CHAPITRE 18
1.
Je l’ai choisie pour sa couleur : bleu nuit, en coton, la nuance s’harmonise bien avec ma couleur de cheveux. La forme est toute simple, avec des manches courtes, la robe est cintrée et s'arrête au-dessus du genou, Je me demande si je risque d'éternuer tout au long du barbecue, moi qui suis si habituée à couvrir mes jambes. Attention aussi à la façon de m’asseoir, je ne suis plus en jeans… les jambes croisées, élégante, après tout on me croit française !
Je me maquille avec soin - je veux faire bonne impression auprès de tous ceux qui ne m’ont pas encore rencontrée, pour qui je serai “Greg’s girlfriend”. Rouge à lèvre, bien sûr… Lunettes de soleil, pour dissimuler mon visage en cas de photos…
Je sors de la salle de bains, rejoins Greg à l'étage du dessous. Il est en train de remplir d’eau le bol des chats. Il lève la tête en m’entendant arriver et son visage exprime à la fois surprise et admiration. Je veux garder cette expression en mémoire. Tout comme lui, mais pour des raisons différentes, je collectionne les souvenirs pour un avenir incertain.
Greg me dit des choses très chaleureuses sur mon apparence. Nous nous embrassons légèrement - j’efface la trace de rouge à lèvres sur sa bouche. Nous nous préparons à sortir. Les chats sont tous les trois visibles, signe qu’aucun n’a été accidentellement enfermé quelque part.
Bien sûr, nous n’avons pas fait que bavarder ce matin. J’ai pris une douche mais je sens encore sur tout mon corps l'empreinte de nos activités, toutes les façons dont j’ai été embrassée, caressée, mordue (de façon ludique) léchée, pénétrée, pétrie, griffée (accidentellement) … l’odeur et la consistance douce de la peau de Greg me sont toujours perceptibles. J’ai du mal à croire que personne ne s’en rende compte. Je porte en moi le bonheur de ce que nous commençons à vivre et la crainte irrationnelle qu’au milieu de sa famille, je sois soudain mise en accusation et rejetée.
Pourtant, la présence de Greg me rassure. Mes démons et mon anxiété latente, qui ont pourtant des siècles d'expérience, ne lui résistent pas. J’ai l’impression de le connaître depuis longtemps, une familiarité qui me surprend. Sans doute parce que j’ai partagé ces souvenirs anciens avec lui, qu’il s’est tenu à mes côtés quand je les ai affrontés - et il les a fait reculer.
Nous parcourons les quelques mètres qui nous séparent d’une moitié de la maison a l’autre. Carol nous guette-t-elle, de son balcon, munie de jumelles ? Greg ne semble pas y penser. Je ne dis rien. Le soleil réchauffe mes épaules.
2.
Je suis mal assise sur une chaise de jardin un peu rouillée dont je crains qu’elle ne s’effondre sous mon poids auquel s’ajoute celui du fils de Jackson. Baby Greg n’a pas encore 2 ans, mais il est très dense, cet enfant.
La famille, sur plusieurs générations, les amis, cela fait beaucoup de monde dans ce petit jardin. Greg, l’adulte, mon amant, va des uns aux autres en poussant des exclamations de joie. Beaucoup de ceux avec lesquels il échange des hugs ne l’ont pas vu depuis des années. Il leur parle puis me montre du doigt. Il est radieux. Moi, je reste assise, avec baby Greg sur mes genoux. Et je bénis ce petit garçon providentiel, qui a soudain éclaté en sanglots après un court moment de jeux avec ses cousins, a été secouru par son oncle, puis s’est précipité sur moi. Il se souvient peut-être avoir déjà séjourné sur ma personne, devant le film “Black Panther” ? En tout cas, sa présence justifie que je reste dans mon coin sans révéler la vraie raison de mon immobilité.
Je suis ivre.
3.
Katherine, en nous voyant arriver, est venue embrasser son fils. Il l’a appelée maman et ils ont ri. Puis elle m’a vue du coin de l’œil.
- Vous êtes passée par la porte cette fois-ci, Max ? Ça doit vous changer…
Je ne l’ai pas volé, bien sûr. Mais je commence déjà à regretter d'être là, alors qu’elle me préférait absente. Discrètement, Greg attrape et serre le bout de mes doigts.
