Il complétait la fiche de visite tout en se grattant la tête de la main gauche, signe d’impatience. Dire qu’il avait déboulé comme un fou dans l’hôpital serait un euphémisme, on pourrait apparenter ça à un cinglé dégoulinant de sueur et le souffle court : un drogué qui n’avait pas pris sa dose du jour. Enfin, c’était ce qu’on pouvait s’imaginer avant de regarder ses yeux parfaitement lucides qui cherchait sur chaque visage, les traits de son amie.
— Normalement, c’est tout bon. Vous noterez que ça reste une exception, il est vingt heure passée et si on vous fait entrer c’est juste parce que ça devenait ingérable. On pas pour habitude de céder aux caprices des patients.
— Je me doute bien.
Bien qu’il comprenait la position de la femme devant lui, il était irrité d’être considéré comme une gêne et rien de plus qu’une solution pour apaiser « le caprice » d’une adulte. Mais il était bien plus pour elle, bien plus qu’un outil, il était son ami, son compagnon, son confident. Personne ne sait ce qu’ils ont vécu ces onze derniers mois, personne n’est entré dans leur intimité, personne ne leur a appris à communiquer, personne ne peut prétendre se mettre à leur place, pas même une infirmière. Ils ont vécu des hauts et des bas, des difficultés et des réussites, des peines et des joies, personne ne peut leur retirer ça.
Mais c’est pourtant lui qui l’a amené ici, conscient des conséquences. C’est lui et seulement lui qui a décidé de ce qui était bon pour elle et à cet instant, il en doutait. A-t-il fait le bon choix ? Que leur ont-apporté des deux mois l’un de l’autre ? Et si tout avait changé ? Si elle le rejetait ? Si elle était mieux sans lui ? Si…
— Léon ?
Cette voix l’éveilla de sa torpeur et il plongea immédiatement son regard sur elle, il savait où elle était. Sa chevelure châtain avait reprit du teint, ses yeux, bien que fades, étaient ouverts et le regardaient. Elle était animée, vacillante mais debout, cette image de son corps quasi-mort parut lointaine.
Elle ouvrit la bouche à demi, ses yeux exprimèrent un soulagement et elle rua sur lui.
— Léon !
S’enlaçant l’un l’autre, Léon ressenti cette chaleur tout en lui, quel avait-été sa tête quand il l’avait vu ? Il aurait aimé le savoir. Nuls doutes qu’il était simplement heureux et apaisé. Emy ne desserrait pas son étreinte, voulant fusionner avec lui.
Les boucles noires de Léon, ses iris vertes et son visage qui exprime toutes les émotions, tout ce qu’il est était ce dont elle avait besoin.
— Tu m’as manqué, Léon.
Le concerné réalisa qu’il ne lui avait pas encore adressé un seul mot, n’avait pas encore regardé où il était et qui était là. Et le plus étrange pour lui était la démonstration claire de ce qu’elle ressent, elle ne refoulait pas ce qu’elle éprouvait en le voyant, soit elle avait tant accumulé qu’il lui était impossible de contenir soit elle allait vraiment mieux, mais il penchait pour la première option.
— Franchement Emy, tu crois que ça va que dans un sens ?
Ils restèrent encore silencieux, statique.
— Pourquoi t’es parti ?
Elle laissa sa tête au creux de l’épaule de Léon.
— Je ne sais si tu peux t’imaginer ce que ça fait de retrouver la personne à qui on tient le plus dans état critique, inanimée. Je devais te sauver et pour ça, je devais te laisser.
Emy allait répondre, mais Sandra la coupa aussitôt :
— Écoutez, on a contourné les règles pour vous deux et là, il est quasiment vingt-et-une heure donc il faut absolument restez un maximum discret. Un lit arrive pour vous, elle désigna Léon, vous dormirez ici et s’il vous plaît, reprenez votre conversation demain. Vous ferez ce que vous voulez mais tout ce que je vous demande c’est de dormir.
Plus qu’un ordre, c’était une supplication alors les deux compères enfin réunis préfèrent obéir par respect envers la femme.
Dès que le lit fut installé, ils éteignirent les lumières et dans le noir, la douce voix d’Emy s’éleva :
— Je suis sincèrement heureuse Léon.
Un sourire sur le visage du concerné et ils tombèrent dans le sommeil.
