Chapitre 18

Par maanu

Les petites missivailes s'envolèrent à travers les airs, les unes haut dans le ciel, au-dessus des arbres des bois, les autres par-delà les prairies, survolant les vastes terres de Claude Gérard, et au-dessus de la vallée, pour aller rejoindre ceux de leurs destinataires qui habitaient la ville. Des observateurs peu attentifs les auraient facilement prises pour de petits papillons bleus, à ceci près que leur trajectoire décidée et rectiligne n'avait pas les errements virevoltants de véritables papillons. Elles se glissèrent par les fenêtres, ouvertes en grand en ce mois de plein été, se frayèrent un chemin à travers les arbres ou entre les bâtiments, vinrent se loger, avec une précision mathématique, entre les doigts de ceux à qui elles étaient adressés. En quelques minutes, tous ceux qui devaient être prévenus de la tournure prise par les évènements savaient qu'ils devaient arrêter tout ce qu'ils étaient en train de faire et se réunir là où le voulait Claude Gérard.

    Pendant ces quelques minutes et celles qui avaient précédé, au cours desquelles Claude avait cessé de regarder par sa fenêtre pour aller porter secours à son amie blessée, Julienne et Héléna, encore chamboulées de ce qu'elles avaient vu dans la dernière serre, en étaient sorties et avaient rejoint la remise du vieil homme.

    Rien n'y avait bougé depuis que Julienne l'avait quittée pour la dernière fois. Le bric-à-brac, qu'elle avait eu bien du mal à ordonner, était toujours aussi improbable et empêtré. Elle avait le sentiment que jamais elle n'arriverait à s'acquitter de la tâche que lui avait confiée Monsieur Gérard. Ne sachant pas encore que ce dernier n'avait pas grand chose à faire du désordre de sa remise, elle en était contrariée. Héléna avait insisté pour l'accompagner, prise d'une curiosité dévorante pour l'ensemble du domaine depuis qu'une plante l'avait aidée à se moucher. Julienne, sans être véritablement indisposée par sa présence, avait peur qu'elle la ralentisse encore, surtout dans ce capharnaüm où elle peinait déjà à se déplacer seule.

    Il ne restait plus rien des débris du vase qu'elle avait fait tomber quelques semaines plus tôt. Elle avait pris soin d'en faire disparaître toute trace. Malgré cela, le reste de la pièce était toujours un amoncellement chancelant, désespérant à ses yeux, fascinant à ceux d'Héléna. Celle-ci eut une exclamation joyeuse à la seconde où elles pénétrèrent dans la pièce, ravie de tout ce qu'elle voyait. En quelques instants, elle avait tout dévoré du regard, depuis le parquet terne au haud plafond sombre, en passant par les vieux meubles encombrés, les étagères vacillant sous le poids de tous les livres qu'on y avait accumulés, les murs recouverts de leurs tableaux aux figures extravagantes, que Julienne trouvait si laids. Elle s'extasia devant l'aquarium sale et ses chapeaux invraisemblables, effleura respectueusement, un peu craintive, la couverture en cuir poussiéreuse d'un énorme livre aux pages dentelées, posé à plat sur une table bancale, entre une petite boîte en bois verni et une figurine en pierre noire et brillante, représentant une jeune femme en robe longue, l'air fier, le menton haut et la posture droite. Elle ne fut pas en mesure, à cette époque, de reconnaître Elsa. Elle eut un rire nerveux en découvrant la poupée et sa moitié de visage carbonisée. Et évidemment, bien plus fine observatrice que Julienne ne l'avait été, elle remarqua presque immédiatemment la lourde poignée de la trappe qui trouait le parquet.

    "Qu'y a-t-il, là-dessous?" s'enquit-elle aussitôt.

    Julienne resta un instant interdite, devant cette poignée imposante qu'elle voyait là pour la première fois.

    "Je n'en sais rien, admit-elle. Je ne l'avais jamais remarquée. Il y avait un grand tapis ici, avant."

    Les yeux de Héléna brillèrent un peu plus.

    "Monsieur Gérard voulait sûrement cacher l'entrée, alors."

    Julienne, qui sentait qu'elle allait de nouveau perdre le contrôle de la suite des évènements, s'empressa de répondre:

    "Et il avait sûrement une bonne raison.

    _Maintenant il n'y a plus de tapis, observa avec raison Héléna. Peut-être que pour ça aussi, il y a une bonne raison. On jette un oeil?"

    Julienne eut un long soupir.

    "Si Monsieur Gérard voulait vraiment empêcher l'accès à cette trappe, raisonna Héléna avant de lui laisser le temps de lui répondre négativement, il aurait mis un cadenas. Il n'y a probablement rien d'important, là-dessous. Sûrement des bouteilles, tu ne crois pas?"

    Julienne haussa un sourcil.

    "Pourquoi tiens-tu à ce point à aller voir, dans ce cas?"

    Héléna lui décocha un sourire finaud.

    "Parce que sinon ça va me travailler. C'est juste pour en avoir le coeur net, et pour pouvoir passer à autre chose."