Barbara et Jackson sont dans la cuisine. La jeune femme donne des paquets d’assiettes en cartons à deux petites filles d’une dizaine d'années en robes à fleurs, ravies d’aider, ainsi que des gobelets et des serviettes en papier. Les bras chargées, elles se dirigent dans le jardin. Aly court autour d’elles comme un jeune bourdon.
Barbara, en short et caraco de dentelles blanc, avec des bracelets dorés sur ses longs bras, sort d’un geste gracieux un saladier d’un placard en hauteur, je reconnais celui où le jambalaya s’était échoué dans le temps. Elle lève les yeux et nos regards se croisent. Elle jette un œil vers Greg et je souris. Elle hoche lentement la tête, le visage réjoui.
Jackson à ses côtés extirpe un gros sac de glaçons du congélateur, le répand dans une glacière sur des canettes de bières et de soda. Il tourne la tête vers nous, lance un “Hi, bro!” à Greg, mais son regard me traverse comme si je n'étais pas là.
- Tu veux que je t’aide ? offre Greg en s'avançant vers lui.
- Non, non, c’est bon…
La glacière a des petites roues et une longue poignée, Jackson la traîne dans le jardin, comme s’il tirait derrière lui un gros chien récalcitrant. Greg et moi le suivons.
Peu d'invités sont déjà arrivés, les enfants se poursuivent entre les chaises dépareillées et les tables disposées un peu partout dans le jardin. Jackson enflamme le charbon dans le barbecue, Barbara debout devant une des tables, agite une longue cuillère en bois dans le saladier rempli d’une mystérieuse substance souple et rose, lui lance une plaisanterie sur les risques d’incendie. Elle me tend un gobelet.
- C’est un slush pastèque - framboises. Qu’en penses-tu?
Ce n ‘est pas une boisson proprement dite, ce n’est pas une glace non plus, mais un compromis entre les deux, très sucré. Je perçois le goût des fruits accompagné des notes plus complexes de rhum ou peut être de liqueur de framboise. La consistance intrigue, on en veut davantage. Tout de suite, des idées surgissent dans mon esprit. Ce pourrait être un cocktail pour l’été, servi en apéritif - en limitant l’ajout de sucre - avec des amuse bouches. Je le vois aussi agrémentant certains desserts, peut-être une mousse au chocolat amer, ou alors un gâteau léger, une sorte de symphonies de fruits en plusieurs consistances. La réalité ne tarde pas à me rattraper. Tu n’es plus au Domicile de l’Oursin…
- Tu n’aimes pas ? s’inquiète Barbara.
- Si, c’est délicieux ! Dis-moi, comment tu fais ça ?
Barbara me décrit une série d'ingrédients dont certains me sont étrangers (des concentrés de jus de fruits en boîtes de conserve congelées).
- La difficulté, c’est maintenir la température pour que ça reste slushy, conclut-elle.
Elle emplit 3 gobelets et les pose sur la table, un pour Amy qui vient de s’asseoir à mes côtés, un pour Greg qui a aidé Jackson à allumer le barbecue et vient vers nous et un deuxième pour moi, puis s'éloigne vers son boyfriend.
Je me tourne vers Amy. Elle ne sourit pas et semble sur le point de goûter le slush, mais avec un soupir elle repose le gobelet sans l’avoir touché. Je la regarde.
- Tu as l’air épuisée.
Elle a un sourire las. De fait, ce n’est pas que de la fatigue. Elle est malade. Son teint reflète une sorte de grisaille qui m'inquiète immédiatement. Ce symptôme m’est familier. Son organisme combat une infection. J’ai vu des jeunes gens avec cette expression, ce teint, mourir en quelques jours.
- On est au 21eme siècle, tu sais. Les antibiotiques existent…
Ma petite sainte est là, accoudée à la table de jardin derrière laquelle nous sommes assises. C’est rare que je la voie en pleine lumière, au milieu de tant de gens.
- Tu as l’air malade, dis-je doucement à Amy. Il faut que tu voies un médecin. Je suis sérieuse!
