Lysandra se réveilla à l’aube. Après s’être vêtue de la tunique blanche que Syn avait laissée pour eux dans leur chambre, elle s’élança timidement dans les couloirs silencieux du Temple. Les lumières rosées du soleil naissant traversaient les ouvertures circulaires, illuminant les mosaïques ternies du sol et faisant briller faiblement les symboles gravés sur les colonnes. Ses pas la menèrent jusque dans l’atrium où elle trouva Syn en train de méditer sous le puits de lumière. Elle l’observa un instant. Sa peau pâle paraissait presque brillante sous les reflets du soleil. Le tatouage rouge au milieu de son visage lui donnait un air sévère et Lysandra se demanda s’il avait une signification. Les longues oreilles de Syn frémirent à son approche. Il ne bougea pas tout de suite. Puis sa voix, posée, s’éleva dans le silence :
— Bonjour Lysandra, dit-il, les yeux toujours clos.
— Comment avez-vous su que c’était moi ? s’étonna-t-elle.
Un léger sourire naquit sur ses lèvres.
— Disons que ta discrétion laisse encore à désirer, répondit-il avant d’ouvrir lentement les yeux.
Puis il reprit, plus doucement :
— Ton aura est puissante, même si tu n’en as pas encore conscience. Je t’enseignerai à voir les yeux fermés.
— Voir les yeux fermés ? répéta-t-elle, intriguée.
— Le monde ne se limite pas seulement à ce que tu vois avec tes yeux. Il est ce que l’on ressent, ce que l’on écoute. Il faut voir ce qui ne se montre pas.
Il se releva avec lenteur, ses gestes étaient précis et silencieux. Lysandra était fascinée par cet étrange personnage à la fois tranquille et redoutable.
— Je pense que tu as deviné l’essence de ton pouvoir ? demanda-t-il sans la quitter du regard.
Lysandra hésita un instant. Elle avait bien compris qu’elle pressentaient des choses… ou qu’elle avait, du moins, un bon instinct.
— Et bien…, répondit-elle timidement, je fais des rêves qui se réalisent parfois. J’ai... j’ai rêvé de l’attaque du village avant que cela ne se produise.
Syn hocha lentement la tête et lui sourit.
— Tu appartiens à l’Esprit. C’est la plus subtile des forces, et la plus exigeante. Elle ne répond ni à la peur ni à la colère. Seulement à la clarté.
Lysandra baissa les yeux. Elle ne se sentait ni claire ni forte. Pour l’instant elle se sentait simplement… submergée. Son cœur était rempli de sentiments contradictoires. D’un côté, elle sentait qu’elle avait enfin trouvé sa place dans ce nouveau monde, elle qui avait toujours l’impression d’être en décalage avec la norme dans sa vie quotidienne. Mais de l’autre, et ça, ça ne changeait pas peu importe dans quel univers elle se trouvait, elle avait peur de ne pas être à la hauteur.
— Et si je n’y arrive pas ? demanda-t-elle dans un souffle.
Syn eut un sourire presque imperceptible.
— Alors tu feras comme tout le monde : tu échoueras, tu apprendras, et tu recommenceras. C’est le rôle du Temple : défaire ce qui te retient, jusqu’à ce que tu découvres qui tu es.
Syn se détourna lentement, levant le regard vers le puits de lumière. Le rayon orangé glissait sur les mosaïques, se fragmentant en reflets d’or et de vert sur les colonnes.
— Viens, dit-il simplement. Il est temps que les autres se lèvent.
Ils rejoignirent les autres dans la salle commune attenante à leurs chambres. Le soleil filtrait déjà par les hautes ouvertures, projetant des éclats d’ambre sur le sol de pierre. Dans l’air flottait une bonne odeur de pain chaud. Ilana, encore décoiffée, observait les fresques murales d’un air absent. Jorick bâillait à s’en décrocher la mâchoire, tandis que Cléo semblait déjà alerte, prête à interroger Syn avant même le petit-déjeuner. Caleb et Liam, eux, paraissaient beaucoup moins enthousiastes.
— Vous tombez bien, lança Syn d’un ton calme, mais où pointait un amusement à peine voilé. Je craignais d’avoir à vous tirer du lit.
— Vous auriez eu du mal, grogna Liam.
— J’en doute, répondit Syn, impassible.
Un silence léger s’installa. Lysandra sentit la tension flotter entre eux, la même qu’à leur arrivée au Temple : ce mélange d’incrédulité et de peur.
Syn s’avança vers la grande table de pierre au centre de la pièce.
— Mangez, dit-il simplement. L’esprit apprend mieux quand le corps n’a plus faim.
Ils s’exécutèrent avec enthousiasme. Le pain était tiède, accompagné de fruits et d’une infusion claire au goût de menthe et de miel. Caleb et Jorick, fidèles à eux-mêmes, engloutirent une quantité astronomique de nourriture. Seul Liam semblait ne pas avoir très faim. Au lieu de manger son pain, il le déchiquetait et jouait avec des bouts de mie. Lysandra s’inquiétait pour son petit frère, elle n’aimait pas le voir se renfermer.
Ce fut Cléo, évidemment, qui rompit le silence.
— Alors ? demanda-t-elle, les coudes sur la table. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Vous allez nous « apprendre » à manier des pouvoirs dont on ne sait rien ?
Syn leva lentement les yeux vers elle.
— « On ne sait rien », répéta-t-il. C’est déjà un bon point de départ. Ceux qui croient savoir échouent plus vite que les ignorants.
Cléo se renfrogna, mais Lysandra vit l’ombre d’un sourire passer sur ses lèvres.
