Plus tard, Imes ne garderait que peu de souvenirs de ces heures interminables. Ils allaient à contresens de l’hôte, ce qui aurait dû raccourcir le trajet de retour, mais il ne vit pas la différence. Chaque seconde s’attarda comme une éternité. Le silence et la mort leur collaient aux talons.
Sans Tau, il était impossible de communiquer avec Jebellan. Son visage livide n’était plus caché par une queue sombre, mais Imes n’avait jamais autant échoué à lire ses traits. Jebellan portait un masque de marbre. Ses yeux étaient tournés vers l’intérieur. Il n’avait même pas changé les bombonnes de ses propulseurs, lui qui se serait fait une joie de sermonner Imes s’il avait commis la même erreur.
Imes ne tenta pas de l’y pousser. C’est le cœur battant dans sa gorge qu’il surveilla le grand vide, conscient que si un charognard approchait, ils n’en réchapperaient pas. Pan était leur planche de salut, la seule chose qui les maintenait en vie. Si Imes et Jebellan devaient s’éloigner l’un de l’autre pour se battre, l’un d’entre eux suffoquerait et en mourrait.
Jebellan commença à s’effondrer d’épuisement. Ses paupières se fermaient de longues secondes. Son menton plongeait vers sa poitrine, puis il se redressait avec un effort visible. Imes ne valait guère mieux. Ni l’un ni l’autre n’avait mangé ni dormi depuis trop longtemps, et il pressentait la mort dans l’âme que l’apport d’oxygène de Pan diminuait au fur et à mesure que le brave chucret atteignait ses limites.
Lorsqu’ils atteignirent enfin le sas, Imes se rendit compte qu’il n’avait pas contacté le hangar de Port Chasse pour les prévenir de leur arrivée. Heureusement, ils étaient attendus : la première membrane était grande ouverte.
Elle se fut à peine refermée derrière eux que des éclats de voix et de bruits de course résonnèrent dans le sas. Les armuriers furent soudain là, soutenant leurs jambes incapables de résister à la gravité.
Une partie d’Imes voulut s’en offusquer. Il lui sembla qu’il y avait quelque chose de blasphématoire, ou quelque chose d’injuste, à la présence de ces corps étrangers dans le sas de l’hôte. Mais il perdit connaissance trop vite pour que cela eût une importance.
Tout Port Chasse avait assisté à la catastrophe à travers les chucrets. Les prêtres et les armuriers avaient attendu des heures durant, pétrifiés dans le hangar, que leurs braves leur reviennent.
Imes et Jebellan avaient été l’avant-garde, et lorsqu’on avait perdu la connexion avec Pan, trop épuisé pour maintenir même un lien télépathique passif, on avait craint le pire. Il avait fallu qu’un armurier terrifié par la proximité du grand vide fasse le guet dans le sas ouvert, à l’affût de leur approche.
Après eux, les autres étaient arrivés en un groupe claudiquant, se soutenant mutuellement dans leur traversée. Ils étaient sept.
Neuf chasseurs, en tout, étaient revenus d’une expédition qui en comptait quinze.
Tout cela, Imes l’apprit plus tard. Il l’entendit de la bouche de Pirine, l’armurière qu’il avait défendue contre Meten une éternité plus tôt, alors qu’elle posait quelques plats sur la table du dortoir des chasseurs.
Il trouva la force d’ouvrir la bouche.
— L’armurier du sas ?
— C’était moi, confirma-t-elle avec un sourire tremblant.
L’aventure ne semblait pas l’avoir laissée indemne. Imes parvint presque à comprendre sa peur. Il hocha la tête avec autant de reconnaissance qu’il pouvait en démontrer en cet instant.
— Mangez, dit Pirine en désignant la nourriture. Je me doute que c’est difficile, mais essayez de vous forcer.
Elle ne s’attarda pas, mais Imes ne lui reprocha pas de vouloir chercher une compagnie plus gaie. C’était déjà un traitement de faveur qu’elle leur avait témoigné. Les chasseurs de passage étaient censés prendre leurs repas au bar, même Imes l’avait compris. Il s’obligea à mâcher. Assise en face de lui, Zeli mangea du bout des lèvres. Elle avait le teint froissé. Sa main retournait sans cesse à sa chucrette posée sur la table, comme pour s’assurer de sa présence.
