CHAPITRE 19
1.
Aemouna m’avait conseillé de ne pas rester plus de douze ans dans ce couvent. De fait, douze mois me suffirent. Une fois l'été revenu, je perçus les journées différemment. Au lieu de savourer le passage des heures, l’inaction se mit à peser, allant jusqu'à m’oppresser. J’avais pourtant peur de reprendre la route, seule avec mon ânesse et ma carriole. Je craignais les mauvaises rencontres.
La Mère Supérieure eut un sourire indulgent devant ma petite fortune, étalée devant elle.
- Nos moniales arrivent pourvues d’une dot conséquente, mon enfant.
- Ma Mère, je pourrais devenir Sœur Converse ? Je connais mon affaire en cuisine.
- J’en suis sûre. Vous ferez le bonheur d’une communauté. La nôtre, en ce moment, est trop abondante en personnes de service. Nous peinons à nourrir tout ce monde.
J’avais suffisamment observé les allées et venues à Notre-Dame de la Pierre pour me permettre d'être sceptique. Le visage d’une autre Mère Supérieure me vint à l'esprit, celle qui nous précipita, Emilie et moi, dans la maison de Raimpert en refusant de nous accueillir pour quelques heures. Une vague de colère me traversa. Ces femmes de Dieu au visage paisible qui ferment leur porte et rejettent les plus vulnérables dans l'âpreté du monde…
Elle me bénit à mon départ. Je n'étais pas trop impressionnée. Pourtant, il me faut bien l’admettre : cette prière se révéla fructueuse.
En quelques heures, je rencontrai une famille elle aussi en route : Xavière Deschamps et ses tout jeunes enfants. Le mari de Xavière venait de mourir d’un soubresaut de peste, emportant ses propres parents dans la tombe. Ils avaient tous vécu sous le même toit depuis le mariage et, presque du jour au lendemain, Xavière se retrouvait la seule adulte. La jeune femme retournait chez son père, un apothicaire de la paroisse de Saint Espérât, à deux jours de distance. Elle avait engagé des hommes du village pour l’escorter mais ils disparurent dans une auberge où elle devina qu’ils burent leur avance de salaire puis décidèrent de décamper. Elle me raconta les circonstances de son périple avec candeur, puis se tut soudain.
- Je n’aurais pas dû parler de peste ! se lamenta-t-elle. Vous allez nous fuir à présent. Nous ne sommes pas atteints, les petits et moi. Je vous assure !
Je lui souris.
- Ne craignez rien, Madame. Je n’ai pas peur de la peste. J’ai contracté la maladie il y a plusieurs années, et j’ai guéri. Depuis, je suis protégée. J’ai aidé à soigner des malades sans plus jamais être atteinte.
La jeune femme en pleura presque de joie. Une fois parvenus à Saint Espérât, de nouveau, la bonne fortune se manifesta. La gouvernante de l’apothicaire venait de quitter son emploi et la bourgade après son mariage avec un maréchal-ferrant d’une autre paroisse. Je fus engagée sur les recommandations enthousiastes de ma compagne de voyage. Ainsi commencèrent une quarantaine d'années quiètes au sein d’une famille attachante.
Evrard, le père de Xavière, était bienveillant et aimait enseigner ce qu’il savait. Il m’apprit à lire et à écrire, renforça aussi mes connaissances en calcul. Il partageait même, au hasard de nos conversations, ses connaissances des remèdes et des plantes et s’avoua impressionné par certaines de mes concoctions. Il me fit l’honneur de reprendre à son compte la pommade à la verveine que j’avais confectionnée lors de mes années de captivité. J’aimais sa douceur et son sourire quand je m’asseyais près de lui pour nos leçons. S’il avait été en santé suffisante pour les désirer, je l’aurai comblé de caresses tendres et réconfortantes. J’eus beaucoup de chagrin quand il nous quitta.
Tandis que Xavière prenait de l'âge, d’une année sur l’autre, je prétendis faire de même. Elle s’arrondit en atteignant un âge respectable, je m’appliquai à perdre du poids. J’enduis mes cheveux de cendres, prétendant que ça les renforçait alors que “je les perdais”. La cendre permettait de masquer mon absence de cheveux blancs et changeait mon apparence, comme le vieillissement l’aurait fait. Je marchais lentement, la main dans le dos, la tête penchée, la démarche d’une vieille dame chenue.
- Ne meurs pas avant moi… supplia Xavière un soir d’automne.
Je promis. Quelques jours plus tard, Xavière expirait dans son sommeil. Le lendemain, dans la faible clarté qui précède l’aube, je me préparai à quitter la région. Je laissai tomber mon vieux tablier sur la berge du ruisseau qui coulait au fond du jardin. Personne ne pouvait survivre longtemps dans cette eau glacée. La famille comprendrait que je m'étais noyée. Avais-je été poussée par le chagrin ou était-ce un accident dû à la sénilité de mon grand âge ? Ils ne sauraient jamais.
2.
Quelle est la durée de vie d’une bénédiction émise par une Mère Supérieure ? Était-elle encore active après plus de quarante ans ? Vêtue d’une robe de laine et d’un manteau que Xavière m’avait donnés dans sa jeunesse, je me posais la question en arpentant la place du marché de la ville de Flussenburg, où j'étais parvenue avant l’aube. Les producteurs commençaient à monter leurs étals.
Il me semblait que la distance qui me séparait de Saint Espérât et de quiconque pouvait m’y avoir connu était suffisante. Il fallait seulement que je ressorte du fond de ma mémoire mes souvenirs de la langue locale.
Je cherchais du regard quelques fortes femmes de la région parmi les vendeurs, de ces femmes sagaces qui connaissent tout le monde. Pour peu que leur famille ait eu à faire ailleurs ce jour-là, elles avaient souvent besoin d’aide pour déballer leurs produits, c’était une façon fructueuse de prendre langue. Où étaient les bonnes maisons qui avaient besoin d’une cuisinière ou de tout autre servante ?
Je flottais dans la robe de Xavière. Le froid du petit matin et la faim me faisaient grelotter. Il me restait un peu d’argent mais je voulais m’assurer d’une ou deux pistes de travail sérieuses avant de le dépenser. Une femme au visage vigoureux empilait pommes et poires sur son étal. Je regardais les fruits avec envie.
- Va-t’en ! cracha la femme, découvrant des gencives ou des dents manquaient. Que je ne te prenne pas à voler !
Je la regardai avec lassitude. Je ne m'étais même pas approchée. Je lui tournai le dos et m'éloignai sans rien dire. A ma surprise, elle me rattrapa.
