Mon Azie chérie,
Il y a tellement de choses à faire ici. Je me suis acheté de nouvelles robes, elles sont de style oriental, c’est la grande mode ici. Elles ont des voiles magnifiques et le dos et les épaules sont dénudées. J’ai hâte de te les montrer !
Je t’embrasse,
Germaine
http://modesperdues.blogspot.fr/2013/03/femina-mars-1914-numero-special-mode.html
Encore une semaine avant le retour de Germaine, Paris la fascine et elle n’a pas tellement envie de rentrer à Rennes.
La mode ! C’est une découverte pour Azéline, elle n’a jamais vu autant de robes que dans l’armoire de Germaine. Elle se rappelle quand elle l’a vu ouvrir une de ses valises, il y avait des tenues pour toutes les occasions : le matin, l’après-midi, le soir, les promenades … A Lannargan, on a des vêtements pour l’été et des vêtements pour l’hiver. La tenue du Dimanche dure presque une vie. De toute façon les femmes sont la plupart du temps habillées en noir, le deuil dure deux ans, et il y a toujours un décès à respecter dans la famille. Elle ne se souvient pas avoir vu sa mère habillée en couleur, c’est peut-être pour ça qu’elle est toujours si triste.
Il est 8 h 30, Azéline descend faire quelques courses, les placards sont vides. Elle va vers le marché où les charrettes sont arrivées depuis longtemps. De petites femmes arrivent à tirer des voitures remplies de marchandises qui font dix fois leur poids. Les voitures sont alignées sur trois rangées. On trouve de tout, de la viande, des fruits et des légumes, du beurre, des œufs. Tous ces produits viennent des fermes environnantes. Les vendeurs utilisent des chevaux pour tirer leurs chariots. On leur a donné du foin et de l’eau, ils attendent patiemment la fin du marché pour reconduire leur maître à la campagne.
La jeune femme passe voir Georgette qui vend du poisson. Les maquereaux et les sardines sont disposés sur un lit de glace qui fond inexorablement. A 11 h elle sera transformée en eau et l’œil des poissons deviendra bien terne. La poissonnière a choisi un endroit ombragé sur le marché, le soleil est son ennemi.
« BonjouR ma belle, qu’est-ce que tu veux aujourd’hui ? Tu es seule, ton amie t’a laissée tomber ?
Elle roule les « r » comme une Espagnole.
-Bonjour Georgette ! Non elle est encore en vacances, elle revient bientôt.
- Qu’est-ce que je te seRs mes saRdines sont magnifiques, elles viennent de Saint Malo.
- Très bien, mettez-moi deux sardines et une poignée de crevettes grises, s’il vous plaît.
- Les cRevettes sont toutes fRaîches, on pouRRait presque les manger cRues. »
Georgette a l’accent rocailleux d’Ile et Vilaine comme beaucoup de gens ici. Peu de personnes parlent avec l’accent parisien même dans une grande ville comme Rennes. Les particularités régionales sont encore vivaces et même les politiciens gardent leur accent. La radio et la télévision n’ont pas encore eu leur effet dévastateur sur la prononciation standard de la langue française.
La poissonnière met les sardines dans un des plateaux de sa balance, sur l’autre elle dispose des masses de différentes tailles. Quand l’aiguille entre les deux plateaux est au milieu elle annonce :
« 200 gRammes, tu vas mouRir de faim, tu n’en veux pas deux de plus ?
-Non merci, Georgette, ça suffira.
- Comme tu veux , et 100 gRammes de cRevettes. Je t’enveloppe tout ça dans un jouRnal.
Azéline paye et achète du beurre sur l’étal à côté. Une dame est installée sur un petit tabouret, la motte de beurre, la crème, le lait et la crème sont dans des paniers à même le sol. Dans une cage derrière elle, deux poulets attendent que vienne leur dernière heure. La jeune fille achète 200g de beurre demi-sel. La crémière est venue en vélo avec une petite remorque. Combien de kilomètres a-t-elle faits avec son chargement ? Probablement une dizaine, et dans cette région où les côtes sont partout, Azéline se doute qu’elle a devant elle une sportive qui s’ignore. La femme coupe la grosse motte jaune et luisante de sel avec une grande spatule en bois.
« 100 g de cœur de lait, s’il vous plaît ».
La jeune fille tend un pot de verre que la dame remplit de lait caillé bien blanc.
« Merci, au revoir. »
Son repas sera complété d’une pomme qu’elle trouve sur une charrette voisine. Les prix augmentent de jour en jour, on se demande jusqu’où ça va aller. Tous ces bruits de guerre inquiètent les gens.
« Bonjour Azéline, ça me fait plaisir de te voir ! »
Jules se tient devant la jeune fille. Il arbore un large sourire sous sa moustache rousse.
« Jules, je ne m’attendais pas à te voir maintenant, tu es déjà rentré ?
- Oui, il y a trop de monde à la maison, je ne pouvais pas travailler. Deux de mes quatre frères sont dans les champs dans la journée, mais mes sœurs et les deux autres sont encore jeunes, ils passent leur temps dans mes jambes. Je les adore mais j’ai parfois besoin de respirer.
- Je te comprends, je suis rentrée pour travailler aussi, Germaine n’est pas encore revenue de vacances, j’en profite un peu.
- Je te raccompagne, donne-moi tes paquets, je vais t’aider.
Jules est un garçon prévenant et gentil, Azéline est contente de l’avoir rencontré.
- Que fais-tu demain ? On pourrait aller se promener dans les jardins du Thabor ?
- Très bonne idée ! Je travaillerai le matin.
- Je t’attendrai en bas de chez toi à 2h.
Les deux jeunes gens se quittent à la porte de l’immeuble d’Azéline, il n’est pas convenable qu’une jeune fille reçoive un jeune homme, surtout si elle est seule. Ce genre de détail ne gênerait certainement pas Germaine, mais pour Azéline et Jules les convenances sont importantes. Un jour la jeune femme aura à souffrir de tous ces préjugés qui encombrent les consciences, pour l’instant, elle trouve très poli de la part de son ami, de la saluer et de rentrer déjeuner chez lui.
Béryl a l’impression de se réveiller quand elle arrive à s’extraire de l’histoire d’Azéline. Elle est tellement concentrée que le monde pourrait s’écrouler, elle ne l’entendrait même pas.
Elle referme l’album, et descend dans la cuisine. Sur la table, le beurrier trône. Le beurre demi-sel jaune paille luit.
« Ce midi, on mange du poisson », déclare Marie-Madeleine de son ton de matrone autoritaire.
- Des sardines ou des maquereaux je suppose ?
- Oui pourquoi tu n’aimes pas ?
- Si si au contraire ! C’est très bien. »
Béryl repense à ce que lui a dit son amie du passé :
« Quelquefois ce sont les revenants qui suggèrent aux vivants d’écouter une musique ou de manger un plat. »
Azéline a peut-être suggéré à Tantine de faire du poisson. Elles se mettent à table.