Dayoung rabaisse le siège du milieu avant de s'installer dans ma voiture.
"C'est pour réviser," m'a-t-elle dit.
Vu les papiers qu'elle me sort et empile à l'arrière de la voiture, je peux aisément comprendre pourquoi... Je me tourne vers Flora, qui attend calmement que Dayoung ait fini pour prendre place, elle aussi. J'ai dû attendre un peu de temps dehors qu'elles daignent arriver à l'heure, et, comme le soleil tape fort aujourd'hui, l'habitacle est déjà bouillant. Pourtant, à l'extérieur, je dois garder une petite épaisseur supplémentaire.
Tenshi pleure dans sa cage, très mécontent et apeuré qu'on l'enferme ainsi. J'espère que les comédies ne vont pas durer lorsqu'il deviendra adulte... Ça me brise le cœur de l'entendre ainsi japper et aboyer à chaque trajet.
"T'en fais du bruit dis donc... Allez t'en fais pas~ Tu seras sur mes genoux~
- Plus pour très longtemps. Bientôt, il rentrera plus dans les caisses à chat..." Dis-je en observant son petit corps devenir de plus en plus serré dans la caisse.
- J'ai fini c'est bon ! On peut y aller ?" S'enquit Dayoung, fière de son arrangement à l'arrière.
- Nous t'attendions."
GPS configuré, ceintures de sécurité mises, nous partons enfin.
Les filles mettent un podcast et, alors que Dayoung indique la procédure à Flora pour m'éviter de détourner le regard de la route, elle me demande :
"Ben tu gardes ton masque en voiture toi, maintenant ?" S'enquit ma sœur.
Je grince des dents.
"T'es malade ?
- Non.
- Ben pourquoi tu t'emmerdes alors ?"
Je regarde brièvement par-delà le rétroviseur ma sœur, crispé. Elle remarque immédiatement le changement...
"Non Ji-Hun, me dis pas que tu lui as pas dit. T'es trop con."
Je freine un peu brusquement devant le feu qui vient de passer au rouge. Flora sursaute, s'accroche à la caisse du chiot qui se plaint de l'arrêt brusque.
"Si c'est pour m'insulter, je préfèrerais que tu te taises, chère petite sœur.
- Mais Ji-Hun ! Je pensais que tu l'avais... qu'elle le savait ! Allez, vire-moi ce truc."
Elle se penche en avant et essaye de m'enlever mon masque de force. Ses doigts se glissent déjà dans l'élastique et elle s'apprête à tirer dessus. Je claque sa main et la repousse, haussant le ton : "Je peux le faire seul, merci bien !
- Ben fais le ! 'Tain parfois je te capte pas. Comment tu peux être aussi brillant et demeuré à la fois !"
J'enlève brusquement mon masque et le jette à l'arrière, me retournant en direction de ma sœur. Mais va-t-elle se taire !
"C'est bon, j'ai COMPRIS Dayoung ! Ton venin j'en veux pas !
- Mon venin, tout de suite ! Je te signale q...
- C-c'est vert," essaye de dire Flora, la voix un peu tremblante.
Je me retourne et constate, qu'effectivement, le feu est passé au vert. Pestant, je préfère me concentrer sur la route que sur la litanie que Dayoung ne peut s'arrêter de dire. J'augmente le volume du son de leur podcast.
Au feu suivant, je tourne le regard vers Flora, qui me fixe, muette. Elle détourne le regard et repart faire des gazouillis à Tenshi, dans sa caisse.
"Aucun commentaire." Ordonnè-je entre mes dents.
- J'allais pas en faire." Répond simplement Flora, d'une voix basse.
La longue, très longue heure qui nous mène jusqu'à la campagne, se passe en silence. Les filles écoutent leur podcast. Au départ, je n'arrivais pas à y prêter attention, trop agacé et ému par ma propre bêtise. Puis, mes nerfs se sont détendus, la pression à mon torse a fini par disparaitre. Je jette parfois des regards à Flora. Parfois, pour vérifier les angles morts. Parfois, pour capter son regard.
Elle me sourit.
Pourvu qu'elle ne m'en veuille pas.
Nous arrivons à destination, après avoir passé un village dont la moyenne d'âge doit avoisiner les 80 ans. Flora se dépêche de sortir Tenshi de sa caisse et l'attacher, pour qu'il fasse ses besoins. Ma sœur s'occupe de vider le coffre de nos sacs. Je cherche mon masque à l'arrière.