- Je me suis fait larcinée par une gamine dans ton genre la semaine dernière. Alors je me méfie… Elle m’a dérobée presque toutes mes nèfles ! Mais toi, tu es honnête, oui ? J’ai besoin d’aide avec mes châtaignes. Je te donnerai des poires pour te remercier.
C’était un signe du Ciel. Les châtaignes sont mes fruits préférés. Comment ne pas être séduit par ces trouvailles des sous-bois, leur chair cachée sous une fine carapace d’acajou, astucieusement dissimulées dans leurs conques hérissées de piquants ? Et on peut les accommoder de tant de façons ! Avec deux pierres plates, je les décortiquai si vite que la commère me permit de croquer deux pommes et une poire et y ajouta un petit verre d’eau de vie, dont elle but de son côté une bonne lampée. Elle rit aux éclats en voyant mon visage s’empourprer sous l’effet de l’alcool. Notre conversation devint très gaie. L’alcool est un excellent moyen de stimuler la mémoire et de ramener à la vie tout un vocabulaire presque oublié d’une langue jadis conquise et maîtrisée. Je détaillai plusieurs façons d'accommoder les châtaignes, la façon de les marier en potage avec un quartier de potimarron, de les bouillir puis sauter avec des petits oignons de printemps.
- Ou alors on peut les écraser et les mélanger avec des orties, on ajoute un œuf si on en a un, et on en fait des galettes qui cuisent sur une plaque chaude au-dessus des flammes… Et ça tient si bien au corps! -Tu en sais, des choses, nota la bonne femme. Alors que tu es si jeune !
Je ris.
- Oh oui, j’en ai, de l'expérience.
Je baissai la voix.
- J’ai grandi dans le couvent de Notre-Dame de Saint Pierre. Les Sœurs m’ont trouvée tout bébé devant leur portail, et comme personne ne voulait de moi, elles m’ont gardée. Depuis mes 6 ans, je suis aux cuisines. Et les Sœurs, je peux vous le dire, ma Commère, dès lors qu’elles ne jeûnent pas pour Dieu, elles aiment bien manger !
Ma compagne eut un grand rire qui ressemblait au glapissement d’une renarde. J’ajoutai :
- Et elles sont exigeantes ! Ce ne sont pas toutes des oies blanches…. Faut pas se fier à l’habit !
Ce trait, qui n’avait rien de trop subtil, nous fit pleurer de rire plusieurs minutes, attirant l’attention des bourgeois qui arrivaient.
- Alors, pourquoi t’es pas restée là-bas ?
Je fis une petite grimace et haussai les épaules.
- Elles ont engagé une nouvelle cuisinière, et celle-là n’était pas une drôle. Elle voulait tout commander, et elle ne m’aimait pas. L’ancienne, qui me connaissait depuis toujours, elle me laissait faire des plats, des desserts… La nouvelle, c’est à peine si elle me permettait d'éplucher une carotte…
La commère émit un petit bruit de commisération. Puis elle entra en conversation avec une jeune femme approchante qu’elle semblait bien connaître. Je fermai les yeux, respirai profondément et tentai de rassembler mes esprits. Il ne fallait pas qu’on me prenne pour une ivrognesse me moquant de religieuses pleines de dignité dans ce lieu où j'espérais trouver une bonne place pour au moins une petite décennie.
La commère frappa ma main. Je sursautai.
- Petite, comment tu t’appelles déjà ?
L’interlocutrice était une domestique, ses vêtements le montraient mais ils étaient faits d'étoffes neuves et de bonne qualité. Elle ne grelottait pas. Les yeux fixés sur moi, elle essayait de se faire une opinion.
- Xavière Bach ! lançai-je d’une voix forte.
Autrement dit, Xavière Ruisseau. J’étais censée avoir disparu dans un ruisseau avant de « renaitre » à cette nouvelle identité.
La marchande garda sa main sur la mienne, un peu inquiète. Je devinai qu’elle craignait que, sous l’influence de l’alcool, je ne donne pas la meilleure image de moi. Elle se tourna vers la jeune femme.
- Alors Xavière a été élevée dans un couvent, et a cuisiné pendant des années pour les Sœurs. Toute jeune qu’elle est, elle a déjà beaucoup d'expérience. Et elle est drôle, sans être insolente. Une bonne compagnie.
Je hochai la tête, touchée par les paroles de la femme.
- Liselotte Berg, me dit-elle en désignant la jeune femme. Elle travaille au manoir. Ils ont toujours besoin de personnel de qualité, là-bas.
Je souris à Liselotte, qui interrogea la commère comme si elle était officiellement ma porte-parole.
- Elle a quel âge ?
- Oh, elle n’a pas plus de 15 ans, assura la commerçante en me regardant.
Son estimation était bonne à prendre… Je pensais 18, mais 15, c'était mieux. Si cette vie me plaisait, je pourrais la garder quelques années de plus en me prétendant le plus jeune possible à mon arrivée. Ma maigreur contribuait à me donner l’allure d’une adolescente.
- J’ai 15 ans, confirmai-je, prenant soin cette fois de parler avec douceur.
Les deux femmes échangèrent un sourire. Liselotte cette fois s’adressa à moi.
- Tu veux venir avec moi au manoir ? Je te présenterai à la gouvernante. Nous avons perdu deux personnes à la cuisine ce mois-ci. Et tu vas m’aider à choisir et à transporter les victuailles que je suis venue chercher.
La prière de la Mère Supérieure semblait toujours active en ma faveur.
- Oui, Madame, volontiers.
Je me levai et la suivis. Je me retournai un instant vers la bonne marchande, lui souris avec gratitude. Elle me fit un geste de la main, contente, et reprit ses déballages.
3.
- C’est une bonne place, expliqua Liselotte. Et la meilleure cuisine pour commencer un apprentissage. D’autant que tu n’es pas complétement débutante ?
La carriole, tirée par un robuste petit cheval sous la direction d’un cocher près duquel nous étions assises, brinquebalait et avançait lentement. Elle était chargée de victuailles.
- Je me débrouille, lançai-je, poursuivant avec un élan qui se voulait spontanée : mais j’ai tant à apprendre ! J’aime apprendre.
Rien de pire pour le personnel en place que l'arrivée d’une nouvelle qui prétend déjà tout savoir. Je jetai un regard vers les provisions que nous transportions.
- Beaucoup de gens à nourrir au Manoir ? demandai-je.