L’esquisse d’un sourire se promène sur son visage.
- Je n’ai pas dormi de la nuit. Maman et moi avons eu une discussion interminable… Et je vais voir un médecin dans… quelques minutes. Libby va arriver. Elle était médecin avant de devenir pasteur, tu sais.
- Oui, Greg m’a dit…
Elle se lève avec une énergie que je ne soupçonnais pas. Libby vient de mettre un pied dans le jardin et tandis qu’Amy se dirige vers elle, elle fait un geste amical dans ma direction.
- Tu es encore inquiète, n’est-ce pas ? commente ma petite Sainte.
- Non… Elle est entre de bonnes mains…
- Oui, ta raison te parle… mais tu es inquiète…
Je fais une petite grimace. Emilie me connaît trop bien. Nous sommes le 4 juillet, les médecins sont en vacances, les Urgences des hôpitaux doivent être bondées de maladroits qui se sont brûlés avec leur barbecues ou ont eu un accident avec leurs pétards ou feux d’artifice. Amy fait peut-être une occlusion intestinale… Je me répète que Libby s’occupe d’elle mais quelque chose dans mes intérieurs s’est logé de travers et je n’arrive pas à le remettre en place.
Machinalement, je déguste le contenu du gobelet d’Amy. Des pétards éclatent non loin, les enfants crient, surexcités. Soudain, Greg est près de moi, une canette de bière à la main.
- Je peux laisser ça la ? Bernadette me l’a donnée, mais je ne veux surtout pas la boire. Leroy (il prononce Liroyy) mon frère, le père des petites, là, va venir, c’est un de ceux qui ne me parlent plus. Je voudrais qu’on arrive à discuter, mais pour ça, il faut que je sois calme, mesuré. Donc totalement sobre. Je ne veux pas faire de la peine à Bernadette non plus… Ça va, toi ? (Il baisse la voix). Tu ne t’ennuies pas trop ?
Il pose la canette sur la petite table près de nous. Je lui souris. Du coin de l’œil, je vois Libby prendre discrètement le pouls d’Amy puis poser la main sur son front. Amy s’abandonne et pose la tête sur son épaule. Jackson est passé plusieurs fois devant moi en prétendant qu’il ne me voyait pas. Constater que le lit de Greg, dans sa chambre restait vide n’a pas dû lui être agréable, d’autant plus qu’il nous devinait de l’autre côté de la cloison. Je comprends son attitude mais elle m’attriste. Jackson, le bricoleur plein d’attentions, l’ami qui m’a dit “nous sommes ta famille maintenant” me manque. Il va peut-être se transformer en voisin distant.
4.
Greg accueille de nouveaux venus avec des exclamations de joie - je souris de loin en voyant son allégresse. Pour me donner une contenance, je porte la cannette de bière à ma bouche - fraîcheur et amertume, exactement ce dont j’ai besoin après les gobelets de slush. J’aimerais bien escalader la palissade qui me sépare de mon jardin, comme hier mais dans l’autre sens, et cette fois sans chute humiliante. Je pourrais jouer avec mes chats, tranquille chez moi, invisible, avec juste un œil sur mes voisins de temps en temps.
Si seulement Libby et Amy pouvaient venir s’asseoir près de moi, je me sentirais moins isolée, trop visible avec mes cheveux bleus… D’ailleurs, si elles ne viennent pas à moi, je vais aller à elles. Même si elles ne me parlent pas, leur proximité me donnera l’air de former un petit groupe avec elles. Mais dès que je me lève, le sol perd de sa stabilité et menace de se dérober sous mes pas. C’est alors que je réalise ce que j’ai fait, sans réfléchir, en buvant tout ce qui se trouvait autour de moi par pur désœuvrement, pour me donner une contenance. Je dois à présent me surveiller, personne ne doit se rendre compte de mon état. Je deviens excitée et bavarde quand je bois. Je parle dans des langues qui n’existent plus et je ris à perdre haleine à des plaisanteries qui n’en sont pas.
5.
Baby Greg est sur mes genoux - il a cessé de pleurer à l’instant où il s’est retrouvé dans mes bras. J’ai échangé un regard surpris avec mon boyfriend, lui aussi impressionné par sa réaction. J’ai un pouvoir calmant sur cet enfant!