"Dayoung, où tu as mis mon..."
Adossé à la voiture, elle le fait tournoyer autour de son index. J'essaye de lui reprendre, elle s'échappe en rigolant, comme une enfant. Je suis pas d'humeur à jouer au chat, là tout de suite.
"On va croiser que des vieux et on va marcher au moins trois heures. T'en as pas besoin.
- Rends-le moi, Dayoung.
- Non, t'arrête d'être parano. Au pire tu prendras deux-trois photos et tu finiras sur Ji Update."
Dayoung est plus au fait de mon actualité que je ne le suis moi-même, et ce pour une raison : en tant que fan numéro un, elle suit tous les comptes de fans possibles et inimaginables qui traitent de ma personne. Il parait que Ji Update poste, à chaque fois que j'entre chez Beyond, la photo que les journalistes (ou paparazzi, choisissez le terme) présents volent. À force d'y passer, ils connaissent l'intégralité de ma garde-robe, pour les quatre saisons. Eh bien, si ça leur fait plaisir...
"Dayoung...
- S'il te plait, Ji-Hun. Ça se passera bien. Si on croise quelqu'un ça sera déjà un exploit... On peut juste se promener ? Allez, je vais chercher le début du sentier."
Elle range mon masque dans son sac et s'enfuit derrière les arbres.
Je me tourne vers Flora.
Accroupie par terre, elle masse le dos de Tenshi, allongé sur le sol. Le chiot se laisse faire, mou, comme un tapis qu'on nettoie. Je m'accroupis à ses côtés et fais un petit coup d'épaule à Flora. Elle rit et me le rend : "Jaloux.
- À peine. Allez, debout Tenshi."
Il ne répond pas et reste avachi. Je viens alors le prendre contre moi, me redressant, le berçant comme un enfant. Peut-être que je le gâte trop, cet animal... Je n'ose pas baisser le regard vers Flora. C'est elle, finalement, qui vient à moi. Elle ramène une mèche de cheveux derrière mes oreilles et chuchote :
"Je suis désolée. J'ai dû t'embarrasser tellement de fois. Je suis désolée si je t'ai... heurté.
- Tu ne m'as pas embarrassé... Désolé de... d'être un couard.
- Un quoi ?" Demande-t-elle en souriant, ne sachant surement réellement pas la traduction de ce mot.
- Couard. Un peureux, quoi.
- Oh. Tu devais avoir tes raisons."
J'opine et ne sais quoi lui répondre après ça. Elle ne peut pas s'empêcher de me tripoter les cheveux comme à son habitude. Mais, sans le masque, elle me voit rougir. Elle me voit mal à l'aise. Je n'ai plus rien pour me protéger. Pour me cacher. Décidément, ces temps-ci, ils s'accordent tous pour maltraiter mon cœur.
"Je t'aime comme tu es, ma petite lune."
Je soupire en la regardant dans ses jolis yeux noisette. Elle ne doit pas connaitre la puissance du mot 'aimer', dans le sens qu'elle a donné. Si seulement j'arrivais à être courageux.
"Moi aussi, je t'aime, Flora.
- Cool. Alors tout est réglé."
Elle n'a pas vacillé un seul moment lorsque je lui ai dit. Oui, définitivement, la barrière de la langue m'empêche de lui dire clairement ce que je ressens.
Une main se glisse dans mon dos et Flora vient se blottir contre moi. À moitié, à vrai dire, pour ne pas que Tenshi soit écrasé par la grande dame qui le pousse un peu. Énième soupire. À mon tour de la soutenir d'un bras, caressant son dos doucement. Si seulement elle pouvait sentir mon cœur battre sous sa joue. Je tourne un peu la tête et dépose un baiser sur son crâne.
Petit rire.
"Qu'est-ce qui te fait rire comme ça ?"
Elle redresse le bout de son nez et me sourit en grand, le regard pétillant, les joues rosies. Le soleil tape-t-il déjà trop fort ?
"Avec ton masque, tu pouvais pas me faire de bisous.
- Ah. En effet.
- Je t'autorise à m'en faire sans autorisation préalable.
- Ah ouais ?
- Ouais, ouais."