- Oh oui ! Et nous devons toujours être prêts au cas où des amis de Monsieur ou Madame viennent à l’improviste. Ils offrent l'hospitalité très généreusement, quel que soit le moment.
Elle me parla volontiers de Monsieur, le négociant le plus fortuné de toute la région, Madame, de noble naissance, et leurs trois enfants à présent adultes. Un des fils était l’écuyer d’un chevalier. L’autre étudiait au séminaire. Leur fille s’était mariée à un jeune Comte qui trépassa la même année d’une chute de cheval. Elle était revenue vivre dans la maison familiale. Bien sûr, la demeure était pleine de monde : la cuisine était dotée d’une large brigade, les femmes de charge entretenaient les lieux, les chambrières et les valets servaient la Famille et leurs principaux intendants, les lingères et les couturières s’occupaient des tenues et vêtements des uns et des autres. Des jardiniers avaient même créé des lieux de promenade jouxtant la demeure. Les hommes d’armes assuraient la sécurité de tous.
- La gouvernante coordonne tous les services et s’assure que la Famille a tout ce dont elle a besoin. C’est elle que nous allons voir pour ton embauche.
Liselotte se pencha vers moi et sourit.
- La gouvernante, c’est ma mère. J’ai toujours vécu au manoir. Maintenant, je travaille avec elle. Je répertorie ce dont nous avons besoin et je vais le chercher au village ou auprès des fermiers. Aujourd’hui, tu en fais partie !
Le manoir, entouré de murs de pierre, se trouvait au détour d’un petit chemin à la sortie du bourg. Une arche sculptée surmontait une grille en fer forgée aux motifs complexes, que deux hommes en armes ouvrirent à notre arrivée puis refermèrent.
Ce manoir m’impressionna : il avait la taille d’un petit château, un bâtiment sur trois étages en pierres grises, flanqué d’une tour étroite sur un côté abritant sans doute un escalier en colimaçon. Ainsi une famille fortunée vivait la ? Je n’avais jamais vu une demeure de cette classe aussi exposée. Pas de pont levis, pas de douves, les murs d’enceinte ne faisaient pas plus de deux mètres de haut, même moi aurais pu les escalader sans beaucoup de mal. Les fenêtres n'étaient pas étroites ou même protégées. La lumière du jour devait y entrer agréablement, mais une bande de brigands bien organisée pouvait facilement forcer leur entrée dans différents points de la demeure et désorienter les gardes. La région était-elle donc si calme et sûre que de tels dangers n’avaient pas à être envisagés ?
La carriole entra sous le grand porche puis tourna aussitôt vers une entrée de service le long de la façade intérieure. Aussitôt, plusieurs hommes vinrent à notre rencontre et commencèrent à la décharger.
Sans leur prêter attention, Liselotte mit pied à terre et me fit signe de la suivre. Je restai immobile un instant, découvrant le jardin : une large pelouse entourée d’arbres fruitiers, et des chemins de terre menant vers des massifs de fleurs et des buissons de fruits espacés jusqu’aux murs d’enceinte de la propriété.
- La Famille aime se promener dans les jardins quand le temps le permet, commenta Liselotte. Ils ont chacun leur moment dans la journée. Ils se promènent aussi à cheval dans les bois, selon les jours.
Un homme massif, grand mais marchant difficilement, sortit à ce moment et s’engagea dans l'allée. Il s’appuyait sur un grand bâton surmonté d’un pommeau argenté. Son apparence était des plus étranges : il portait par-dessus ses chausses une tunique de soie jaune qui descendait presque jusqu'à ses pieds. Son crâne était rasé, à l’exception de l'arrière de sa tête, ou poussait une longue tresse de cheveux noirs. Je n’avais jamais vu qui que ce soit lui ressemblant de toute ma longue vie.
- C’est Monsieur ? demandai-je à Liselotte en le désignant d’un coup d’œil.
Elle éclata de rire.
- Non ! C’est le Mongol ! Il se promène toujours tôt le matin.
4.
Le Mongol, m’expliqua Liselotte, avait vécu avec Monsieur depuis l’enfance de Monsieur. Il avait été son précepteur et n’avait jamais quitté son service. Il était à présent bien vieux mais encore alerte. On le disait le descendant d’un de ces barbares venus d’Orient qui avaient dévasté tant de contrées. Liselotte croyait savoir qu’il était né dans la région, mais avec des traits si marqués par l’Asie que sa mère n’avait pu se résoudre à l'élever elle-même. Un orphelinat l’avait accueilli et éduqué. Encore très jeune homme, les parents de Monsieur l’avait engagé pour enseigner leur fils. Le Mongol ne l’avait jamais quitté, et encore aujourd’hui le conseillait dans ses entreprises.
- Si tu es amenée à le voir de près, tu verras, il est… très différent. Il a une drôle d’odeur. Et quand il te regarde, avec ses yeux plissés, il te donne une espèce de tournis, c’est comme s'il pouvait t’hypnotiser. Mais je ne pense que tu auras à t’en préoccuper dans les cuisines. Viens.
Je la suivis à l'intérieur du manoir, où une succession de couloirs étroits menait aux communs. Nous trouvâmes Maria, la mère de Liselotte, dans le cellier, une large salle fraîche en demi-sous-sol, où elle notait l'arrivée des denrées et donnait des ordres rapides aux hommes de charge pour les organiser. Les deux femmes se ressemblaient, elles avaient la même expression à la fois vigilante et gracieuse. Je me pris à espérer que je deviendrais leur amie. Liselotte me présenta.
- Voici Xavière Bach, Maman. Elle a déjà travaillé dans les cuisines du couvent où elle a grandi. Elle a 15 ans, elle est pleine d'énergie et d’enthousiasme. Elle pourrait prendre la suite de Gudrun ?
Je regardai Maria en m’appliquant à montrer un abord tout à la fois sérieux et aimable, un sourire modeste sur les lèvres. La gouvernante me jeta un coup d’œil et nous fit signe de la suivre. Nous nous retrouvâmes à l'extérieur, non loin de l’endroit où la carriole se trouvait encore.
Maria me toisa un long moment sans sourire, sans un mot.
- Montre-moi tes mains, ma fille, dit-elle finalement.
Je tendais les bras vers elle, les mains retournées pour lui montrer mes paumes. Mes doigts étaient un peu collants à cause des fruits que j’avais mangés. Elle les regarda puis leva les yeux vers mon visage.
- Souris moi ?
Les yeux de Liselotte s’arrondirent sous l’effet de la surprise. Ce ne devait pas être une commande habituelle lors d’une embauche. J'obéis.