Au matin, Léon s’était installé en tailleur sur le lit d’Emy, attendant le petit-déjeuner de cette dernière – qu’ils devraient partager.
— J’ai appris quelque chose il n’y a pas longtemps, ou du moins je l’ai compris. annonça Léon en maintenant son regard sur elle.
Elle attendait la suite, ne préférant pas répondre.
— La première fois que tu as tenté de te suicider, c’était le dix février, la date de ton anniversaire, n’est-ce-pas ?
Étonnamment, Emy pouffa en laissant apparaître un sourire qu’on ne saurait définir.
— C’était un concours de circonstances plutôt merdiques que poétiques, mais oui, j’ai voulu passer sous un train le jour de mes dix-neuf ans, je pense que c’est aussi pour ça que j’ai jamais dis mon âge, j’admettais pas que j’étais en vie. Par contre, je te promets que c’était pas calculé ainsi, j’avais pas fait de croix rouge dans le calendrier, c’est juste qu’à l’instant T c’était trop.
Son visage était visiblement plus joyeux actuellement, une ombre du passé semblait s’être en allée pour ne laisser que la tendresse du futur, du moins à ce moment là.
— Et toi, quand as-tu eu vingt ans ?
— Franchement, je ne sais pas si je dois le dire.
— Tu l’as deviné pour moi, tu peux bien me dire la tienne quand même.
Un léger voile triste passa sur son visage.
— C’était le vingt novembre.
Il y eut un petit silence, Emy réfléchissait à la réticence de Léon à lui avouer puis elle eut l’illumination.
— C’est ce jour-là que tu m’as retrouvé, c’est bien ça ?
— Oui, j’ai fêté mes vingt ans en te retrouvant à moitié morte.
— Mortelle l’ambiance.
Un blanc s’installa, durant lequel ils se fixèrent, le visage neutre et puis, explosèrent d’un rire sonore les emmenant facilement jusqu’aux larmes. Ils s’arrêtèrent uniquement lorsque le plateau repas du matin fit son entrée la pièce, c’était Sandra qui était chargée de l’apporter. Elle s’adoucit en observant Emy et Léon qui se parlaient, parce que la jeune fille mangeait enfin des quantités satisfaisantes en arborant une aura qu’elle ne lui avait jamais vu aussi positive depuis qu’elle était arrivée. L’infirmière tripota des cachets dans sa poche, ceux qui étaient destinés à Emy, elle ne lui donnerait pas, elle ne souhaitait pas la voir rechuter à cause des petites pastilles. Elle s’en alla, laissant les deux amis se conter leur récit des deux derniers mois.
— J’ai aussi fait la connaissance d’un garçon, il s’appelle Raphaël.
— Tu l’as laissé entrer dans ton espace ? s’interrogea Léon.
— Dis plutôt qu’il s’y est incrusté sans me demander.
— J’ai hâte de le rencontrer cet énergumène.
Emy pouffa.
— Ce surnom le convient bien, mais… elle s’abstint.
— Tu es lancée, parle.
Il inclina la tête, laissant ses iris vertes appuyer ses propos.
— J’ai cru que tu serais un peu jaloux, marmonna-t-elle la tête baissée.
Cette remarque laissa Léon surpris.
— Et si je te dis que c’est la cas, qu’es-ce que ça change ? Tu as le droit de te faire des amis.
Amis.
— Et toi, tu es quoi ? Mon ami ?
Comment la conversation avait pu dérivé si rapidement, c’était trop soudain et trop tôt mais leurs cœurs semblaient résonner dans toute la pièce, prêt à bondir de leur poitrine pour foncer dans l’autre. Se fixant intensément, l’ardeur s’en dégageait et la pointe de désir s’y mêlait et au-delà de ça, l’absence de l’un à l’autre. Parce que onze mois passés ensemble crée forcément des choses, des sentiments, des papillons dans le ventre.
— Je… Franchement, je sais pas quel mot mettre dessus, il vira au rouge, mais je vais dire que je suis ton amoureux.
— Mon amoureux ? elle se rapprocha de lui, c’est mignon.