Flora replace la tête dans mon cou et patiente en silence. Dayoung en met du temps à revenir. J'ai le temps de voir des avions passer, des oiseaux réussir à s'approcher de nous, pour décider enfin que : s'approcher des deux bipèdes ça va, mais du chien, un peu moins. Assez pour que je sente la jeune femme se détendre de plus en plus contre moi, apaisée.
Ça s'est mieux passé que je ne le pensais, au moins.
Je réunis assez de courage pour déposer quelques baisers sur son crane. Je sens l'odeur de son shampoing et de sa peau ainsi... qu'une drôle d'odeur de tisane. Pourquoi sent-elle la tisane ? Elle chuchote :
"C'est pour ça que tu aimes bien le disciple alors...
- Honnêtement, même pas. J'ai passé le casting pour Mon-mon, à la base."
Elle se décolle brusquement de moi pour me fixer, yeux écarquillés.
"Mon-mon ? T'es sérieux ? Mais il est... si plat !
- Justement. Un rôle de support important mais avec le charisme d'une huitre. Je me disais que ça pouvait être bien pour commencer à être dans des séries. En plus, lors des conférences des sages, il chante.
- Non mais..." Elle passe ses mains sur son visage, dépitée. "Comment t'as pu penser ça ! Oui il chante, mais bordel : Janggok ça te va mieux !
- C'est ce que la directrice de casting et la productrice m'ont dit. J'ai failli faire en retard le casting pour lui, mais comme on m'y a très très très fortement conseillé de le faire...
- Elles ont eu raison." Soupire-t-elle en revenant contre moi. "Mon-mon... quel gâchis..."
Dayoung revient vers nous et je me décolle doucement de Flora, la gorge serrée. Qu'elle ne fasse pas de remarque, qu'elle ne fasse pas de remarque... Elle nous indique le début officiel de la boucle de randonnée.
Je continue la discussion comme si de rien n'était :
"L'acteur de Mon-mon est adorable. Hyun-Su. Dès qu'il était sur le plateau avec moi, on restait majoritairement ensemble. On chantait, du coup.
- Il y aura des Behind the Scenes pour voir tout ça~?" Demande Flora en restant à mes côtés, tenant la laisse de Tenshi qui se décide à suivre Dayoung.
- Oh la la... Oui. Je pense qu'il y en a déjà mal de sortis, vu à quel point nous faisions passer le temps en chanson. L'équipe a aussi remarqué que je dormais dès que je pouvais. Donc ils se sont tous mis en tête, les acteurs ET l'équipe, de chercher tous les moments où je dormais pour les garder en mémoire..."
Dayoung se met à rire, connaissant l'anecdote : "C'est ton superpouvoir ça aussi. Tu dors 10 min dans les endroits les plus improbables et après tu peux te coucher à 3h du matin easy.
- Figure-toi que ça m'a sauvé plein de concerts, de faire ça ! Il m'en faut peu pour recharger les batteries."
Flora rigole avec Dayoung, prise dans ses fous rires. Je ne vais pas me mentir à moi-même, c'est bien plus agréable de pouvoir parler librement de ce que je fais maintenant... Pourquoi j'ai laissé trainer ça si longtemps ? Pourquoi j'avais peur ?
J'ai tout le temps peur.
Encore maintenant.
Mais de quoi ?
Je ramène mes cheveux en arrière, grimaçant.
Dayoung enchaine avec des anecdotes familiales, des anecdotes de concert qu'elle a passé en VIP, des anecdotes d'interviews, aussi... Toute ma vie, elle m'a suivi du mieux qu'elle pouvait (n'étant que "la petite sœur" et non un membre important du staff) et soutenu dans ma carrière, mes choix. Vraiment, ma fan numéro un...
Je me demande si je mérite autant d'attentions que ça. Elles sont si enthousiastes. Parlent de tant de choses. S'amusent d'anecdotes. S'amusent de moi, aussi. Que je sois là ou non importe peu, finalement. Que ça soit moi importe peu également. Elles parleraient d'un autre artiste, d'un autre ami en commun ou d'une autre œuvre culturelle qu'elles regardent ou lisent ensemble, ça serait pareil. Je suis bien remplaçable.
Le temps passe de manière étrange lorsque nous avançons dans la campagne. Nous suivons les repères visuels de la randonnée, aidés par l'application de Dayoung. Parfois, Flora se tourne vers moi et vérifie que je les suis bien.