- D’avantage. Je veux voir tes dents.
Je fis l’effort d’un large sourire.
- Bon. Explique-moi, pourquoi ta peau est-elle si foncée ? Tu es noiraude ! As-tu fait la récolte sous le soleil ?
J’expliquai avec ce qui, je l'espérais, était un ton docile inspirant confiance :
- Non, Madame. Ma peau a cette couleur toute l'année. Je ne sais pas pourquoi. Je ne connais pas mes parents, j’ai été abandonnée à la naissance.
Maria hocha lentement la tête, semblant hésiter à prendre une décision. Finalement, elle me demanda de la suivre à l'intérieur du manoir, laissant sa fille derrière nous.
5.
Nous n’allions pas vers la cuisine comme je l'espérais. Nous empruntâmes l’escalier en colimaçon vers l'étage du dessus puis je la suivis dans des couloirs plus larges, où des tapis couvraient le sol. La température y était agréable malgré l’heure précoce. Comme je l’avais deviné, les fenêtres laissaient entrer le soleil, créant une atmosphère d’une étonnante clarté.
Finalement, Maria s'arrêta devant une porte au bois ouvragé. Elle frappa, entendit une réponse, me recommanda de ne pas bouger et entra. Un moment plus tard, elle apparut dans l’embrasure et me fit signe de la suivre.
Nous nous trouvions dans une chambre encore obscure - les volets de la pièce étaient à peine ouverts. Un lit à baldaquin en occupait une large portion. Ses colonnes en bois sombre étaient en partie cachées par un drapé cramoisi. Cinq ou six jeunes filles se préparaient pour leur journée, parlant et riant entre elles. Elles me semblaient très jeunes, plaisantes et dotées de vêtements de prix que certaines étaient encore en train d’enfiler. On me conduisit devant celle qui, installée dans un large fauteuil, se trouvait au cœur de leurs mouvements. Deux servantes coiffaient ses longs cheveux très blonds, chacune d’entre elle tressant une portion, travaillant ensuite de concert pour entrelacer les deux parts en un chignon compliqué.
Juste vêtue de sa chemise de jour, elle me regarda, un sourire amusé aux lèvres.
- Xavière Bach, me dit-elle. … venue travailler aux cuisines.
Elle prononçait Xavere et dit en riant que mon nom était un nom de garçon. Mais qu’il m’allait bien, je ressemblais à un petit garçon. Son visage était si parfaitement dessiné, sa posture petite et gracieuse, je me sentis par contraste presque grotesque. Désorientée aussi. Les parties “nobles” de telles maisons m'étaient d’habitude inaccessibles. La cuisine était le lieu familier où je pouvais trouver mes marques rapidement et montrer mon utilité. Que faisais-je dans la chambre de la fille de la maison ?
- Montre-moi tes mains, Xaver Bach, commanda-t-elle.
Encore une fois, j'étendis mes bras vers elle. Elle tourna mes paumes pour en contempler le dos. Ses amies s'étaient rassemblées autour de nous. Elle mit sa propre main à côté de la mienne. Les amies poussèrent des exclamations enthousiastes. Je ne comprenais toujours pas.
- Xaver, reprit la jeune femme, veux-tu rester ici avec moi, avec nous ? Au lieu d’aller aux cuisines ? Veux-tu être une de mes dames de compagnie ?
La peur et une autre émotion difficile à définir, mélange d’excitation et d'appréhension, m’envahirent.
- Madame, dis-je en trébuchant sur les mots, je suis ici pour vous servir. Ou que vous vouliez.
Cela fit rire les amies, sans que je comprenne pourquoi. La jeune maîtresse prit ma main dans la sienne, dans un élan chaleureux.
- Xaver, je m’appelle Gisela. Tu vas m’appeler Gisela à présent. Et c’est ton jour de chance ! Au lieu de travailler dur dans la cuisine toute la journée, tu vas rester ici avec nous, à me tenir compagnie et nous allons beaucoup nous amuser toutes ensemble.
Les autres jeunes femmes poussèrent des exclamations enthousiastes et des rires. Je hasardai un sourire timide.
- Elle a quel âge ? demanda l’une des amies, brune qui boutonnait un long gilet de velours brodé.
- Elle a l’air d’avoir 12 ans ! répliqua une autre sur ma gauche que je pouvais juste deviner.
- Elle est maigre ! La peau sur les os, c’est tout ! Et si noiraude, est-elle noiraude partout ?
- J'espère bien, répondit Gisela en riant.
Une des jeunes femmes saisit le pan de ma robe qu’elle écarta sans ménagement, dévoilant ma chemise de jour et la naissance de ma gorge.
- Oui, confirma-t-elle. Noiraude partout !
Toutes parlaient de moi, sans jamais s’adresser à moi. Etais-je dans un rêve ? C’était si étrange.
- Et regardez, s’exclama Gisela, regardez mon teint de porcelaine à côté d’elle ! Je n’ai jamais paru aussi éclatante !
Des répliques fusèrent, assurant que Gisela était éclatante tous les jours. Cette fois, je compris. J'étais engagée pour côtoyer Gisela et, par contraste avec ma peau brune, la montrer dans toute son exquise pâleur.
Peut-être fallait-il embrasser ce surprenant retournement de situation ? J’allais être payée pour simplement vivre avec Gisela et ses amies et les montrer sous leur meilleur jour. D’ailleurs, avais-je le choix ? Gisela semblait ravie et remercia Maria de m’avoir amenée tandis que la gouvernante, un sourire aux lèvres, prenait congé.
- Merci de votre générosité, Madame, dis-je intimidée, d’une voix à peine audible. J'espère vous satisfaire dans mes services.
Là encore, des rires accueillirent mes propos sans que je sache pourquoi. Mon accent, sans doute ? La porte s’ouvrit. J’entendis des pas décidés, et le regard des amies, soudain tempéré, ainsi que leur silence m’apprit qu’une personne d’autorité s’approchait.
- Mère, regardez qui vient de rejoindre mes dames de compagnie, s’exclama la jeune femme en me faisant pivoter, la main sur l'épaule.
Madame, une version plus ronde, mure de sa fille, richement vêtue, émit un bruit de gorge surpris et me dévisagea sans plaisir. Devant sa question muette, Gisela expliqua et montra à nouveau nos mains côte à côte.
- Quelle drôle d'idée… soupira Madame. Au moins dis-moi que tu vas la vêtir autrement ! Ces hardes, ce n'est pas possible ! Et elle sent !