— Depuis quand tu joues à ce jeu de…
Emy l’avait coupé, en l’embrassant. Léon d’abord figé puis se détendit et ferma ses yeux. Le baiser d’Emy fut léger mais dès qu’il s’y abandonna, il se sentit avide de ses lèvres, de sa peau, d’elle tout entière. Il rapporta ses mains sur le visage de cette fille qui le faisait vibrer et il sentit qu’elle faisait de même, glissant ses doigts dans ses cheveux. À cette seconde même, il souhaitait la voir, quelle expression arborait-elle ?
Ils détachèrent leurs lèvres mais restèrent front contre front et il put détailler : elle était fière de son coup, certes tout aussi rouge que lui, mais elle avait gagné et son sourire moqueur appuyait le tout.
— Bien joué, Emy.
— Pas mal, mon amoureux.
— Tu t’es vengée ?
— Quand tu m’as embrassé quand je paniquais totalement ? Non, je ne me venge pas, je me languis de toi.
— Franchement Emy, depuis quand tu es aussi entreprenante et démonstrative ? Ça dénote totalement.
— Disons qu’on m’a demandé de me mettre au clair sur mes sentiments.
Ils s’éloignèrent. L’intensité de leur instinct restait marqué, un manque charnel mutuel.
— On va aller marcher, ça nous fera du bien de discuter plus sérieusement, proposa Emy.
— Je soutiens cette idée.
Léon espérait que cette sortie lui permette de faire disparaître ses joues rosies. Quant à Emy, elle se demandait si ça avait été une bonne idée de répondre à cette pulsion, parce que maintenant elle sentait en son corps de nouvelles choses, un nouveau sentiment en opposition à sa situation mental : elle désirait.
Côte à côte, les pré-adultes déambulaient depuis plusieurs minutes dans les allées du petit jardin adjacent, d’abord silencieusement puis Léon décida de clôturer les non-dits :
— Pour être transparent avec toi, tous nos moments ensemble m’ont permis d’en apprendre davantage sur moi-même, d’évoluer et de devenir quelqu’un de meilleur.
Mais j’ai aussi faillis à quelques reprises, j’ai presque voulu que tu continues d’aller mal pour avoir une raison de rester près de toi, j’ai toujours hésité à t’emmener à l’hôpital, je n’ai pas forcément agis en accord avec la situation mais je ne regrette rien.
— Tu sais, tout ce que tu ressentais, je ne l’ai jamais perçu. Quand tu m’as avoué que tu voulais que je reste dans le mal, j’ai été apaisée, tu me trouves idiote ? Mais pour moi ça voulait dire que tu souhaitais rester à mes côtés.
Et dans le fond, je pense que tu te cherchais, que tu voulais absolument faire les chose bien, pour ne pas avoir de regrets et pour ne pas rentrer chez toi.
Léon inclina la tête vers Emy.
— Dans le mille.
— Si tu veux savoir, j’ai vu ça comme une punition, d’être séparée de toi et que je devais absolument aller mieux pour te revoir mais c’était faux, tu attendais juste que je sois prête. Bien sûre je t’ai haï aussi. Tu es partie sans me voir vivante. Réellement.
Emy se stoppa, entraînant Léon dans la foulée, il la regarda mais elle avait baissé la tête et parlait distinctement :
—Tu me fais ressentir des choses Léon, je peux te détester, t’aimer, te haïr, me languir de toi et maintenant, te désirer mais Raphaël non, j’en ai rien à faire, les infirmières non plus et aussi douloureux que ce soit à dire, Athos non plus.
Elle releva son visage et appuya le regard du concerné.
— Je ne peux pas dire que je suis guérie, c’est pas le cas mais je sais avec certitude que ce que je ressens pour toi s’est développée en t’ayant à loin de moi et que je peux mettre un mot dessus sans peur.
Elle inspira et Léon coupa son souffle.
— Je t’aime.
Il se tenait encore à cinq pas d’elle et cette distance se combla rapidement, en à peine deux enjambées, emmené par son élan il attrapa Emy à la taille et la souleva sans difficulté puis passa une main juste sous ses fesses et ramena son visage contre le sien.
— Je t’aime, Emy.
— Je t’aime, Léon.
— Est-ce que je peux t’embrasser, là, maintenant, dans ce jardin ?
Elle colla ses mains contre le visage de celui qu’elle pouvait désormais appeler petit-ami.
— Oui, tu peux.
Ils furent coupés du monde durant ces quelques secondes d’un baiser significatif. Leurs mots furent remplacés par leur respiration haletante.
À suivre