Je suis en pilotage automatique et je ne réfléchis même plus à mes pas, au chemin que j'emprunte. Je me sens vide, je me sens creux. J'ai envie de pleurer mais mon visage reste inexpressif, comme paralysé. Devrais-je tenir un petit carnet de bord sur ces baisses de morales étranges ? Je dois manquer de vitamines ou quelque chose comme ça. Peut-être que je remarquerai une corrélation entre mon sommeil, ce que je mange et mes chutes d'humeur.
Les idées noires traversent mon esprit comme la fumée s'immisce dans les canalisations d'un appartement. Insinueuses et silencieuses, elles viennent embrumer mes calculs pragmatiques.
La nausée me ronge l'estomac. Légère mais perturbante. La migraine pulse dans mes tempes. Ma vue périphérique devient de plus en plus floue. Mes jambes tremblent et je perds l'équilibre sur l'un des chemins les plus simples du parcours.
Je suis fatigué.
Je ne veux plus être là, je veux partir, je veux être seul.
Si la lettre avait fonctionné, je ne serai pas là à ressentir tout ça. Je ne serai plus là. Oui, quelqu'un me remplacera et je pour...
"Ji-Hun, on fait une petite pause ?"
Flora s'est stoppée et je lui rentre dedans, n'ayant pas fait attention à leur arrêt brusque. Je m'excuse, me reculant prestement.
"C'est comme vous voulez, je vous suis.
- Grand frère," Commence Dayoung. "Ha-Rin a essayé de t'appeler mais t'es en silencieux. Elle dit que c'est urgent."
Je les fixe toutes les deux. Flora qui veut se poser et Dayoung qui veut que je téléphone à Ha-Rin. Bon, comme nous étions aux discussions boulot avant ça...
Nous nous stoppons dans une petite aire aménagée de trois bancs pour 4 personnes, sous l'ombre des arbres. Un couple de vieilles personnes déjeune. Nous les saluons respectueusement et nous mettons à la table opposée, histoire de ne pas les déranger. Nous entendons à peine leur discussion, bien qu'ils ne fassent pas d'effort pour moduler leur voix. Bien, nous allons pouvoir discuter tranquillement.
J'appelle Ha-Rin.
"Ji-Hun, bonjour ! Désolée de te déranger lors de ton repos, mais j'ai un petit contrat potentiel sous la main et je voulais t'en parler avant de changer un peu le planning.
- Bonjour Ha-Rin," dis-je entre ses paroles. "Pas de soucis, de quoi s'agit-il ?
- Un petit rôle dans une série. C'est entre tes dates avec Ke Liang mais c'est très court car le planning de tournage est super serré. L'acteur est malade et ils ont besoin d'un remplaçant en urgence. C'est dans un mois, je crois ?
- L'acteur est malade ? Mais... Si c'est dans un mois..." Hésité-je en essayant de bien comprendre.
- Il a un cancer. Donc oui, dans un mois il sera toujours un peu indisponible. Ils veulent pas repousser la chimio ou un truc dans l'genre. Ils ne m'ont pas dit qui c'était...
- Ah."
Dayoung essaye d'écouter ce que Ha-Rin dit. Flora prépare du thé sur le tard, Tenshi sur ses genoux. Elle ne semble pas tenter d'écouter l'appel.
"Eh bien..." Reprends-je. "Quel est ce rôle ?
- Alors tu vas bien m'écouter Ji-Hun, ok ? C'est un proxénè-
- C'est non.
- Tch- Ji-Hun ! Tu m'écoutes ! Mets en haut-parleur que Dayoung m'entende."
Elles recommencent à se mettre à deux contre moi, je le sens. Bon gré mal gré, je mets en haut-parleur. Dayoung est pimpante et s'exclame :
"Coucou Ha-Rin !
- Bonjour Dayoung ! Comme je l'expliquais à ton frère, j'ai un rôle auquel il pourrait éventuellement postuler. Mais il ne veut pas.
- Ah ouais ? Pourtant Môsieur veut devenir acteur~" Rigole Dayoung en se penchant un peu plus vers le téléphone.
Allez, allons-y, tout le cirque est de sorti. Je sens que je ne pourrais pas dire non, maintenant.