- Mais bien sûr, Mère. Karine va venir prendre ses mesures. Et en attendant, la petite… attends, je me souviens de son nom ! Xaver ! Xaver Bach ! (Rires de toutes part) Xaver va porter une de mes robes d’avant mon mariage, quand j'étais si menue.
- Elle ressemble à un singe, soupira Madame. Tu te souviens des singes que nous avons vus, avec ces affreux saltimbanques l’an dernier…
- Vous croyez qu’elle a des puces ? demanda une des amies.
- Elle vient d’un couvent, elle a dû apprendre à être propre…
- Ça dépend, elle n’était pas une religieuse ! Et qui sait par où elle est passée avant d’arriver ici…
Sourire devenait de plus en plus difficile.
6.
- Ce sont des oies qui cagnardent sans même réfléchir à ce qu’elles disent…
Emilie me soufflait ces paroles à l’oreille pendant qu’une des chambrières formait un chignon sévère avec mes cheveux ternes. Clairement, le but n’était pas de me mettre en valeur, ce qui me soulageait. Je voulais passer inaperçue. Je me sentais si peu à ma place que j’attendais à tout moment d'être rappelée à l’ordre et jetée dehors. Un retour à la cuisine m’aurait rempli d’aise. Ma petite Sainte poursuivit :
- Elles passent leurs journées à rire, à répandre des rumeurs… elles ont peu à faire et l’ennui les taraude... alors tu penses… elles sont ravies de la nouveauté que tu apportes…
Sous les regards et plaisanteries du petit groupe, je fus lavée et mise dans une robe verte, cintrée sous la poitrine, aux longues manches élargies progressivement du coude au poignet. Une fois vêtue, toutes me regardèrent en silence.
- Mais ce n’est pas si mal, Xaver… dit Gisela pensivement. Tu es donc une femme, malgré ton prénom.
En revanche, je ne pus enfiler les bottines fines à bout pointu et recourbé qui accompagnait la toilette.
- Elle a des pieds si larges, soupira la chambrière. Elle a dû marcher pieds nus toute sa vie !
Cela mit la compagnie en grande joie, surtout lorsque Gisela suggéra de trouver des chaussures ayant appartenu à ses frères.
- Non, ma première impression était la bonne ! Xaver est bien un homme ! conclut-elle.
7.
- Il faut que tu t’habitues à vivre dans ce monde, chuchota ma petite Sainte. Ça te prépare à évoluer dans d’autres cercles… Laisse-les dire, laisse-les parler, ris de toi avec elles… Imagine-toi dans un océan. Ne te bats pas avec le courant, laisse-toi guider, reste attentive …
Plus tard dans la journée, nous étions parvenues dans une salle qui me parut immense et qui s’organisait autour de deux larges cheminées situées à ses deux extrémités. Marcher s’était avéré difficile dans ces chaussures d’hommes trop grandes, ce qui provoqua mille commentaires hilares de mes compagnes.
Finalement, notre groupe se posa sur les fauteuils et sièges près d’une des cheminées. De grands tapis aux couleurs vives recouvraient les pierres froides du sol. Assise sur un tabouret, je repris mon souffle. La chaleur de la flambée me réconforta. Je perçus le bruit régulier, dehors, d’une pluie continue dans la nuit tombante. Il me fallait rendre grâce. J'étais sous un toit, dans un emploi prestigieux - qui comportait, certes, des inconvénients - mais à l’abri et au sec.
Près de l’autre cheminée, je vis le Mongol assis près d’un homme à la barbe grise, vêtu d’une tunique de velours bleu. Gisela me prit le bras.
- Viens. Je vais te présenter à mon père.
Les oies émirent des rires qui s’efforçaient de rester discrets.
- Ne la laisse pas près du Mongol, souffla une des suivantes. Il la mangera !
Arrivant à proximité des deux hommes, Gisela salua son père, je hasardai une révérence. L’homme avait un visage calme et un peu triste, mais l'arrivée de sa fille le fit sourire. Le Mongol nous regardait, impassible, un léger sourire aux lèvres. Il était massif et de par sa corpulence débordait presque du fauteuil où il était installé.
- Père, voici Xaver Bach, ma nouvelle dame de compagnie. Elle est arrivée aujourd’hui.
Monsieur me jeta un coup d’œil rapide puis regarda le petit groupe qui nous observait, installé près de l’autre cheminée.
- Une nouvelle dame de compagnie ? Tu as déjà…
- Père, repris Gisela avec le ton suppliant d’une petite fille, j’ai deux dames de compagnie, c’est vrai. Mais deux, ce n’est pas beaucoup ! Vous savez bien que Verena, Ute et Susanne vivent avec nous sans peser sur nos finances. Nous sommes ensemble depuis toujours, elles sont comme mes sœurs ! Minna et Gretel ont été engagées par mon défunt mari et m’ont suivie quand je suis revenue ici. En fait, Xaver est la toute première dame de compagnie que je choisis… si vous me le permettez…
Monsieur parut réfléchir un instant, regarda le Mongol qui lui sourit.
- Père, reprit Gisela. Xaver est orpheline, elle a grandi dans un couvent, sans aucune famille. Elle a toujours été une servante. Elle a tout juste 15 ans. Ne mérite-t-elle pas cette chance de connaître une vie où elle ne travaille pas du matin jusque tard dans la nuit ? N’est-ce pas la chose chrétienne à faire? Elle est très douce.
Monsieur me regarda à nouveau. Ses yeux bleus semblaient las. Rapidement, il hocha la tête.
- Merci Père ! Vous êtes si bon !
Nous regagnâmes l’autre cheminée. Gisela tenait ma main avec une force surprenante pour la taille de sa petite poigne, un sourire victorieux aux lèvres.
8.
Le jeune marquis Markus von Friedrich annonça la venue de son ambassade, en réponse à la suggestion de Monsieur. Gisela était ravie - Markus avait été un ami de son mari, il plaisait à ma maîtresse et des messages avaient été échangés depuis son retour au manoir. La délégation avait pour mission de s’entendre sur les détails du mariage avant les fiançailles officielles.
Gisela répétait le nom de son prétendant à tous moments, au lieu de ses habituels “Xaver… petit garçon ou petite fille ?” ou d’autres commentaires sur ma propreté, la taille de mes pieds ou ma nature silencieuse. C’était un agréable changement car quand elle se moquait de moi, ses compagnes rivalisaient de zèle à faire de même. Cela ne me blessait pas vraiment - je les imaginais toutes sous la forme d’oies se dandinant tandis qu’elles pensaient me narguer de leurs questions perfides ou leurs plaisanteries - mais j'étais lasse.
