a des prisonniers, d’après ce que je sais. Tu étais au courant ?

— Luni est-il avec eux ? enchérit-il sans ménagement.

— Tu sais donc quelque chose.

Par le simple regard, un duel silencieux s’engagea entre l’Anglaise et le Français. Enfin, Pierre poussa un soupir et entama d’une voix légère :

— D’accord, d’accord, tu as gagné. Cesse tes agressions télépathiques, tu me donnes terriblement mal au crâne. Luni m’a parlé de sa mission avant de partir, mais je ne vais pas être en mesure de t’en révéler beaucoup. Une ancienne rebelle aurait fait des siennes dans le monde où elle fut bannie, et il est parti enquêter en compagnie d’Olga. Luni l’avait chargée de la surveillance de la rebelle autrefois. C’est même ainsi que la duchesse est entrée dans l’Organisation. Ce sont les précautions d’usage. La rebelle ayant fait preuve de bonne volonté, ils ont relâché leur vigilance il y a quelques années. C’était une erreur, apparemment. Voilà tout ce que je sais.

— Un lien avec Nephir ?

Pierre tressaillit imperceptiblement et haussa les épaules.

— Possible, mais ce n’est pas une certitude. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, j’ai à faire.

Il se leva de sa chaise. Une expression scandalisée sur le visage, Keina l’observa quitter la pièce sans même faire attention à elle. Elle se redressa à son tour et courut derrière lui.

— Tu en sais plus et tu ne veux rien me dire ! Pourquoi ?

Elle surgit dans le vestibule et bloqua la porte au moment où Pierre s’apprêtait à la franchir. Il prit une mine gênée et passa sa langue sur ses lèvres fines.

— Je ne suis pas aveugle, je sais pertinemment que je ne rivaliserai jamais avec lui. (Keina entama une protestation vite étouffée.) Mais Luni est mon ami, avant tout. Et s’il n’a pas jugé bon de te parler de sa mission ou de son passé, je ne le trahirai pour rien au monde. Je lui dois trop pour ça. Est-ce suffisamment clair ?

— Limpide, répondit la silfine face à lui.

De mauvaise grâce, elle s’écarta de l’encadrement et, bras croisés, le regarda s’éloigner dans le couloir, tandis qu’on refermait la porte dans son dos. Elle avait encore fait chou blanc.

 

La journée s’écoula sans qu’elle ne vît Luni ou ses compagnons de voyage. Elle prit le thé dans les appartements de Lynn. Celle-ci se montra préoccupée, mais fit le nécessaire pour alimenter la conversation. Keina l’écoutait d’une oreille distraite lorsqu’un appel télépathique investit son esprit par surprise. On la demandait dans le bureau de la Reine.

Elle s’excusa auprès de son amie. Lynn lui renvoya un regard inquiet qui remplit d’affection le cœur de Keina. Après l’avoir rassurée d’un sourire, la silfine se promit de lui parler d’Atalante un jour prochain. Qui savait pour quelle raison elle lui en voulait tant ? La repentie ne s’était pas montrée bavarde sur le sujet.

Elle emprunta le Cercle de Transport le plus proche et se matérialisa dans la galerie royale, plongée dans une pénombre feutrée. Elle s’approcha du bureau qui investissait l’angle et attendit que l’Alf ventru lève la tête de la paperasse qui l’encombrait.

— Mademoiselle silfine, s’il vous plaît de me suivre. La Reine m’a prié de vous amener auprès d’elle.

Il se leva de son fauteuil et se dirigea à pas sautillants vers le Cercle de Transport.

— Elle n’est pas dans son bureau ? demanda Keina, étonnée.

Sans daigner l’informer davantage, l’Alf la pria de le suivre et murmura un mot qu’elle ne comprit pas. Le mascaret d’eau tiède l’emporta à nouveau, et une seconde plus tard ils atterrirent dans un couloir qui lui était inconnu.

Elle suivit son guide avec une incertitude mêlée de curiosité. Où donc la Reine la convoquait-elle ? Ils franchirent une galerie et s’arrêtèrent devant une porte massive, ornée d’entrelacs d’ivoire et d’ébène. Au centre, la poignée figurait un loup et une panthère dont les museaux se touchaient. Le cœur de la silfine se mit à battre plus fort. Était-ce ?

Elle eut à peine le temps de formuler intérieurement son hypothèse que la porte s’entrouvrit dans un grincement, révélant une raie de lumière. L’Alf la poussa d’un geste ferme et entra dans la pièce, suivi d’une Keina aux jambes flageolantes.

Le cabinet des Onze. Le cœur du Royaume.

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