- Les burgers sont prêts, m’apprend-il. Je vais nous en chercher.
Il se dirige vers le barbecue, d'où émanent des odeurs de viande grillée. Les uns et les autres font de même, je reste assise avec l’enfant. Il me regarde et je commence à chanter une chanson en vieux français, une chanson accompagnée de mimes qui amusait Audeline.
Soudain, le visage de Jackson se matérialise près de moi. Le jeune homme s’est agenouillé pour être à la hauteur de son fils. Il me sourit.
- Alors, c’est le secret qui mène à ton cœur ? dit-il en riant - mais sans sarcasme. Il faut s’appeler Greg ? Ils en ont de la chance, les Greg de la maison.
Je voudrais dire quelque chose de spirituel, mais mon esprit est comme engourdi. Je suis soulagée qu’il me parle, je me contente de sourire. Il attrape son fils.
- Je vais le faire déjeuner.
6.
Après deux hamburgers et un hot-dog médiocre, dévorés avec Greg qui s’est assis près de moi et m’a présenté plusieurs cousines, je me sens sur un terrain plus solide mais un peu nauséeuse. A mon soulagement, il m’a soufflé que nous allions prendre congé, mais voilà, il a disparu à nouveau. Je pourrais partir discrètement, mais bercée par une sorte de rêverie, je ne bouge pas.
Et puis, les événements soudain se mettent en mouvement. Ma petite Sainte est à nouveau près de moi. Elle ne parle pas mais son regard dénote une urgence. D’un geste de la main, elle me fait signe de quitter le jardin, de rentrer dans la maison.
J'obtempère aussitôt et suis soulagée de marcher sans hésitation et, je crois, sans faire de zig zag. Une fois à l'intérieur, je passe devant la chambre de Vilma, et des voix me parviennent, celle de Greg et un autre homme en provenance du living room. Ils ne haussent pas le ton mais une tension est présente.
- Tu les laisses tranquilles, tu m’entends ? Tu ne les touches pas !
Greg me tourne le dos. Celui qui vient de parler est plus grand que lui, plus âgé aussi, le crane rasé. L’expression de son visage, sa rage contrastent avec la bonne humeur qui baigne la maisonnée. Greg a les bras levés, les paumes tournées vers son interlocuteur.
- Je les laisse tranquilles. Nous étions assis sur le divan, là, elles me parlaient de leur école. Je les rencontre pour la première fois, nous faisions connaissance, c’est tout.
C’est alors que je remarque les deux petites filles en robes à fleurs, toujours assises à l’endroit désigné par Greg, recroquevillées l’une contre l’autre, apeurées par l’altercation.
- Je ne VEUX PAS que tu t’approches d’elles. J’avais dit à Katherine que c’était exclu. Tu salis tout ce que tu touches.
Greg semble sur le point de répondre quelque chose, s’interrompt puis reprend.
- Tu as tous les droits d'être en colère contre moi. J’ai été… j’ai été ignoble avec toi. Mais tes filles, là, que vas-tu imaginer ? Elles me parlaient de leur école.
Sans le quitter des yeux, comme s’il faisait face à un animal dangereux, Leroy fait signe à ses filles d’aller vers la porte d'entrée. Elles obéissent rapidement. Il s'apprête à les suivre.
- Tu salis tout ce que tu touches, répète-t-il sombrement.
- C’est vrai, admet Greg. Ça a été moi. Mais j’ai changé. Ça fait presque 20 ans. On peut changer en 20 ans. J'espère qu’un jour, tu accepteras de…
Le geste de Leroy est si rapide qu’il m'échappe. Il vient de lancer son poing dans le visage de Greg. J’entends un choc mat, du sang gicle, Greg tombe à la renverse, s’effondre, sa tête heurte le sol. Il ne bouge plus. Le frère semble aussi saisi que moi, il lève la tête, me voit et me prend à témoin.
- Je pensais qu’il allait esquiver ! C’était facile à esquiver ! Je voulais juste qu’il arrête de parler !
Les petites filles sont en larmes.
- Il est moooort…. Oncle Greg est mooooort….