Les trois amies de Gisela dormaient avec elle dans le grand lit. Les dames de compagnie, Minna, Gretel et moi, avions des coussins et des couvertures et dormions à leur pied. Dès le drapage du lit à baldaquin rabattu pour la nuit, les deux jeunes femmes cessaient de m’être hostiles. Elles n’avaient plus de rôle à jouer en l’absence de leur maîtresse. Sans nous lier, nous existions dans une certaine paix.
Une seule exception : Gisela un jour me pinça en passant près de moi - utilisant ses ongles en un douloureux mouvement tournant. Je sursautai mais restai silencieuse. Pendant la journée, ses amies l’imitèrent. Je savais les amies intouchables. Je restai impassible. Cette petite douleur était si peu de choses en contraste avec ce que j’avais subi dans le passé. J'éprouvais aussi une certaine satisfaction, soigneusement dissimulée, devant la frustration que ma passivité engendrait.
Puis, quelques heures plus tard, alors que nous étions dans la chambre de Gisela, avant le coucher, Minna imita ses compagnes et me pinça à son tour. La colère me submergea soudain et avant même que je l’ai même seulement envisagé, je la giflai à toute volée, entraînant la stupéfaction de toutes, moi comprise. Minna, choquée, la main sur sa joue, se tourna vers Gisela, comme pour demander justice. Gisela, la bouche encore arrondie de surprise, me regarda. Je dis simplement :
- Une fois de trop.
Gisela se tourna vers Minna et répéta, comme si c’était l'évidence :
- Une fois de trop !
L’incident fut clos. A noter que plus personne ne me pinça par la suite.
Pour détourner l’attention de ma personne, et parce que j'étais intriguée moi-même, je posai quelques questions sur le Mongol. Le petit groupe s’agita devant la perspective de ce sujet à partager avec quelqu’un qui n’en connaissait pas le premier mot.
Gisela commença : le Mongol détestait les femmes, il avait toujours gardé la plus grande distance avec sa Mère et avec elle, alors qu’il montrait amabilité et intérêt pour ses deux frères, et bien sûr, une grande dévotion pour Monsieur. Et cela n’était pas étonnant : il était un homophile, il n’avait d’ailleurs jamais pris d'épouse, il n'appréciait que la compagnie des hommes. Il avait eu un secrétaire qui travaillait à ses côtés et partageait sa chambre.
- Je me souviens de lui ! s’exclama une des amies. Comment s’appelait-il?
- Volker ! répondit Gisela. Il est resté des années… et un jour, il a disparu… pas comme un serviteur qui trouve une autre place ! Il a juste… disparu... sans laisser de trace.
Minna, Gretel et moi échangeâmes un regard.
- Mais que lui est-il arrivé, a ton avis ? demanda Gretel.
- Personne ne le sait, répondit Gisela avec une sombre délectation. Mais on dit que les gens de sa race, les Mongols… ils mangent leurs amants ou leurs femmes quand ils n’en sont plus satisfaits…
Un silence macabre accueillit cette déclaration. En femme de cuisine, je réfléchis à la difficulté que représenterait le meurtre puis le dépeçage d’un homme adulte, la quantité de sang versé qui en résulterait, sans compter la nécessité d’un minimum de cuisson ou d'apprêtage avant l’ingestion. Une telle disparition aurait laissé des traces.
Gisela conclut son récit par une recommandation solennelle de ne pas approcher le Mongol et encore moins ses quartiers.
Quand nous étions près de la cheminée, dans la grande salle commune ou les repas étaient aussi servis sur une longue table dressée par les servantes deux fois par jour, mes compagnes jouaient aux cartes, brodaient, chuchotaient entre elles. Je m'étais révélée inapte aux jeux, je n'étais pas assez propre, apparemment, pour avoir le droit de toucher les tissus à broder ; les conversations ne m’incluaient pas même si j’en étais parfois le sujet.
Pendant ces journées de désœuvrement, la mélancolie me gagnait. Les mauvais souvenirs revenaient à la surface de mes pensées. J’avais souvent envie de dormir dans la journée, mais peinait à m’assoupir le soir.
J’avais pris pour habitude d’observer Monsieur et le Mongol, conférant ensemble auprès de l’autre cheminée. Comme j’aurais aimé être à leurs côtés, participer à leur vie, agir… Je notais que les conversations entre eux suivaient souvent le même protocole : Monsieur, soucieux et triste, parlait longuement au Mongol, j’imaginais qu’il détaillait un problème. Le Mongol écoutait sans l’interrompre. Puis posait une ou deux questions.
Ensuite, le silence s’installait entre eux. Le Mongol soupirait profondément à intervalles irréguliers, contemplait le plafond. Son cou était si épais qu’il évoquait le tronc d’un petit arbre. Monsieur regardait le Mongol. Puis le Mongol se redressait dans son fauteuil et c’était son tour de parler longuement. Monsieur écoutait, posait quelques questions. Puis le visage de Monsieur s'éclairait et il hochait la tête avec satisfaction.
9.
- Markus a envoyé le confesseur de son père pour négocier le mariage, nous apprit Gisela ce matin-là.
Elle avait une missive de son prétendant à la main. Nous étions encore dans sa chambre, et nous produisîmes les onomatopées impressionnées qu’elle attendait. Elle poursuivit :
- C’est un diplomate hors pair. Le Mongol et lui vont s’entendre rapidement, j’en suis sûre. Le Mongol a réussi à récupérer toute la dot de mon premier mariage, même la portion que la famille de Hans voulait garder. Et comme il me hait, il va tout faire pour que ce mariage ait lieu rapidement - et que je parte vivre ma nouvelle vie loin d’ici !
Ute ricana.
- A moins qu’il ne croque Monsieur le Curé !
Elles rirent en cœur. Je pris mon air absent et restai impassible. Gisela pouvait penser que je n’avais pas compris. Elles avaient trop ri de moi pour que j’ai envie de rire avec elles de quelqu’un d’autre. J'espérais aussi que Gisela se lasserait de moi et de mon visage inexpressif. Au moment de quitter le manoir pour son mariage, elle n’aurait peut-être pas envie de m’emmener. Je rêvais toujours de rejoindre le personnel de cuisine. Les repas étaient délicieux. J’aurais, c’est vrai, beaucoup de choses à y apprendre.
- Non, répondit Gisela en reprenant son souffle. C’est un vieux monsieur. Je pense que le Mongol ne croque que de la chair de jeune homme !