"Justement, je t'explique. C'est un rôle de proxénète dans la série. Costume drama. Il y a trois scènes principales et deux où il apparait au loin au fond mais sans ligne de texte.
J'ai eu le script car je suis une excellente manager et, en gros, l'homme fait partie d'une enquête. La première scène il est avec ses cinq ou six charmantes prostituées, la seconde où il continue l'interrogatoire seul avec le protagoniste principal et une dernière où il se fait mystérieusement tué dans ses bains. Poignardé puis noyé.
Il faut savoir jouer, être particulièrement beau et avoir entre 25 et 30 ans.
C'est bon, c'est déjà un peu plus dans tes cordes, Ji-Hun~?"
Je soupire et médite sur la proposition. Ce n'est peut-être pas si horrible que ça. Puis, comme le dit si bien Dayoung...
"Et le proxénète meurt à la fin, héhé !" Rigole-t-elle. "C'est marrant ça, retour de bâton !
- J'étais sûre que tu trouverais ça amusant, Dayoung." Dit simplement Ha-Rin. "Ji-Hun, qu'en penses-tu ? Je dois répondre dès cet après-midi car y'a un mini casting de prévu pour choisir.
- Comment as-tu eu l'offre ?" Demandè-je.
- L'une des jurées lors de ton casting pour TLDS est la directrice de casting de cette série-ci. Donc elle a envoyé l'annonce à quelques acteurs. Elle m'a fait comprendre qu'elle voudrait vraiment que ça soit toi, quand même."
Une seconde expérience d'acteur, avant même la seconde saison de TLDS, mais entre quelques concerts avec Ke Liang. Décidément, je ne vais pas avoir beaucoup de temps libre le mois prochain.
"Dayoung d'ailleurs, ils recherchent des figurants et figurantes. Au studio d'en face y'a aussi une série costumée à grande échelle et y'a un gros fight de qui aura le plus de figurants. Donc si tu peux venir...
- Eh bien... Pourquoi pas. Mais, je préfèrerais filmer en vlog plutôt qu'être employée. C'est en semaine ? J'ai cours, hein.
- Promis je te trouverai des moyens de faire tes vlogs en tournage. Et oui, en semaine." Énonce Ha-Rin, certainement en train de regarder son planning.
- Ok, c'est mort alors. Tant pis.
- Ji-Hun, alors, je réponds oui au casting ou non ? J'ai aussi autre chose sur le feu, là." S'enquit Ha-Rin, qui commence à s'impatienter, au ton de sa voix. Je ne suis entouré que de femmes qui ne mâchent pas leurs mots.
- Je veux bien, oui. Quelle scène devrais-je jouer ? Tu le sais ?" Réponds-je.
- Celle avec les filles. La première. Sors ton meilleur flirt ! Allez, t'as dit oui : je m'en vais ! Au revoir Dayoung !"
Elle raccroche. Ma sœur me fixe, en souriant. Elle sirote le thé que Flora nous a préparé : "Un petit contrat de beau proxénète.
- J'espère qu'on ne fera pas d'allusion à One, si on évoque ça plus tard.
- Tu vas mourir à la fin, c'est une bonne conclusion...
- Peut-être le personnage ne l'a pas vraiment mérité." Dis-je en la regardant de biais. Juste pour la contredire.
- Hm hm."
Dayoung se tourne vers Flora qui écoutait sagement la discussion. Pas le choix, avec le haut-parleur d'activé. Je me racle la gorge et viens me rapprocher un peu d'elle, la remerciant pour le thé... Dayoung grignote puis se lève, brusquement : "Ah, je reviens."
Elle s'en est déjà allé.
Qu'a-t-elle encore derrière la tête ? Une urgence féminine ? Un rendez-vous téléphonique avec un amoureux ? Autre plan machiavélique pour ses vlogs ? Je soupire.
"Je comprends mieux pourquoi ta vie est aussi mouvementée." Dit-elle avant de prendre une petite pause. "Ça a l'air de te faire réfléchir, ce rôle. Tu n'as pas envie d'être entouré de pleins de belles jeunes femmes~? C'est le rêve des hommes, ça.
- Je sais pas où t'as entendu ça..." Soupirè-je. "Je stresse comme avant chaque nouveau projet. C'est tout."