- Mais non, il n’est pas mort, rétorque aussitôt leur père.
- Mais il saaaaaaaigne!
Greg bouge un peu, relève la tête, la repose.
- Vous voyez bien, il n’est pas mort ! Pourquoi tu n’as pas esquivé, imbécile…
Greg avale sa salive, porte la main à son nez d'où le sang coule, ses yeux sont larmoyants, il répond d’une voix faible.
- Parce que je méritais ce coup-là. Tu devrais continuer à me frapper.
- Noooon! gémissent les petites filles.
Le frère regarde Greg, se tourne vers ses filles. Je m’avance, et à ma surprise, Vilma surgit à mes côtés.
- Allez Leroy, dit-elle à son fils. Va, va, prends tes filles et va-t’en. Je m’occupe de lui.
Leroy la regarde avec impuissance.
- C’était un coup facile à esquiver !
5.
Vilma et moi aidons Greg à se relever. Il semble étourdi mais ne cesse de répéter “Ça va, ça va… ne vous inquiétez pas, ça va” d’une voix étouffée. Vilma a mis une poignée de kleenex sur son nez, qu’il maintient de ses deux mains. Il renverse sa tête pour éviter que le sang ne coule sur sa poitrine.
- J'espère qu’il n’a pas fait trop de dégât, remarque calmement la vieille dame. Tu aurais pu éviter son coup, non ?
- Je ne voulais pas l'éviter, souffle Greg à travers ses kleenex.
Vilma fait un geste impatient tout en guidant son fils vers sa chambre. Je les suis.
La pièce est faiblement éclairée - des voilages sur la fenêtre qui donne sur le jardin tempèrent la lumière du soleil - mais j'aperçois sur les murs des photos en noir et blanc et sur une étagère, de nombreux objets, paniers, vases d’argiles décorés de motifs géométriques.
Dès que nous entrons, elle guide Greg vers ce qui me paraît ressembler à une chaise de dentiste, en fait un “recliner”, un de ces fauteuils dont on peut changer l’inclination pour soutenir ses jambes. Ce fauteuil se trouve au milieu de la chambre de Vilma, en face d’une petite télévision. Son angle permet aussi de contempler le jardin.
Greg atterrit sur le recliner en poussant un cri étouffé. Les kleenex sont rouges. Vilma disparaît quelques instants, revient avec une fine serviette éponge humide. Avec rapidité et précision, elle enlève les kleenex (j'aperçois un instant le nez tuméfié et sanguinolant de mon amant) et pose la compresse. Greg grommelle quelque chose que je ne comprends pas mais l’intonation indique un soulagement.
- Je ne crois pas qu’il t’ait cassé le nez, commente Vilma.
Elle sourit à Greg puis me regarde.
- J’ai l’habitude, reprend-elle, comme pour répondre à ma question muette. Mon mari, Paul. Il était boxeur, un amateur - mais de très haut niveau, beaucoup de talent - il est même allé aux Jeux Olympiques, c’était en 1968, au Mexique avec toute l'équipe américaine. George Foreman l’aimait beaucoup, ils étaient amis. Toute sa vie, Paul a entraîné des jeunes, bénévolement, dans le quartier. Alors, à la maison, avec tous nos garçons… qui se battaient tout le temps. Tout. le. temps. Pour canaliser cette énergie, Paul organisait des compétitions, le week end, avec des règles très strictes… Et lui, lui…. (elle désigne Greg qui grimace un sourire) il était le plus petit, et le meilleur. Tellement rapide ! C’est pour ça que Leroy était sûr qu’il esquiverait. Attendez….
Elle regarde autour d’elle puis va vers son lit et me tend une photo dans un cadre, posée sur la table de nuit. Un homme Noir dans la force de l'âge qui aussitôt me fait penser à George, le frère de Katherine, grand avec une élégance naturelle. Et à ses côtés, Vilma, petite et ronde, souriante. Je rends la photo à Vilma par-dessus Greg.
- Très bel homme…
Vilma acquiesce, sourit à la photo qu’elle pose près d’elle.
- Tous mes fils lui ressemblent.
Elle se tourne vers Greg.