Ni Jebellan, ni la seule chasseuse survivante de Port Second n’avait encore émergé de leurs chambres. Imes avait dormi une journée et une nuit entières. Lorsqu’il s’était éveillé, Jebellan était tourné vers le mur. Il n’avait pas bougé lorsqu’Imes s’était levé et habillé. Imes n’avait pas cherché à savoir s’il était assoupi.
Zeli abandonna bientôt son assiette à moitié pleine. Sans un mot, elle retourna s’enfermer dans sa chambre ; la chambre qu’elle avait partagée avec Abidelle l’espace d’une nuit, et qui ne contenait à présent plus qu’elle.
Il régnait un silence de tombe dans la maison. N’y tenant plus, Imes sortit. Il s’assit contre le mur et contempla la lumière matinale qui se déversait sur la rue principale de Port Chasse.
C’est à ce poste que Meten le trouva plusieurs heures plus tard. Le grand chasseur s’approcha et s’adossa près de lui. Ils scrutèrent la vue devant eux. Il y avait autant de monde que d’habitude entre les échoppes, mais la rumeur de dizaines de voix était comme assourdie, solennelle.
— Sacré gaillard, finit par dire Meten.
Imes leva les yeux vers lui sans comprendre. Meten gesticula vers Pan. Imes avait déposé le chucret dans le creux de son corps formé par ses jambes relevées, comme si cela pouvait mieux le protéger. Son petit compagnon dormait à poings fermés. Il n’avait ouvert les yeux que le temps de laper un peu d’eau et quelques morceaux de viande qu’Imes avait découpés pour lui. Une bouffée de fierté et d’amour envahit Imes.
— Oui, dit-il. Pan est solide.
Meten grogna un assentiment.
— Toi aussi, dit-il avec une réticence évidente. J’ai jeté un œil aux bombonnes de ton chariot. Elles ne sont même pas vides. T’as la tête sur les épaules.
Dans l’urgence de leur situation, il aurait été tentant de garder les propulseurs ouverts à fond pour hâter le voyage de retour. Mais Imes savait qu’il ne servait plus à rien d’essayer d’accélérer une fois la vitesse terminale d’un chariot atteinte.
Ces compliments le mirent mal à l’aise, mais il n’en laissa rien paraître. Si Meten voulait prétendre que leurs disputes n’avaient pas eu lieu, Imes ne serait pas celui qui alimenterait les braises. Pas aujourd’hui.
— Tu voulais quelque chose ? dit-il poliment, acceptant la trêve pour ce qu’elle était.
Meten désigna la porte d’un coup de menton.
— Comment ça va, là-dedans ?
L’un portait le deuil de son chucret, l’autre de sa collègue et professeure. La troisième pleurait deux compagnons.
— Pas fort, avoua Imes.
Meten hocha la tête.
— Ça se comprend. Quand je pense que l’hôte nous a…
Il s’interrompit soudain, comme si on lui avait volé ses mots. Sa mâchoire se referma avec un claquement sec. Un frisson glacé dégringola le long de l’échine d’Imes.
« Nous a attaqués », « nous a oubliés »… Il n’y avait aucun moyen de finir cette phrase qui ne soit pas terrifiant. Jamais une chose pareille ne s’était produite de mémoire de chasseurs.
Pan s’agita dans son sommeil, l’arrachant à son épouvante muette. Le chucret grommela, dérangé par quelque chose, et plongea la tête sous sa queue. Il vint à l’esprit d’Imes que les gens qu’il avait laissés à Port Ouest n’avaient plus de nouvelles de lui depuis que la connexion passive de Pan s’était rompue. Si quelqu’un avait tenté de joindre Imes depuis, Pan n’était pas en état de relayer l’appel.
— Port Ouest et Port Second ont été prévenus ? s’enquit-il.
Meten parut soulagé de changer de sujet.
— J’ai appelé Uvara moi-même. Ils savent. Ils attendront votre retour pour organiser les funérailles d’Abidelle.