    Julienne, parce qu'elle savait désormais, par expérience, qu'elle ne parviendrait pas à empêcher Héléna de tirer sur la grosse poignée de fer, et parce qu'elle avait elle-même un peu envie de savoir ce qui se cachait sous la trappe, la regarda s'agenouiller devant l'ouverture.

    Héléna s'arc-bouta un moment au-dessus de la trappe, tirant de toutes ses forces sur l'anneau rouillé, avec des grognements d'effort. Julienne, après quelques secondes d'une hésitation nerveuse, se décida à aller s'accroupir à ses côtés, et à tirer avec elle de son seul bras disponible. Elles parvinrent presque aussitôt, cette fois, à soulever le lourd panneau de bois. Celui-ci s'éleva avec un éboulement de poussière, qui disparut dans l'obscurité impénétrable de ce qui se cachait sous leurs pieds. Elles forcèrent encore un peu sur leurs bras, pour renverser complètement le panneau de bois en arrière. Elles le laissèrent retomber sur le parquet, et sentirent le sol vibrer sous elles lorsqu'il le percuta.

    Julienne, avec une grimace, frotta sa main poussiéreuse sur son pantalon en regardant Héléna se pencher au-dessus de l'ouverture, et y plonger sa tête. Elle craignit un instant de voir son corps entier basculer dans le vide, mais ses cheveux blonds ressurgirent bientôt. Héléna, prise d'une quinte de toux, mit plusieurs secondes à lui apprendre qu'elle n'avait rien pu voir de ce que renfermait la trappe, mais qu'il y avait là une échelle qui lui semblait solide.

    Sitôt sa crise de toux passée, elle balança ses jambes à travers l'ouverture et, sous le regard inquiet de Julienne, tâtonna avec ses pieds pour trouver un barreau sur lequel s'accrocher. Elle prit un instant pour s'assurer de la robustesse de l'échelle, puis Julienne la vit s'enfoncer peu à peu dans l'obscurité. Juste avant que sa tête ne plonge à son tour dans le noir, Héléna la releva vers Julienne, pour vérifier que celle-ci avait bien l'intention de la suivre, et constata qu'elle avait déjà posé le pied sur le premier barreau.

    Julienne, en descendant à sa suite, fut saisie à la gorge par une odeur de renfermé. Elle ne voyait plus rien autour d'elle. Héléna avait totalement disparu dans l'obscurité, et si Julienne n'avait pas entendu ses pas hésitants elle aurait pu se croire seule dans ces ténèbres. Son coeur manqua un battement lorsque la lumière jaillit brusquement. Elle eut un temps d'arrêt, encore agrippée à l'échelle de bois rugueux, et embrassa la petite pièce d'un regard.

    Héléna, à ses pieds, se tenait près d'un mur de pierres grossières, la main encore posée sur l'interrupteur[1] qu'elle venait d'actionner. La lumière, jaune et grésillante, jaillissait d'une grosse ampoule qui pendait du plafond, couronnée de fils électriques embrouillés. La pièce était étroite, comme aplatie par ses murs rapprochés et son plafond bas. Julienne et Héléna y tenaient debout sans difficulté, mais s'y sentaient tout de même comme oppressées.

    L'endroit était nu, étrange à voir pour elles qui sortaient tout juste du fatras de la remise. Les murs de pierres étaient ternes et froids, et le sol, recouvert de minuscules gravillons qui crissaient sous leurs pieds, était dépouillé de tout meuble branlant, de toute pile d'objets improbables. Julienne, malgré la contrariété que lui apportait toujours le désordre de Monsieur Gérard, ne pouvait s'empêcher de trouver cette nudité d'une tristesse déconcertante.

    Il n'y avait qu'un vieux secrétaire patiné, aux tiroirs indénombrables, qui avait été repoussé contre le mur qui leur faisait face. Rien d'autre qu'une fine couche de poussière ne venait l'encombrer.

    Héléna, après un coup d'oeil en direction de Julienne, fit quelques pas en direction du secrétaire.

    "Il est beau", commenta-t-elle en s'approchant.

    Elle passa un doigt sur la poussière qui le recouvrait, pour découvrir le bois terni par le temps.

    "Si Monsieur Gérard lui mettait un peu de verni, poursuivit-elle, il pourrait en tirer un bon prix dans une brocante. Tu ne crois pas?"

    Julienne, qui n'avait que des connaissances très limitées en vieux meubles, ne répondit pas. Elle s'était approchée à son tour, et considérait d'un oeil intéressé les tiroirs, de toutes les tailles, qui avaient tous été soigneusement refermés. Chacun avait une fine poignée dorée, et il ne fallut que quelques instants à Héléna pour se décider à en saisir une. Elle tira, et fut surprise de la facilité avec laquelle le tiroir glissa, sans un bruit ni un à-coup.

    Elles furent toutes les deux un peu déçues, en constatant qu'il ne contenait que de fins bâtonnets de bois, droits mais grossiers, dont elles ne comprirent pas l'utilité. Leur aspect rappela vaguement quelque à chose à Héléna, mais elle ne s'intéressa pas à eux suffisamment longtemps pour reconnaître les tiges de la plante qui l'avait aspergée de sève noire quelques minutes plus tôt. Elle referma le tiroir, et passa aussitôt au suivant.