Je me pose quelques instants, médite sur ce fait : "Néanmoins... Je me suis toujours demandé comment certains hommes pouvaient apprécier avoir plusieurs femmes en même temps.
- Bah... Dans la vraie vie je vais pas comparer à un proxénète mais... Y'a des gens ils sont sincèrement, sans tricher, amoureux de plusieurs personnes en même temps. Et ça peut très bien se passer. Je ne parle pas de polygamie forcée ou quoi, ça je m'y connais pas.
- Comment t'occuper correctement de ta moitié si y'en a plusieurs ?
- Héhé..." Rigole-t-elle en tripotant sa tresse. "Une de mes copines était polyamoureuse. Elle avait plusieurs petites amies. Figure-toi que ça s'est très bien passé.
- Pas si bien, si vous n'êtes plus ensemble." Grimacè-je en m'imaginant un tel scénario.
- C'est moi qui aie rompu car elle a déménagé à perpète et que mes sentiments ont décliné. Mais, je t'assure que ça ne m'a jamais posé problème, car elle était très attentionnée, elle prenait soin de moi et ne me comparait jamais aux autres. Il y avait des autres, mais on n'en parlait pas plus que ça."
Je la fixe un long moment, ne sachant pas quoi répondre. Est-ce si courant ?
"Et non, Ji-Hun, ce n'est pas courant en France, si c'est ce que tu te dis. C'est pas courant du tout. Je n'ai jamais été amoureuse de plusieurs personnes en même temps comme elle, par exemple. Je me demande si ça peut arriver." Chuchote-t-elle en rigolant de nouveau, défaisant et faisant de nouveau sa tresse. "Sur TikTok je suis deux comptes de couples polyamoureux. Et ça a l'air de bien se passer. Ils sont aux US, eux.
- Des lesbiennes, aussi ?
- Ji-Hun ! Je ne suis pas entourée que de lesbiennes dans ma vie !" Flora sirote son thé pour cacher la toux que je lui ai déclenchée et soupire. Elle me sourit : "Les couples sont tous les deux femme-homme-femme. Hm," elle avale une gorgée de thé. "On dirait un porno."
À mon tour de tousser en écoutant sa dernière phrase. Je la fixe, retenant ma quinte de toux, sonné. Je chuchote : "Il y a un couple de séniors là-bas !
- Et alors, ils ont déjà fait l'amour une fois dans leur vie, roh."
Elle ponctue souvent ses phrases par des "roh" sonores et gutturaux. Je suppose que c'est bel et bien une particularité culturelle française car je n'ai jamais entendu quelqu'un se plaindre autant et de cette manière qu'avec elle.
"On est pas en France ici, on est en Corée. Fais attention à ce que tu dis.
- Oui et tu es mon ami, donc je m'exprime librement." Elle bougonne un peu puis secoue de la tête, arrivée d'elle-même à une conclusion dans sa tête : "Ji-Hun, Pardon. Je suis désolée, si les allusions au cul ça te gêne, j'arrête."
Je ne m'attendais pas du tout à ce qu'elle s'excuse, honnêtement. Le ton de sa voix a switché si vite, ainsi que l'expression de son visage.
Non, je ne veux pas qu'elle se sente mal car elle m'a surprise avec sa franchise...
"C'est bon, t'en fais pas."
Elle opine et finit sa première tasse de thé, pour enchaîner à la suivante. Nous restons silencieux un long moment : je peux l'observer faire. Ses petits gestes, ses expressions, ses soupirs. Elle s'est à peine maquillée aujourd'hui : en même temps, en marchant tant de temps, on risque de s'épuiser, transpirer, et je ne suis pas sûr que le maquillage soit vraiment de bon augure.
En plus... Ce qu'elle est belle, ainsi.
Je soupire et détourne le regard. Je suis qu'un crétin de cœur d'artichaut. On ne se connait que depuis trois mois. On n'a pas la même culture. Je suis choqué par ses paroles trop franches, parfois. Elle ne peut pas s'empêcher de me toucher de partout, tout le temps, comme si j'étais une fille.
Ça... ça me manque un peu quand même.
"...Hm, ah. J'ai peut-être quelque chose à te montrer pour te refaire sourire." Brisè-je le silence qui s'est installé.
J'entends Dayoung au loin. Elle est au téléphone... J'espère que je pourrais la chambrer sur ses appels interminables à des moments bien inopportuns.