— Notre retour… répéta Imes.
Voilà bien une chose à laquelle il n’avait pas encore pensé. Pour la première fois de sa vie, l’appel du grand vide ne résonnait pas en lui. Cela n’avait rien de rationnel, mais la perspective d’y retourner l’effrayait. Si c’était son ressenti à lui, qui s’était langui du grand vide si longtemps et n’y avait perdu personne hier, ses trois compagnons auraient sans doute une réaction plus viscérale encore.
Quant à Jebellan, il ne pouvait tout simplement pas sortir sans Tau.
— On a une colonie de chucrets par loin, dit Meten. Si Jebellan veut s’en trouver un nouveau…
Il semblait peu convaincu, et Imes répondit d’un « hum » dubitatif.
Il était bien trop tôt pour que Jebellan se lie à un nouveau chucret. Peut-être irait-il si on lui en offrait la possibilité. Imes ne le connaissait pas encore assez bien pour savoir qui de son chagrin ou de sa rage perpétuelle emporterait ce combat-là. Mais Imes désapprouvait.
Il prit la décision de ne même pas lui en parler. Il serait irresponsable de faire un trajet aussi long avec un chucret non entraîné, de toute façon.
Jebellan voudrait-il seulement rentrer à Port Ouest ? Seule Viviabel l’y avait retenu. Peut-être préfèrerait-il faire son deuil ici.
La gorge d’Imes se serra. Il respecterait sa décision si c’était le cas, mais ce serait la mort dans l’âme. Lui devait rentrer à Port Ouest. Même s’il finissait ensuite par quitter le village, il ne pouvait pas abandonner sa famille et Kriis sans leur prouver qu’il allait bien. Ce n’était pas ainsi qu’il avait envisagé de voir sa route et celle de Jebellan se séparer.
— Ouais, reprit Meten. Ça m’étonnerait aussi. Écoute, je vais demander en ville. Il doit bien y avoir un marchand ou un wagon-courrier qui pense descendre le flanc bientôt et qui pourrait vous déposer.
— Ce serait parfait, dit Imes, soulagé. Merci.
Meten balaya ses remerciements et prit congé. Imes le regarda s’éloigner. Ils ne seraient sans doute jamais amis, mais il pouvait au moins comprendre pourquoi ses collègues lui témoignaient autant de respect.
Le dîner fut marginalement moins pesant que le déjeuner. La chasseuse de Port Second y fit une apparition. Elle avait les traits creusés, mais elle mangea. Imes apprit grâce aux bribes de conversation qu’elle entretint avec Zeli qu’elle se nommait Linelle.
Zeli et elle parlèrent d’Abidelle et des deux autres chasseurs perdus. Échanger leurs peines sembla leur faire du bien. Lorsque les larmes commencèrent à poindre à leurs yeux rougis, Imes s’éclipsa discrètement. Il avait assisté à de nombreuses sorties d’Abidelle en tant qu’armurier, mais sa familiarité avec elle n’était rien comparée à celle de ses collègues. Son cœur à lui saignait plutôt pour son mari, un homme doux et souriant qui avait appris à Imes comment coudre le cuir des armures. Il devrait désormais élever seul leur fille.
Imes regagna sa chambre. Jebellan était toujours dans la même position que le matin. Seuls les draps emmêlés autour de ses jambes et sa respiration régulière affirmaient qu’il n’avait pas expiré dans son sommeil.
Imes n’aima pas cette pensée. En fait, il n’aimait rien de cette situation. Lorsque la mort frappait, chacun réagissait de manière différente, il en était conscient. Mais ce dos que Jebellan tournait résolument vers le monde, ce silence et cette immobilité ne lui ressemblaient pas.
— Tu devrais manger quelque chose, dit Imes sans baisser la voix.
Jebellan ne dormait pas, il en était sûr.
Il ne répondit pas non plus.
Imes fronça les sourcils. Il retint un soupir et gagna son lit.
Il aurait pu prendre l’une des chambres libres. Il y en avait certainement assez, à présent. Mais ce pragmatisme était un peu trop cynique, même pour lui, et il préférait tenir Jebellan à l’œil.