Nouveaux concerts de rire, cette fois un peu coquins.
- Markus me dit que son meilleur ami, Aldebert, escorte son émissaire, avec deux compagnons. Et il ajoute….
Cette fois, elle fit une pause et leva un index, nous regardant les unes après les autres.
- Il ajoute que ces trois jeunes hommes, très bien nés, sont célibataires et… impatients de nous rencontrer. Je ne serai peut-être pas la seule à me marier !
Nouveau concert de rires et petits cris. Ute, la plus mordante des amies de Gisela, me jeta un regard.
- Xaver, tu as envie de te marier ?
Toutes se tournèrent vers moi.
- Je ne sais pas… répondis-je d’un air hésitant.
Ute se tourna vers Gisela d’un air gourmand.
- Xaver a toujours vécu au couvent. Elle ne doit RIEN savoir de la vie !
- Elle n’a sans doute jamais embrassé de garçon… Ni même vu un homme de près ! Sait-elle d'où viennent les bébés ?
Comme d’habitude, les jeunes femmes faisaient les questions et les réponses pour moi. Mais Gisela les interrompit finalement.
- Xaver, tu sais comment les bébés viennent au monde, n’est-ce pas ?
Je la regardai.
- Les cigognes amènent les filles… les garçons poussent dans les choux… N’est-ce pas ?
Profusion de rires. Gisela ne rit pas. Les yeux fixés sur moi, un sourire léger aux lèvres, elle me sondait.
- Je crois que tu te moques de moi, Xaver, dit-elle lentement. Tu te moques de nous toutes, et pas seulement à propos de bébés. Tu te moques de nous continuellement, avec ton petit sourire et tes yeux baissés. Fais attention, Xaver.
Les rires s'étaient tus. J’aurais dû prendre un air confus et désemparé. Mais je soutins calmement le regard de Gisela.
- Fais attention, Xaver, répéta Gisela.
Cet avertissement était un défi, une sorte d’ouverture vers des hostilités mouchetées mais bien réelles.
10.
Le confesseur de Monsieur le Père de Markus ressemblait à un vieux renard. Ses abondants cheveux blancs encadraient un visage étroit creusé de rides, au menton fuyant. Un long nez fin était planté en son milieu. Son regard semblait perpétuellement sombre et plein de reproches, sous des sourcils blancs et broussailleux. J’aurais eu bien du mal à avouer le moindre péché à ce confesseur, de peur d'être foudroyée par un de ses regards. Assis à la droite de Monsieur, en face du Mongol, il mangeait silencieusement les plats déposés devant lui sans paraître y trouver aucun plaisir. La tablée pourtant était animée.
Aldebert, jeune homme roux aux joues arrondies, racontait le voyage jusqu’au manoir avec entrain, enchanté que ses paroles provoquent des rires chez les compagnes de Gisela. Ses deux compagnons essayaient de participer à la conversation sans beaucoup de succès. En les observant, je me demandai si l’un des trois pouvait espérer attirer les jeunes femmes. Toutes méchantes qu’elles soient, elles étaient aussi élégantes et jolies. En contraste, les jeunes hommes me semblaient dépourvus du moindre attrait. Aldebert, bavard et fat. Ernest, doté d’un menton proéminent et d’yeux cernés enfoncés profondément, probablement un anxieux et un jaloux. Le tout jeune Jarvis, blond au petit nez rond, était intimidé et rougissant. Il ne semblait guère plus âgé que j'étais censée l'être.
Une chose était sûre, je ne ferais d’ombre à personne dans ce chassé-croisé de regards et de sourires. Les toilettes que Gisela avait fait confectionner pour moi étaient mal ajustées et taillées dans une laine grise de mauvaise qualité qui me grattait. J’avais espéré que Madame exigerait de me voir mieux vêtue pour honorer sa table et sa présence. Hélas, non. Gisela semblait vouloir montrer au monde que seule la charité expliquait ma présence à ses côtés et qu’il fallait donc me vêtir au plus bas prix.
J’escomptais bien devenir invisible en présence d'invités si éminents. Mais je fus contredite par de petits incidents dans les jours qui suivirent. Un matin, Jarvis, rougissant jusqu’aux oreilles, me donna une rose en me croisant au jardin. Le geste, ainsi que la rose (la saison était passée depuis longtemps) étaient totalement inattendus. Il articula :
- Madame, vous êtes belle comme le jour !
Puis il disparut presque en courant. Je mis la fleur dans un petit vase, et la posai sur la table auprès du lit de Gisela. J’expliquai à Ute et Minna, qui étaient présentes, ce qui s’était passé. Elles échangèrent un regard, ne firent aucun commentaire. Leur absence de surprise renforça ma perplexité.
Le même jour, en fin d'après-midi, une ensoleillade permit une promenade de tout notre groupe dans le jardin. Aldebert parlait et riait avec Gisela et ses amies. Minna et Gretel marchaient ensemble. Le petit Jarvis allait seul de son côté, l’air piteux. Ernest se matérialisa soudain près de moi avec un sourire si peu naturel que je fis aussitôt demi-tour vers la maison.
- Madame, ne me fuyez pas ! s’exclama-t-il, me rattrapant en deux enjambées.
Il se lança dans un éloge maladroit de mon apparence. Être dite “belle comme le jour”, en comparaison, devenait un trait d’esprit empreint de poésie. Nous arrivions près du porche. Voyant que je ne pouvais le distancer, je m'arrêtai, la tête baissée.
- Monsieur, lui dis-je, je ne pense pas à ces choses. Je suis trop jeune. Je vous demande d’avoir la courtoisie de ne plus me parler. Je ne mérite pas votre attention. Ces jeunes femmes, là-bas, ont bien plus de… de ...d'élégance. Elles sont dignes de vous ! Je…
Il m’interrompit, s’approchant de moi. Je reculai et, en deux pas, me trouvai le dos au mur.
- Vous méritez toute mon attention. On ne vous a sans doute pas assez dit que vous étiez belle. Il est temps que vous preniez conscience de vos attraits.
Il était soudain si proche que je sentais son haleine, la chaleur de son corps et un frisson horrifié me parcourut. J'étais révulsée.
- Laissez-moi à l’instant, dis-je d’une voix forte.
Ernest fit aussitôt un pas en arrière. Il souriait toujours, mais cette fois d’un sourire de gredin que je connaissais trop bien. Avant de me tourner le dos et de s'éloigner, il laissa tomber :
- Nous nous reverrons, gamine.