- Je sais ce que Katherine t’a dit hier soir. Elle est ta mère, elle t’a mis au monde. C’est vrai. Mais tu ne cesseras jamais d'être mon fils. Quand tu es né, j'étais là. C’était à St Joe, l’hôpital ou tu travailles aujourd’hui. Je t’ai pris dans mes bras, tu étais si petit… Nous attendions l’assistante sociale. Tout était prévu pour l’adoption. Mais tu ressemblais tellement à tes frères ! Les mêmes yeux noirs, les mêmes traits… Tu étais l’un des nôtres ! Tu étais un de mes fils ! C’était l'évidence, impossible de te laisser partir. Pourtant nous étions d’accord, 5 enfants, c’était largement suffisant. Mais il n’y avait pas d’autre choix. J’ai regardé Katherine, elle avait cette expression suppliante. Je lui ai dit. Je lui ai dit : il est l’un des nôtres, c’est notre sang, on ne peut pas l’abandonner. Je vais l'élever. Ton père et moi, nous allons l’élever. Paul n’était pas là mais je savais qu’il serait d’accord. Katherine s’est mise à pleurer, elle était tellement soulagée. Elle voulait te garder elle aussi. Et puis l'année suivante, j’ai eu ta petite sœur Violette. Je ne m’y attendais pas. Une autre surprise.
Avec des gestes délicats et précis, Vilma ôte la serviette du visage de Greg, essuie le sang avec les coins, puis quitte la pièce. Greg la suit des yeux puis me regarde. Il essaie de sourire mais sa bouche se crispe dans une grimace de douleur. Il me fait signe de m’approcher puis redresse la tête pour diminuer la distance entre nous et chuchote :
- Quand Leroy m’a frappé, est-ce que tu as vu la lumière ?
- Quelle lumière?
- Comme un éclair, une lumière très forte, juste un instant.
Je secoue la tête. Greg reprend :
- J’ai pensé à quelque chose, pendant que Leroy me parlait, et soudain, avec cette lumière, c’est comme si… tout se mettait en place… je te dirai.
Il laisse retomber sa tête. Vilma est de retour, deux autres serviettes humides et glacées dans les mains. Je réalise qu’elle a dû les placer dans la partie congélateur du frigidaire pour qu’elles soient aussi froides. Elle dépose l’une sur le nez congestionné de Greg et essuie le sang encore visible de son visage avec l’autre. Il ferme les yeux, son corps se détend. Vilma me sourit. Pendant que son fils se repose, elle me montre les photos sur les murs de sa chambre. Elle a plaisir à me décrire les membres de sa famille. Une plaque en osier, décorée d’un motif circulaire attire mon regard. Il représente un labyrinthe stylisé. Une silhouette humaine se tient en haut, pres de son entrée.
Une émotion monte en moi, ce symbole décrit quelque chose qui m’habite sans que je puisse le définir. Je montre la plaque du doigt.
- Qu’est-ce que c’est?
Vilma suit la direction de mon regard, prend l’objet et le met dans mes mains.
- C’est un symbole Pima, une tribu d’Arizona. Mon arrière-grand-père était Pima. Le labyrinthe est le symbole de la tribu. Selon la tradition, le premier homme - le grand frère, I’itoi, est à l’issue du labyrinthe. Chacun peut le chercher… le premier qui le trouvera… ce sera la fin du monde. Tout sera accompli.
Je reste sans voix quelques instants.
- Alors, nous sommes tous dans le labyrinthe ? A la recherche du grand frère?
Vilma hausse légèrement les épaules et a un sourire indulgent.
- Tous, je ne sais pas. Ceux qui en ont le courage…
Elle me reprend la plaque, l’accroche au mur à nouveau et prend la photo voisine qu’elle me tend. Je vois une très vieille dame vêtue d’une robe de couleur vive. Elle ne sourit pas à l’objectif mais son regard, sous ses sourcils sombres, a un éclair de gaieté.
- Mon arrière-grand-mère Ayita. Elle est morte à 104 ans. C’est elle qui a élevé ma mère, sa petite-fille. Je me souviens d’elle, elle était encore en vie quand j’étais petite. Elle parlait le Cherokee, elle l’a appris - elle voulait que j’apprenne. Elle parlait rarement en anglais. Ma mère le parlait couramment.