Pan sauta à terre avant qu’il ne puisse le poser sur les draps. Bien qu’encore épuisé, le chucret s’était éveillé pour le repas. Il vacilla à l’atterrissage. Imes émit un son inquiet, mais ne tenta pas de le récupérer. Pan dodelina vers le lit de Jebellan. Il se dressa sur ses pattes arrière et parut mesurer la distance qui le séparait du matelas. Imes le saisit et l’y déposa avant qu’il ne songe à déployer ses ailes. Satisfait, Pan escalada le dos de Jebellan et voulut se glisser devant lui.
Jebellan bougea enfin. Sans méchanceté, mais fermement, il repoussa la petite créature. Pan émit un sifflement contrarié et insista.
Cette fois, Jebellan le laissa faire. Pan se roula en boule contre sa poitrine et se rendormit.
Imes expira. Il n’avait pas réalisé qu’il retenait sa respiration. Un peu rassuré, il se déshabilla et se glissa sous ses draps.
Le lendemain, lorsqu’Imes émergea du sommeil, Jebellan avait basculé sur le dos. Il contemplait le plafond. Ses yeux n’étaient pas rouges, mais cernés. L’angle de sa mâchoire était dur. Il ne réagit pas lorsqu’Imes lui annonça le petit-déjeuner.
Imes sentit la frustration commencer à grignoter ses chevilles. Mais Pan surgit en attendant sa voix. Le chucret accourut, affamé à présent qu’il avait dormi tout son soûl. Imes rongea son frein et s’en alla nourrir son petit compagnon.
Il dut aller au bar, cette fois. Le traitement de faveur était terminé. Quelques chasseurs de Port Chasse déjeunaient déjà. L’atmosphère était pesante.
Imes s’échappa dès qu’il le put. La porte claqua avec force lorsqu’il pénétra dans la chambre, arrachant enfin Jebellan à sa transe. Imes jeta un paquet enveloppé d’une serviette sur son ventre.
— Mange, commanda-t-il.
Jebellan le scruta avec méfiance. L’impatience d’Imes devait être palpable, car il s’assit lentement. Les draps glissèrent jusqu’à sa taille, dévoilant son torse nu. La vue aurait troublé Imes un autre jour, mais pas celui-ci. Il attendit en vain un éclat de colère, une moquerie, un rictus à l’idée qu’Imes s’imagine pouvoir lui donner des ordres. Jebellan se contenta d’ouvrir la serviette. Il se mit méthodiquement à mâcher.
Imes fixa un coin du plafond pour se contenir.
Il ne comprenait pas ce qui se passait dans la tête de Jebellan. L’émotion dans ses yeux était trop dure pour du chagrin, trop sombre pour de la rage. Il agissait comme si plus rien n’avait d’importance.
Eh bien, si c’était le cas, il ne s’offenserait pas qu’Imes prenne des décisions à sa place.
— Debout. Meten nous a trouvé un transport, on part dans une heure.
Il ressortit sans attendre de réponse, ignorant le regard lourd que Jebellan fit peser sur sa nuque.
Pas question que Jebellan reste seul à se morfondre à Port Chasse. Puisqu’Imes ne pouvait pas l’aider, il le ramènerait au moins à Viviabel. S’il y avait quelqu’un qui comprendrait cette apathie, ce serait elle. En désespoir de cause, même Laomeht pourrait tenter sa chance. Malgré leur conflit, jamais il ne refuserait d’aider un ami.
Les chasseurs de Port Chasse se réunirent pour assister à leur départ. Zeli et Linelle échangèrent de longues embrassades avec eux. Jebellan se replia sur l’un des chariots qui avaient accepté de les accueillir et observa la scène de loin, laissant à Imes le soin de remercier les caravaniers pour leur aide et de parler aux armuriers qui avaient également fait le déplacement.
Leurs armures à tous les quatre avaient été nettoyées et soigneusement préparées pour le transport. En fin de compte, Imes n’avait pas eu l’occasion de lier connaissance avec les résidents du hangar, mais cela ne les empêcha pas de le traiter comme l’un des leurs.
— Prends soin de toi, lui dit Ureht en lui serrant la main avec poigne.