— Il y a six forces primordiales, reprit Syn, sa voix résonnant doucement dans la salle. Six pouvoirs qui équilibrent le monde : l’Eau, la Terre, le Feu, l’Air, l’Esprit et la Foudre. Chacune reflète une part de ce que vous êtes.
Il fit quelques pas, son ombre glissant sur les vieilles pierres.
— Ces forces ne vous appartiennent pas. Vous êtes leur passage, leur catalyseur. Si vous cherchez à les posséder, elles vous briseront. Si vous les comprenez, elles vous élèveront.
— Et comment on est censés savoir à quoi on appartient ? demanda Caleb d’un ton sec.
Syn le fixa longuement, puis désigna tour à tour Jorick, Ilana et Lysandra.
— Certains le sentent déjà. D’autres le sauront bientôt.
Enfin, son regard s’arrêta sur Liam.
— Et pour quelques-uns… cela prendra du temps.
Celui-ci détourna les yeux, crispé.
— Aujourd’hui, dit Syn en joignant les mains, vous observerez. Vous apprendrez à écouter le monde autour de vous. Avant de commander à un élément, il faut d’abord l’entendre.
— L’entendre ? répéta Jorick, perplexe.
— Oui. L’eau parle, la pierre écoute, le feu se souvient. Mais pour cela, il faut savoir apaiser son esprit et accueillir le silence.
Il y eut un nouveau silence, cette fois plus attentif que gêné. Même Ilana semblait captivée, bien qu’elle fût restée en retrait.
Syn fit volte-face et marcha vers l’extérieur.
— Finissez de manger, dit-il sans se retourner. Je vous attends dans l’atrium. Et laissez vos doutes ici : ils ne servent à rien dehors.
Les cousins échangèrent des regards incertains.
— Sympa, le réveil, marmonna Liam.
— Au moins, il est matinal, répondit Jorick avec un sourire.
Cléo leva les yeux au ciel.
— Si c’est ça, l’enseignement mystique, je sens qu’on va s’amuser.
Lysandra avait hâte de comprendre et de commencer l’enseignement de Syn. Les cousins finirent leurs assiettes et prirent le chemin de l’atrium.
L’air du matin était frais dans la pièce. La lumière filtrait à travers l’ouverture circulaire du plafond, traçant un cercle doré au centre du sol de mosaïque. Syn se tenait là, immobile, les mains jointes dans le dos, tandis que les six cousins le rejoignaient à pas plus ou moins décidés.
— Bien, dit-il simplement. Vous allez apprendre à écouter.
Liam leva les yeux au ciel.
— On va méditer, c’est ça ? demanda-t-il, ironique.
Syn lui lança un regard acéré.
— Si tu veux apprendre à comprendre le monde, il va falloir commencer par te taire, jeune homme.
— Charmant, grommela Liam.
Caleb, à côté de lui, croisa les bras, l’air fermé.
— Franchement, on n’a pas signé pour des séances de relaxation. On veut juste savoir comment rentrer chez nous.
— Et vous croyez que la porte s’ouvrira parce que vous le décidez ? répliqua Syn sans hausser le ton. Peut-être que pour rentrer, il faut d’abord savoir pourquoi vous êtes là.
Caleb fronça les sourcils, mais ne répondit pas. Syn laissa planer un bref silence, comme pour s’assurer que ses mots s’incrustaient bien dans leurs esprits.
— Approchez, dit-il enfin.
Ils se placèrent autour du cercle de lumière. Le sol était tiède sous leurs pieds nus.
— Fermez les yeux. Respirez. Laissez le monde venir à vous.
Un long silence s’installa, rythmé seulement par le souffle du vent qui s’infiltrait dans les ouvertures du dôme. Lysandra sentit une brise effleurer ses doigts. Ilana perçut la chaleur discrète qui montait des pierres, comme une pulsation tranquille. Cléo tenta d’analyser ce qu’elle ressentait, de comprendre comment tout cela fonctionnait. Syn, sans ouvrir les yeux, soupira.
— Cléo, arrête de réfléchir. Ressens.
Elle rouvrit aussitôt les yeux, vexée.
— Comment vous…
— Parce que tu fais du bruit, coupa-t-il sèchement. Dans ta tête.
Un léger rire échappa à Jorick, aussitôt étouffé par un regard de Syn.
— Et toi, Jorick, cesse de t’amuser.
Peu à peu, le silence se fit dans l’atrium. Le Temple semblait respirer avec eux, chaque pierre vibrant d’une énergie presque vivante. Lysandra sentit quelque chose remuer dans l’air — une onde, une présence douce, curieuse. Elle n’aurait su dire si c’était réel, mais elle ouvrit les yeux, fascinée.
Syn se tenait au centre du cercle, la paume levée. Une fine poussière flottait autour de lui, éclairée par le soleil, formant un tourbillon lent et doré.
— Voilà ce qu’est l’écoute, dit-il d’une voix basse. Ce n’est pas la magie. C’est apprendre à sentir ce qui vit autour de nous.
Liam, resté un peu à l’écart, finit par soupirer.
— Super. Le monde parle. Et il dit quoi, au juste ?
Syn se tourna vers lui, son sourire était presque amusé.
— Qu’il t’attend, Liam. Mais il se demande encore combien de temps.
Liam croisa son regard puis détourna la tête sans répondre.
Syn baissa alors la main, et la poussière retomba doucement au sol.
— C’est suffisant pour aujourd’hui. Ce que vous avez ressenti — ou pas ressenti — vous appartient. Ce n’est qu’un début.
Cléo fronça les sourcils, déjà frustrée.
— Et c’est censé nous servir à quoi ?
— À ne pas mourir avant la fin de votre apprentissage, répondit Syn calmement.