Flora se penche plus vers moi, regarde le petit écran de mon portable. J'accède au cloud de Ha-Rin (la partie qu'elle nous réserve à tous les deux pour ses fameuses archives) et je retrouve la vidéo la plus récente : l'entrainement entre Ke Liang et moi-même. Mettons toutes les pensées déplacées de côté, Ji-Hun : c'est une danse tout ce qu'il y a de plus habituelles, entre deux artistes, pour un single. Personne ne peut lire dans les pensées.
"Tu me promets de pas en parler à qui que ce soit.
- Euh, oui, promis.
- Tu me promets de ne jamais dire que tu l'as déjà vu, même a posteriori.
- Promis, chef. Qu'est-ce que c'est ?
- Ton "chouchou" de FAIR..."
D'abord intriguée, je peux voir son visage s'illuminer lorsqu'elle entend la musique (qui résonne dans la salle de répétitions) et le visage enjoué de Ke Liang. Elle se remet bien droite sur sa chaise, pour mieux se rapprocher de l'écran. Elle finit par carrément prendre le téléphone dans ses mains et regarder la vidéo avec joie. Eh bien, il n'en a pas fallu tellement pour qu'elle sourît de nouveau. Mission réussie. Merci Ke Liang.
Quelques murmures en français s'échappent de ses lèvres. Elle a déjà retenu quelques vers du refrain et les chuchote vers la fin du clip. Puis, elle dépose le portable dans ma main, ravie :
"Je n'avais pas capté que tu préparais un single avec lui !
- Pourtant, tu le savais déjà.
- Oui mais je n'ai pas fait le rapprochement, tout de suite, tout d'suite, roh." Se plaint-elle de ouveau. "Mais, bref ! Elle est bien la chanson c'est pas du rap !!
- Plus jamais, jamais, on me fera chanter du rap de ma vie."
Flora éclate de rire et tente de baisser le volume de sa voix, pour ne pas déranger le petit couple. Elle cache sa bouche avec sa main :
"C'est rassurant d'entendre ça. Par contre la danse méga sexy tu l'as pas abandonné, ça. On a l'impression vous allez vous choper. Genre... là."
Elle montre quelques moments où nous sommes particulièrement proches. Où je ne voulais qu'une chose : qu'il arrête de chanter et m'embrasse sur le champ. Je redresse la tête, me fais craquer la nuque. Enlève ces pensées de ton esprit, Ji-Hun.
"Vous avez une super alchimie~ Et puis... T'as pas l'air timide quand tu es sur scène.
- Je suis timide ?
- Timide ou réservé, ouais." Observe-t-elle en me remettant une mèche de cheveux derrière l'oreille. "J'aimerais que tu sois aussi entreprenant et à l'aise tout de temps~"
Flora me donne un petit coup d'épaule et me sourit, main sur sa joue. Je n'ai aucune idée de ce qu'elle cherche à me dire. Est-ce du flirt ? Est-ce son comportement habituel, décalé ? Avec Hiewon c'était tellement plus simple pour démarrer une relation. J'ai tellement peur de tout gâcher car je surinterprète sa proximité purement latine.
Voyant que je ne réagis pas, elle va sur son propre portable et cherche sur Weibo quelque chose. Je ne comprends rien à l'appli et... Elle non plus, on dirait. Elle fait beaucoup d'essai et d'erreur, copie/colle des morceaux entiers de texte à rajouter dans les champs de recherche, et trouve le profil de Ke Liang.
Eh bien, elle est plus débrouillarde pour trouver des infos sur un site étranger que moi.
"Sur mon ordi j'ai déjà mes identifiants mais pas encore ici... Quelle galère le chinois."
Sur le profil de Ke Liang, il poste régulièrement des blagues (vu les smileys qu'il rajoute), des extraits où il chante ou danse, des endroits qu'il a visités en Corée, des photos avec d'autres célébrités qu'il a rencontrées. Dans un des clichés les plus récents, je me vois moi, de dos, en train de m'étirer avant que nous ne commencions à danser. On me voit également de face, grâce au reflet du miroir. Je suis concentré, je regarde le vide en réfléchissant à quelque chose. Je ne me rappelle pas avoir été pris en photo.
"Qu'est-ce qu'il a écrit comme légende ? Avant le petit pavé de texte...
- Laisse-moi traduire ça..."