Imes acquiesça sans conviction. Il était loin d’être la personne la plus à plaindre, ici.
Il eut un coup d’œil pour l’attroupement de chasseurs endeuillés. Il hésita à ouvrir la bouche, craignant qu’on s’offense de ce qu’il avait à dire. Mais il n’avait rien à perdre. Il ne reverrait pas ces gens de sitôt, s’il les revoyait un jour.
— Prenez soin d’eux.
Les armuriers échangèrent des regards. Quelques sourires fleurirent sur les visages. Pirine eut un rire fataliste.
On le comprenait à demi-mot ; c’était aux armuriers de soutenir les chasseurs, quand bien même ceux-ci n’en avaient pas conscience. Le fossé existant entre eux ne se comblerait pas en un jour, mais Imes espéra que cette tragédie saurait les rapprocher.
Au moins eut-il la satisfaction de voir les deux groupes se mêler sans distinction lorsqu’ils s’écartèrent pour laisser les chariots s’ébranler. Assise à l’arrière d’un véhicule, Zeli répondit aux gestes d’adieu, les yeux humides.
— Ho, Imes !
À cet appel, Imes se retourna. Meten levait une main solennelle vers lui. Il répondit à son salut avec autant de gravité.
La caravane s’engagea dans un virage. Port Chasse disparut. Imes remonta le chariot, enjambant les marchandises et les pieds de Jebellan, puis enfourcha le banc du conducteur pour proposer son aide.
Ils avaient une quinzaine de jours de voyage devant eux. Imes refusait de les passer dans l’oisiveté. Or, s’il était bien incapable de monter un camp le soir venu, les marchands se montrèrent agréablement surpris de sa longue expérience avec les lorons. Dès lors, il nourrit les bêtes et veilla à leur bonne santé. Il apprit aussi à dresser une tente et participa à la préparation des repas.
Linelle ne tarda pas à suivre son exemple. Se rendre utile parut l’aider à reprendre pied. Bientôt, une ombre de sourire revint illuminer son visage lorsque les conversations autour du feu de camp se faisaient animées.
En leur présence, les marchands prenaient soin de ne pas parler de ce qui s’était passé. Parfois, Imes surprenait un entretien à voix basse. Il savait alors qu’ils discutaient de l’accident.
« L’accident de chasse ». C’était ainsi qu’on avait commencé à désigner la catastrophe. Comme si quelqu’un s’était simplement approché trop près du banc de plancton et avait été blessé.
Imes n’aurait pas su quel autre nom lui donner. Les mots échouaient à décrire ce qui était arrivé ce jour-là. Quelque chose s’était achevé, il en était sûr, mais il ignorait quoi et comment le décrire. Peut-être était-ce seulement en lui. Peut-être avait-il juste perdu une forme de naïveté, de foi.
Occasionnellement, il songeait à interrompre les marchands, à leur demander si on connaissait le bilan chez les chasseurs du flanc est. Mais il n’était pas sûr de vouloir savoir.
Les premiers jours, Pan reçut de nombreux appels. D’abord Kriis, qui sauta de joie d’enfin pouvoir le contacter. Puis Cléodine et plusieurs de ses anciens collègues du hangar. À tous, il leur assura qu’il allait bien et qu’il serait bientôt de retour. Il n’essaya pas d’évoquer la tragédie et on ne le lui demanda pas. Il y avait des choses dont on ne pouvait parler que face à face, si on était seulement capable d’en parler.
À son frère seul, il tint un discours différent.
— Il ne parle pas ? répéta Laomeht, troublé.
— Il n’a pas ouvert la bouche depuis l’accident.
Imes coula un regard à Jebellan, assis entre deux sacs de céréales dans le chariot qu’Imes conduisait. Il fixait le paysage, les bras croisés. Il mangeait, à présent. Il s’allongeait pour dormir après le dîner, se levait et rangeait sa couche le matin sans se faire prier. Si on lui donnait une tâche, il l’accomplissait. Mais tout était mécanique chez lui, sans vie.
— Ça ne lui ressemble pas, dit Laomeht. Je pensais qu’il en serait réduit à cracher du feu et à maudire l’hôte tout entier.