Je répète : Ayita.
- Donc son mari était Pima ?
- Oui, confirme Vilma. Le grand-père de ma mère. Oh, ils s’aimaient, ces deux-là.
Comme je suis heureuse que Ayita ait enfin trouvé un homme à la hauteur. Son premier mari était violent. Et elle a eu des enfants avec l’homme qu’elle aimait !
- Elle a vécu la marche forcée, the trail of tears, le chemin des larmes, poursuit Vilma, quand les Cherokees ont été déportés en Oklahoma, de l’autre côté du Mississippi. Son père et son petit frère sont morts pendant cette marche.
Elle me montre des photos plus anciennes de sa grand-mère, des photos en noir et blanc, où celle-ci apparaît toujours plus jeune. Et chaque photo me confirme qu’il s’agit bien de l’Ayita résolue et pugnace que j’ai connue lorsqu’elle avait à peine 10 ans.
La tête me tourne un instant. C’est si rare que j’apprenne ce que deviennent ceux que j’ai aimés mais que j’ai dû quitter en chemin, avant la fin de leur vie. Une bouffée de bonheur m'étourdit.
- Comme je suis contente qu’Ayita ait enfin trouvé un mari digne d’elle !
Vilma me fixe avec stupéfaction. Je réalise mon erreur, sans doute provoquée par l’alcool. Comment suis-je censée savoir le moindre détail de la vie d’Ayita ? Je me sens rougir.
- Je veux dire…. Pour toute femme… toute femme, on espère, trouvera l’homme qu’il lui faut…
Je balbutie encore quelques syllabes avant de me taire. Tout mon visage est brûlant, je dois être rouge brique. Vilma me regarde avec attention un instant interminable, puis reprend sans me quitter des yeux :
- Elle disait de toujours aller de l’avant. C’est ce que ma mère m’a appris. Même quand on perd tout, y compris ceux qu’on aime. Elle disait : ceux qu’on aime ne nous laissent pas seuls. Même quand la mort les surprend, de l’au-delà, ils veillent sur nous. Ils prévoient. Ils nous envoient ceux dont nous aurons besoin.
Elle hoche la tête et me pointe du doigt avec un sourire. Je souris en retour, sans oser rien dire. J’avais entendu Ayita dire cela - et elle parlait de moi.
Greg pousse un gémissement, il s’est assoupi pendant que nous parlions. Il commence à se relever avec notre aide. Vilma continue à me sourire.
- Maintenant, prenez bien soin de lui, me dit-elle.
Nous marchons lentement d’une moitié de la maison à l’autre. Greg s’appuie sur moi. Le descendant d’Ayita. Malgré ma bourde, je suis heureuse de cette découverte.
Je ne sais pas si tu avais déjà évoqué Ayita avant, ça m'a un peu frustré de ne pas me souvenir d'elle. Ca aurait donné d'autant plus de poids à la scène je trouve ! Sinon, c'est une super idée que Greg descende d'une personne que Max a connue et apprécié dans le passé. La conversion et la "bourde" étaient bien écrites, tu arrives bien à faire ressentir la joie de Max.
Vilma qui parle de sa famille, de son mari boxeur etc.. est très sympa également. Le personnage me plaît beaucoup, j'aurai été capable de l'écouter parler de Greg et de ses frères pendant assez longtemps ahah
La scène avec Leroy n'était pas très agréable mais peut-être nécessaire pour montrer la rancœur gardée par certains membres de la famille, pour faire comprendre que le passé a un poids.
C'est bien de voir Max et Greg, je me demande la direction que va prendre l'histoire maintenant. (la maladie d'Amy pourrait-elle s'aggraver ?)
Une petite remarque :
"Greg accueille de nouveaux venus" -> les nouveaux venus ?
Un plaisir,
A bientôt !
Tu n'as pas tort pour Amy, j'ai des raisons de parler de sa sante. Et bien vu, aussi, pour les freres de Greg... Il a des choses a comprendre sur leur colere a son encontre.
Merci encore pour tes remarques, ce regard exterieur avise, ca aide beaucoup !