    Son contenu fit pousser une légère exclamation de surprise à Julienne. Sous les yeux intrigués de Héléna, elle plongea sa main dans le tiroir, et en sortir l'une des pierres qu'il contenait, très semblable à celle que Monsieur Gérard lui avait offerte. Les mêmes lanières de cuir inégales avait été incrustées dans la roche translucide aux reflets ambrés.

    "Monsieur Gérard m'en a donné une comme ça, expliqua-t-elle à Héléna, qui levait une mine curieuse vers elle. Sûrement une autre de ses collections bizarres."

    Elle eut un petit rire en reposant la pierre dans son tiroir, puis referma doucement celui-ci. Elle ouvrit elle-même le troisième, et elles virent apparaître une pile de papiers journaux, surmontée d'une enveloppe bleutée. Julienne attrapa délicatement cette dernière entre ses doigts, et Héléna, en s'approchant un peu plus près d'elle, l'encouragea à relever le rabat, qui n'avait pas été collé. Elle glissa son pouce à l'intérieur, et sortit un petit rectangle de papier épais. En le retournant, elle fit apparaître une photographie. Un visage d'enfant y surgissait de trois-quart, une petite fille aux cheveux foncés qui devait avoir deux ou trois ans. Julienne resta désorientée, en reconnaissant dans ce visage celui de l'un des enfants qu'elle avait vus autrefois, sur la photographie que sa mère cachait derrière sa table de nuit.

    "C'est moi, dit-elle à Héléna.

    _Ah oui? fit celle-ci avec un sourire, en regardant le visage avec un peu plus d'intérêt. C'est mignon qu'il l'ait gardée. C'est ta mère qui la lui a donnée?

    _ J'imagine, oui. Nous n'habitions pas encore ici, quand j'avais cet âge-là. Ce n'est pas lui qui l'a prise.

    _Et sur les autres photos, il y a quoi?"

    Julienne reposa celle qu'elle avait entre les doigts sur le meuble, et saisit une autre photographie dans l'enveloppe. Un autre enfant y apparaissait. Celui-ci était plus jeune, sûrement âgé de moins d'un an, et elles n'auraient pas su dire s'il s'agissait d'un garçon ou d'une fille. Il y avait quelque chose, dans l'accoutrement de cet enfant, qui leur laissa une impression d'étrangeté. Il portait des vêtements d'un blanc immaculé, ornés de dentelles fines, et sur sa poitrine était brodé un symbole stylisé, qui ressemblait à une fleur d'un rouge étincelant, plantée dans une pierre noire. Le même dessin que Julienne avait aperçu sur le portrait de Monsieur Gérard, dans la remise. Un bout du berceau apparaissait dans un coin de la photographie, et derrière les étoffes blanches qui le recouvraient elles crurent apercevoir des motifs dorés, représentant peut-être des constellations.

    "Là aussi, c'est toi? demanda Héléna.

    _Non, répondit aussitôt Julienne, en considérant les grands yeux clairs qui fixaient l'objectif. Je ne sais pas qui c'est."

    Elle fit une moue pour marquer son ignorance, et posa la photographie sur le secrétaire. Elle allait en sortir une autre de l'enveloppe, lorsque le bruit sourd de la trappe se refermant résonna brutalement derrière elles, en faisant trembler le plafond au-dessus de leurs têtes.

    [1] Dans le Là-Bas, où les habitations sont dépourvues de brûliane, la plupart des éclairages fonctionnent grâce à un phénomène connu sous le nom d’électricité, et sont enclenchés à l’aide d’un bouton appelé interrupteur.

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Baladine
Posté le 22/08/2022
Haha ! jolie fin pour attraper les lecteurs !
Ce chapitre est encore une fois très réussi, ton histoire me plait de plus en plus et le soin que tu apportes à la narration et à la langue est agréable. J'aime décidément beaucoup tes "missivailes" (le mot est bien trouvé !), et le paragraphe d'accroche est beau !
Remarque bêbête : "prise d'une curiosité dévorante pour l'ensemble du domaine depuis qu'une plante l'avait aidée à se moucher", je me suis dit, Héléna est comme ça depuis le début, de toute façon ^^
L'enthousiasme et la curiosité d'Héléna m'amusent beaucoup, d'ailleurs. C'est un personnage très lumineux.
On dirait que Julienne commence à... disons apprécier Héléna, ou du moins mieux la supporter !
Une coquille et deux remarques :
- Elle ne fut pas en mesure, à cette époque, de reconnaître Elsa => joli trait du narrateur, qu'on avait oublié et qui se rappelle à nous. On ne sait pas qui est Elsa, je vois évidemment une grande blonde qui danse au milieu de flocons de neige, mais je dois me tromper.
- sa crise de toux passée, => une quinte de toux ?
- elle plongea la main dans le tiroir, et en sortir => sortit
A très vite !
maanu
Posté le 02/09/2022
Merci pour ta validation de mes missivailes ! ;)
Et non, effectivement, ce n’est pas cette Elsa là… ^^
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