— Moi aussi.
Il y eut un silence contemplatif.
— Je peux essayer de lui parler, proposa Laomeht. Il est tellement en colère contre moi, ça va forcément l’agacer que je fourre mon nez dans ses affaires !
Il semblait fier de cette déduction, mais Imes dut le ramener sur terre.
— Lui parler comment ? Il n’a plus de chucret.
— Ah… Ben oui, de fait.
Pan ne pouvait pas juste relayer la communication à Jebellan au lieu d’Imes. Il était lié à Imes.
Ils convinrent à contrecœur qu’on ne pouvait pas faire grand-chose avant leur arrivée à Port Ouest. Laomeht tenta de convaincre Imes de parler à Jebellan, mais il n’insista pas beaucoup. Il était tête en l’air, mais pas au point d’oublier que son frère n’était pas un grand bavard. Kriis disait d’Imes qu’il savait écouter comme personne et que son soutien silencieux était toujours d’un grand réconfort, mais lorsque la personne en face ne souhaitait pas s’exprimer, il était bien incapable de lui tirer les vers du nez.
Tout juste pouvait-il rappeler sa présence par ses actes. Lorsque l’ennui rattrapait Pan et rappelait à la petite créature la perte de Tau, son compagnon de jeu favori, Imes prit l’habitude d’abandonner les rênes et de rejoindre Jebellan. Il y avait peu de place à l’arrière du chariot, mais il se dégagea un espace étroit près de lui. Pressé contre Jebellan de l’épaule jusqu’à la cuisse, il laissait le chucret et le chasseur s’adonner à leur deuil commun.
Si Jebellan se raidit la première fois, il cessa bientôt de réagir à sa proximité. Imes ignorait si c’était bon ou mauvais signe. Aussi, lorsque Jebellan leva enfin une main pour presser une paume réconfortante dans la fourrure de Pan, Imes dut-il détourner les yeux pour cacher son soulagement.
Ils atteignirent Port Second au bout de six jours. Linelle y était attendue. Une fois les premières larmes épanchées, ses collègues accueillirent Zeli, Imes et Jebellan avec bienveillance. Ils furent invités à la cérémonie d’adieu de leurs deux compagnons perdus.
Jebellan déclina d’un signe de tête. Par politesse, Imes se trouva forcé d’accepter à sa place. La caravane ne repartirait pas avant que les marchands aient terminé leurs affaires, et il ne voulait pas créer un froid entre les chasseurs de Port Ouest et leurs voisins. Il passa une inconfortable veillée autour du bûcher funéraire vide, écoutant les histoires qu’on échangeait sur deux hommes dont il ne connaissait rien.
Il fut soulagé lorsqu’ils furent prêts à reprendre la route. Linelle et Zeli s’entretinrent longuement près des chariots. Elles avaient semblé trouver un certain réconfort l’une dans l’autre ces derniers jours. Imes se promit de garder aussi un œil sur Zeli jusqu’à leur arrivée.
Peut-être Linelle remarqua-t-elle l’attention qu’il leur portait. Lorsqu’elle se sépara de Zeli, c’est vers lui qu’elle se dirigea.
— Écoute, Imes…
Elle s’interrompit, hésitante. Il pencha la tête, l’invitant muettement à poursuivre.
— Je voulais juste te dire… merci.
— Merci ? cilla-t-il. Pourquoi ?
Ils avaient à peine échangé quelques mots depuis leur première rencontre.
— Tu as été un roc ces derniers jours. Je ne veux pas que tu t’imagines que ça n’a pas été remarqué et… et apprécié. Ça n’aurait pas dû être à toi d’organiser notre retour ou de parler en notre nom aux marchands. Jebellan ou moi aurions dû nous secouer.
Elle jeta un regard étréci à Jebellan. Assis à l’arrière d’un chariot, une jambe pendant dans le vide, il les écoutait sans manifester l’intention d’intervenir. Imes se souvint que Linelle avait été ouvertement sceptique lorsqu’elle avait rencontré Jebellan pour la première fois. La célébrité de Jebellan lui donnait paradoxalement mauvaise réputation parmi ses collègues.