Copier, coller, la phrase est traduite par un logiciel sur son téléphone. Cela traduit directement vers l'anglais : après tout, si c'est le plus fluide...
"Attaquons-nous à la bête."
À la bête ? Qui est la bête ? Moi ? Le fait que nous allons travailler une partie importante ? Un jeu de mot entre les deux ? Flora détaille la pensée : "T'es une bête pour lui~ Tu lui fais peur ?
- Il disait bien m'apprécier. Et... Comment dire. Au départ nous n'étions pas très proches, il m'impressionnait et a fini par m'avouer que c'est moi qui l'impressionnais.
- Tu te vois pas, décidément, petite lune." Dit Flora en tapotént sur mon nez. "Tu ne te vois pas. Il est gentil, au moins ?
- Très. J'ai l'impression d'avoir un moi en plus petit et... extraverti. Je l'apprécie.
- Vaut mieux que vous vous appréciiez vu comment vous dansez proches, héhé."
Décidément elle revient toujours au sujet. Je racle ma gorge.
"Oooh tu rougis ! Décidément c'est trop simple de te faire rougir...
- Flora, arrête..." Bougonnè-je en tentant de m'éloignant de ses mains baladeuses.
- D'accord, d'accord, j'arrête. Mais c'trop mignon. Tu sais que je vais demander ce soir à Dayoung tous les dossiers sur toi, hein ?
- ...Ça ne m'étonne pas venant de toi.
- Quels dossiers ?" Demande Dayoung, se mettant entre nous deux.
Elle a pleuré. Je me crispe. Quel connard a fait pleurer Dayoung ?
"Allez on repart en rando, j'ai envie d'avoir tellement mal aux pieds que j'veux m'les faire couper."
Dayoung n'a pas voulu parler de son petit incident lors du reste de la balade. Nous avons marché un long moment, cherchant exprès à passer dans l'extension du chemin pour profiter à maximum de notre après-midi champêtre.
Le soleil se couche lorsque nous retournons enfin à la voiture.
Tenshin a passé la majeure partie de la seconde moitié du trajet dans mon sac, visiblement trop fatigué pour se promener davantage. J'ai hâte qu'il grandisse et puisse tenir l'endurance. Ça me peine de me dire qu'il a mal récupéré de son exercice car j'ai trop tiré sur la corde pour lui. Il a été sage, au moins. Il a bien obéi aux ordres. Je vais pouvoir lui apprendre des choses plus complexes désormais.
Nous déposons d'abord Dayoung chez nos parents. Je les salue brièvement, ma mère me félicite pour mon prochain casting. Décidément, avec Ha-Rin, les nouvelles vont vite. Je ne m'y attarde pas, ramenant Flora chez elle.
En bas de son immeuble universitaire, elle est morose.
"Quelque chose ne va pas ?"
Je n'ai le droit qu'à un mince sourire forcé en guise de réponse, pendant de longues, très longues secondes. Elle ramène ses bras contre elle, frémissant.
"J'ai un peu peur, quand je suis seule dans l'appartement.
- ...Ah ?"
Elle pouffe.
"Oui, "ah". Laisse tomber, j'ai toujours vécu avec quelqu'un et j'ai un peu de mal à être toute seule. Ça va passer, ce n'est pas bien grave."
C'est la seconde fois en très peu de temps que je l'entends ainsi avoir des coups de mou. Si elle m'en parle, c'est qu'elle a besoin qu'on l'aide. Du moins, c'est la conclusion logique qui me vient à l'esprit :
"Tu peux squatter dans mon appartement. Tu ne veux pas en parler à Dayoung car elle va en faire tout en foin, c'est ça ?"
Elle rigole un peu et détourne le regard : "Tu connais bien ta sœur, dis donc...
- Et je sais qu'elle est insistante lorsqu'elle s'inquiète. Alors... Je serai sur le canapé et je te changerai les draps. Je te préviens je cuisine très mal.
- Alors... C'est acté. Je fais la cuisine et tu changes les draps. Je dois prendre ma couverture ?"
J'opine. Est-ce que je viens vraiment d'inviter cette tornade ambulante dont je suis amoureux à dormir sous le même toit que moi ?
Peut-être que j'ai eu cette audace.
Vais-je faire des avances ?
Certainement pas.
"Je t'attends."