11.
Le soir venu, quand nous nous retrouvâmes toutes dans la chambre de Gisela, j’expliquai à ma maitresse ce qui s’était passé et lui demandai, avec une note de supplication dans la voix, d’intervenir auprès d’Aldebert ou même peut-être du Révérend, pour calmer l’ardeur d’Ernest.
- Pourquoi s'intéresse-t-il à moi, n’est-il pas visible que je ne veux pas être poursuivie ?
Les jeunes femmes se regardèrent puis, en riant, elles m’incitèrent à me montrer polie et déférente avec les invités. Devenue sérieuse, Susanna me tança avec sévérité pour ma conduite avec Ernest. J’aurais dû être honorée qu’il me remarque, et le montrer dans mon attitude. Gisela hocha la tête gravement, approuvant ces paroles avant d’y ajouter sa conclusion :
- Ces hommes sont des Nobles, Xaver. Toi non. Toi, tu es ig-noble. Une orpheline venue d’un couvent. Une servante. Si l’un d’entre eux te remarque, tu lui dois de la reconnaissance.
De nouveau, nos regards se croisèrent. J'étais rouge de colère, mais je savais bien qu’elle avait raison. Et je savais aussi que, quel que soit les conséquences, je ne me laisserais plus abuser. Veronika m’accompagnait à présent.
Gisela sentit-elle quelque chose de ma résolution ? En se levant pour se mettre au lit, elle me dit :
- Je parlerai avec Aldebert demain. Ne t'inquiète pas. Mais souviens-toi de ton rang.
Je vais faire un commentaire un peu décousu, car il y a beaucoup à dire.
Le groupe de filles est vraiment très agaçant et désagréable, tu les rends pénibles très efficacement. Au point que je me suis demandé si la rose de Jarvis n'était pas le début d'un piège manigancé par elles.
Le premier passage est vraiment hyper touchant, d'une simplicité et d'une sensibilité remarquable.
Le personnage du Mongol est super intéressant, il ne dit rien et pourtant on imagine qu'il aurait des tonnes de choses à dire... Peut-être va-t-il être plus développé plus tard mais ce serait bien aussi qu'il garde cette aura de mystère.
De manière plus générale, je suis impressionné par les chapitres que tu écris dans le passé, tu parviens à t'adapter à l'époque en restant naturelle et simple, à nous faire voyager dans de nombreuses ambiances tout en gardant le caractère de Max. C'est brillant.
J'imagine que le chapitre 20 sera consacré à la suite directe de ce chapitre, je suis curieux de lire ça !
Mes remarques :
"l’inaction se mit à peser," -> à me peser ?
"Avais-je été poussée par le chagrin ou était-ce un accident dû à la sénilité de mon grand âge ? Ils ne sauraient jamais." j'ai trouvé cette chute d'une simplicité magistrale, très touchante ! C'est agréable de voir des gens bien de temps en temps(=
"un élan qui se voulait spontanée" -> spontané
"Sourire devenait de plus en plus difficile." à la lecture aussi !
Un plaisir,
A bientôt !
J'ai intercale le passe avec le present, donc le chapitre qui suit se passe a Tacoma.
Je ne sais pas si je laisserai ca comme ca ou si je regrouperai plus de chapitres de la meme epoque. Ca m'interessera d'avoir ton avis la dessus, le moment venu.
Je ne sais pas si je laisserai ca comme ca ou si je regrouperai plus de chapitres de la meme epoque." Ca me paraît pas mal, même si ça rendra peut-être encore mieux sur papier (on veut continuer pour avoir la suite).
Sur ces derniers paragraphes, j’ai eu du mal à suivre l’aspect physique de Max.
Tout d’abord quand elle accompagne Xavière qui vieillit, elle fait exprès de grossir.
Tout de suite après, sur le marché, elle est très maigre.
Dans ce dernier chapitre, elle a l’aspect d’une jeune fille de 12 ans, forçant le trait pour en paraitre 15. Ça fait un peu bizarre au fil de la lecture, on se fait une certaine image du personnage et puis, tout d’un coup, il y a comme un scratch.
Sur l’aspect mental, on s’attendrait aussi à ce qu’elle murisse un peu, à priori elle a déjà plusieurs « vies » derrière elle, pourtant elle reste un peu (très ?) naïve. Ça peut très bien être volontaire et ce n’est pas un problème, si tu en es bien consciente.
Bon, déjà, ça ne va pas être très constructif MAIS j’aime énormément ton histoire. J’attend chaque chapitre avec impatience et cela fait longtemps que je n’ai pas été autant passionnée par un roman sans culpabiliser de sa qualité ou de son intérêt discutable.
Ici, l’histoire est touchante, réaliste, douce, captivante, bien construite et instructive.
On sent une vrai passion pour l’histoire et un souci de vraisemblance qui fait du bien.
Tout le récit est empreint de sensibilité et Max ( je vais m’en tenir à ce prénom... ) est à la fois morale et faillible et encore une fois, ça fait du bien.
Ses différentes identités sont terriblement cohérentes, à la fois continues puisqu’on retrouve toujours sa personnalité propre, et réalistes car on voit les couches d’expérience s’ajouter au fur et à mesure que son passé avance ( drôle de formule certes ) et on retrouve une maturité encore plus grande chez la Max du présent.
Je ne me lasse pas des allers retours entre passé et présent et même si les deux trames fonctionnent en parallèle, elles se nourrissent discrètement.
Aussi, le présent de Max ne cesse de semer des pistes tout en oscillant entre précipice et tranquillité.
Globalement, j’aime énormément que le récit soit intéressant, intriguant sans être anxiogène ou sous tension. Et plein de la sagesse de Max.
L’attachement de Max à tous les gens qui l’entourent se transmet aux lecteurs et je me surprend à guetter le moindre indice qui mènerait à révéler.... je ne sais quel secret sur les personnages.
L'aspect historique du passé est toujours façonné par une subjectivité et sensibilité qui implique le lecteur. Dans ce chapitre, je l’ai peut être un peu moins senti mais la personnalité de Max reste présente.
Je me demande encore dans quelle situation elle va se retrouver, et je ne doute pas que cela va en révéler encore d’avantage du sa personnalité.
Ton histoire est très riche et à encore énormément à offrir.
Merci et continue comme cela !
Pour ce qui est de la charite chretienne, tu as tres bien vu, c'est un peu un pretexte pour Gisela, et ca va se retourner contre elle...
Merci de continuer a me suivre! J'espere que la suite continuera de te plaire !