— Oui, c’est à toi que je parle, lui lança-t-elle.
— Arrête, la coupa aussitôt Imes.
Elle se tut, surprise.
— J’apprécie le sentiment. Mais si je pensais qu’il était approprié de vous bousculer, je l’aurais fait moi-même.
Une rougeur monta aux joues de Linelle.
— Oh… oui. D’accord.
Elle se reprit et un faible sourire éclaira son visage.
— Si tu cherches jamais un nouveau port d’attache, pense à nous, veux-tu ? On a… de la place.
Elle prit congé sur ces mots. Imes se demanda s’il imagina l’œil mécontent que Jebellan darda sur elle tandis qu’elle s’éloignait. Il ne tarda pas à se détourner, de toute façon, et Imes grimpa sur le siège du conducteur.
Leur voyage reprit, morne et répétitif. Il n’y avait pas grand-chose à faire tandis que les kilomètres défilaient sous les roues, et Imes, habitué à plus d’activité, ressassait beaucoup trop à son goût. Il aurait préféré oublier ce à quoi ressemblait la bouche de l’hôte grande ouverte, mais sa vision le poursuivait chaque nuit.
La pluie surgit le deuxième jour.
Les averses étaient rares aussi près des falaises extérieures. Les nuages progressaient toujours vers l’est, vers le centre de la voûte dorsale de l’hôte. Sur le flanc, l’eau descendait principalement par ruissellement le long de la falaise. C’était ce qui permettait aux hangars des ports de disposer de cascades.
Les caravaniers, bien sûr, ne se laissèrent pas surprendre. On fit circuler des capes. Imes s’enveloppa dans l’une et se voûta sur les rênes. Au-dessus de la route, les feuilles des arbres ployaient sous le poids des gouttes et déversaient leurs cargaisons limpides sur le dos mouvant des lorons. Il faisait sombre, et il sembla à Imes que les nuages du ciel se massaient dans sa tête.
Pour parachever sa morosité, Sidon appela. Imes aurait presque pu apprécier la distraction, mais c’était la troisième fois que son père le contactait depuis qu’ils avaient quitté Port Chasse. Il l’avait depuis longtemps rassuré sur sa santé, et leur date d’arrivée ne se rapprocherait pas sous prétexte que Sidon se languissait de revoir son fils en un seul morceau.
Imes s’efforçait de rester patient, mais il ne pouvait pas se départir de l’impression que Sidon s’imaginait, lui, faire preuve de patience. Comme s’il attendait quelque chose d’Imes.
Et pourquoi pas ? murmura une petite voix traîtresse. Imes n’était-il pas terrifié à l’idée de retourner dans le grand vide ? Pourquoi n’abandonnerait-il pas son armure et ne retournerait-il pas à la ferme ?
Cette pensée le paralysa. Il se sentit se pétrifier autour des rênes, la peau aussi froide que l’eau qui glissait sur ses mains.
Il ne pensait pas avoir réagi de manière visible, mais soudain Jebellan fut là, accoudé au dossier du banc. Imes sursauta. Jebellan était si immobile toute la journée qu’il avait presque oublié sa présence derrière lui. Il s’était enfin départi de son impassibilité, et c’était pour fusiller Imes du regard.
Mais peut-être n’était-ce pas contre lui qu’il était en colère, car ses yeux glissèrent vers Pan sans changer d’expression. Le chucret, tapi entre les genoux et la cape d’Imes, le dévisagea en retour.
— C’est ton père ?
La voix de Jebellan était rauque, ajoutant à la brusquerie de sa question. Imes se trouva incapable de répondre. À l’arrière de ses pensées, Sidon s’inquiéta de son silence.
— Imes ? répéta-t-il. Imes ?
Jebellan se pencha sur Pan.
— Coupe ça.
À la stupéfaction d’Imes, Pan obéit. La transmission avec Sidon prit fin sans prévenir.
— Hé ! s’écria Imes.
Pan cligna des yeux innocents à son intention, comme s’il ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à suivre les ordres de quelqu’un d’autre que son propriétaire. Jamais encore il n’avait écouté une autre personne qu’Imes, même pas Kriis. Mais Kriis ne se serait jamais permise de donner des ordres à un autre chucret que Vic.
Jebellan lui adressa un rictus goguenard. Histoire de retourner le couteau dans la plaie, il tendit une main à Pan, qui se dégagea aussitôt des vêtements d’Imes et remonta la manche qu’on lui offrait. Jebellan se rencogna au sec dans le chariot, le chucret dans ses bras.
Imes fixa le paysage gris devant lui sans le voir. Pour la première fois, il lui vint à l’esprit qu’il avait peut-être tort de laisser ces deux-là passer autant de temps ensemble. Mais il était difficile de se concentrer sur cette idée quand il aurait donné beaucoup pour être à la place de Pan.
J'ai vu une petite incohérence au début : "Il s’assit contre le mur et contempla la lumière matinale qui se déversait sur la rue principale de Port Second." Ce n'est pas Port Second mais Port Chasse, non ?
Ce chapitre n'était pas simple, mais j'ai beaucoup aimé écrire Imes et Jebellan sous ce jour nouveau.
Un très bon chapitre encore une fois, que je reviens commenter bien après l'avoir lu car je n'avais pas eu le temps de le faire.
À ce stade, le lecteur partage la sidération et l'effroi des personnages, et tu en joues vraiment bien. Le mutisme de Jebellan donne l'occasion à Imès de prendre une autre dimension, c'est chouette de le voir évoluer et prendre les choses en main. On devine que cet "accident de chasse" était le grand tournant de ton livre, et qu'à partir de maintenant le scénario va s'emballer.
En tout cas, j'accroche toujours autant à l'histoire et j'appréhende sérieusement le moment fatidique du chapitre 29, quand il n'y aura plus de suite à dévorer.
Merci d'être repassé commenter sur de précédents chapitres, en tout cas, ça fait plaisir de se connecter à sa boîte mail pour découvrir 6 nouveaux messages !
Pan, c'est comme un panneau lumineux qui révèle tes pensées secrètes à la seule personne qui ne devrait pas le savoir trop tôt, non ?
Cette partie redonne un peu de légèreté, ça fait du bien.
(mon coeur saigne encore T.T)
<3
Et oui, Pan n'est pas la créature la plus subtile du monde, lol.
Alors j’ai choisit cet endroit pour commenter vu que c’est là que se passe le gros tournant de l’histoire.
J’ai vraiment bien accroché sur ce passage, c’était vraiment chouette. Pour moi la stupéfaction de ces gens qui ont tellement confiance dans leur hôte marche vraiment bien et c’est hyper tragique cette espèce de « trahison ». Et pui j’étais tellement triste pour Tau :’(. Mon coeur saigne pour lui et Jebellan. Et pour ce dernier son mutisme m’a vraiment brisé le coeur.
Par contre, le concernant, je trouve que tu devrais mettre plus d’indices sur le fait que quelque chose l’angoisse. tu pourrais le développer sur toute la période où il entraine Imes.
Là dans ce passage, je pensais qu’il était uniquement triste à cause de Tau, alors qu’en fait, il est aussi plombé par le fait que « Ok, ça commence, la dégradation de l’hôte commence à se voir et ce n’est plus juste une chose lointaine ».
Je trouve aussi que toute la première partie manque d’un autre moment d’action fort. Il y a pleins de petits obstacles, mais finalement… à partir du moment où Jebellan prend Imes sous son aile, les choses roulent plutôt bien.
Par exemple, les discussions avec son père et son frère tournent un peu en rond. Ca pourrait être intéressant que son père quémande moins mais se mette à perdre du poids par exemple (ce truc tellement culpabilisant) et que pour Imes ce soit très dur de dépasser ça et de recadrer les choses.Voilà, je critique toujours parce que c’est ma ,nature profonde, mais je répète que j’ai vraiment adoré cette histoire.
Moult Love et RDV pour la suite….
Quant à Jebellan, je ne suis pas sûre de vouloir ajouter des indices. J'aime bien le fait que la révélation soit une grosse surprise, qu'on ne la voit pas trop venir. (à part pour les gens qui se spoilent en lisant les commentaires, donc ne lisez pas les commentaires, les gens 👁)