Chapitre 17

Par maanu

Cora laissa encore échapper un sanglot, incontrôlable. Elle ne savait plus si elle pleurait de peur ou de douleur. Probablement les deux, mais tout allait si vite, elle avait tant perdu le contrôle que tout se mélangeait en elle. Elle n'avait plus le temps de penser, les coups pleuvaient trop rapidement, et la douleur grandissait à chaque fois. Elle n'avait plus conscience que de la poigne de fer du gigantesque démon qui plaquait son thorax contre le mur de son propre salon et bloquait sa respiration, de ses pieds qui ne touchaient plus le sol, et des phalanges qui s'écrasaient contre ses pommettes. Elle sentait le sang poisseux qui coulait de son nez, de son front et d'entre ses lèvres, en un flot continu qui la forçait à garder la bouche entrouverte entre deux cris. Il avait aussi recouvert ses yeux, qu'elle ne pouvait plus ouvrir qu'à demi. La figure grossière de son tortionnaire ne lui apparaissait que par fragments.

    Il y eut comme une accalmie, très brève. Le coup auquel elle s'attendait n'arriva pas, mais il ne lui vint pas à l'idée de s'en réjouir. Une serre crochue venait d'agripper son menton tremblotant, et la forçait à tourner son visage vers celui, terrifiant, de la démone aux traits cisaillés, qui parla tout près de sa figure dans un sifflement traînant.

    "Je sais que tu travailles pour le vieux", lui dit-elle, ses iris écarlates plantés dans les yeux hagards de Cora.

    Celle-ci ne put retenir un jappement apeuré, qui se mua en un hoquet misérable.

    "Ta collègue la niaise m'a appris que tu étais là depuis quinze ans. Ce n'est pas ce que tu m'avais dit..."

    Cora ne tenta pas de répondre quoi que ce soit. Elle essayait seulement de respirer, malgré la main immense du démon, plaquée contre sa poitrine, et malgré le sang qui continuait d'affluer de ses narines.

    "Tu es arrivée dans le coin en même temps que les filles que je cherche. Tu auras du mal à me faire avaler que c'est un hasard."

    Elle serra un peu plus ses doigts autour du menton de Cora. Ses ongles commencèrent à rentrer dans sa peau.

    "Comment s'appellent-elles? Je sais que tu connais leur nom."

    Cora n'essaya plus de retenir ses sanglots. Elle ferma les yeux, pour ne plus voir la face cauchemardesque de la démone. Celle-ci lui secoua la tête, jusqu'à ce qu'elle les rouvre.

    "Julienne Corbier, dit la démone. Celle dont tu m'as dit qu'elle avait été enlevée par son père. C'était des bobards, n'est-ce-pas? Cette fille, c'est bien Ysaure Lamarre? Pas vrai?"

    Devant le mutisme de Cora, qui continuait de pleurer dans des gémissements pitoyables, elle la serra un peu plus, lui égratigna plus profondément les joues.

    "C'est bien elle?"

    Cora émit alors une plainte, d'abord à peine audible, puis qui se mit à résonner dans le salon sens dessus dessous, dans une longue lamentation tremblante. La démone, avec un claquement de langue agacé, adressa un mouvement de tête au démon qui maintenait Cora contre le mur. Comprenant le message, la brute banda de nouveau son bras, et son poing serré s'écrasa encore une fois contre le visage meurtri de Cora.

    Elle se tut aussitôt, le visage dégoûlinant, les muscles amorphes. Ses bras et ses jambes cessèrent de battre désespérément dans le vide, elle les laissa pendre misérablement, plus soutenue que par la poigne du démon contre son thorax et la griffe de la démone sur son menton.

    Celle-ci se rapprocha encore plus près d'elle. Cora pouvait sentir ses longs cils contre sa peau.

    "Est-ce que Julienne Corbier est Ysaure Lamarre?"

    Les traits apathiques, la bouche pleine d'un bouillon sanguinolent, Cora hocha la tête, de haut en bas, dans un mouvement décousu.

    "Et l'Héritière? Quel nom est-ce qu'ils lui ont trouvé?"

    Cora recracha une partie du sang qu'elle avait dans la bouche, le sentit couler le long de son menton, entre les doigts de la démone, et s'égoutter sur le sol.

    "Héléna Nevin", grommela-t-elle, la diction vaseuse.

    Aussitôt, l'étreinte des deux démons se déserra, et, glissant le long du mur, elle tomba au sol. Elle resta immobile, plus capable du moindre geste, le menton contre la poitrine, les mains traînant lamentablement sur le parquet.

    La démone, faisant un pas en arrière, s'étira les bras, comme pour se remettre d'un long effort.

    "Merci", dit-elle simplement, en attrapant un coussin qui gisait sur le sol, à proximité du canapé renversé.

    Elle y essuya sa main, trempée d'avoir tenu le menton ruisselant de sang de Cora. Puis elle se tourna à demi, regarda le démon-loup, celui du bourreau de Cora, qui s'était tenu sagement assis dans un coin en attendant les instructions. Elle fit un mouvement de la tête en direction du corps avachi, appuyé contre le mur. Le loup se redressa aussitôt, prêt à bondir sur Cora.

    Avant qu'il ait pu l'atteindre, Cora s'était animée, et avec la dernière once d'énergie qu'elle ne savait pas avoir encore, elle s'était appuyée sur un genou, et avait bondi à travers le long miroir miraculeusement intact de son salon.

    ***

    Un sourire satisfait flottait sur les lèvres de Claude Gérard, tandis qu'il fixait la porte ouverte de la troisième serre, en contrebas de la colline, qu'il apercevait depuis sa fenêtre. Il avait été agréablement surpris de voir Julienne arriver accompagnée d'Héléna Nevin et avait béni cette dernière, lorsqu'il l'avait vue entrer dans la serre et entraîner enfin Julienne à sa suite. Les choses commençaient à se mettre doucement en ordre, exactement comme il l'avait souhaité.

    Cette heureuse pensée, hélas, dura peu dans son esprit. Au moment où Julienne et Héléna faisait la rencontre dérourante des créatures delsaïennes qu'abritait son domaine, un grand bruit résonna dans le dos de Claude. Avec un sursaut, le vieil homme, alerte, se retourna pour voir une silhouette humaine jaillir de son grand miroir en pied, et atterir lourdement contre le sol, en bousculant sa table et ses chaises. Il n'avait même pas eu le temps de reconnaître l'individu qui faisait ainsi irruption dans sa salle à manger, que déjà l'intru avait saisi une des chaises renversées, et l'avait jetée contre le miroir. Au même instant, la gueule monstrueuse d'un démon-loup, les babines dégoulinantes retroussées sur des dents démesurées, apparaissait à sa suite à travers la glace. Lorsque celle-ci se brisa, la bête n'avait pas encore fini de la traverser. Sa gueule, ses pattes avant et la première moitié de son thorax s'écrasèrent sur le sol, qui s'imbiba presque aussitôt d'une flaque grandissante de sang. Le reste de son corps, tranché net, était resté dans l'endroit, quel qu'il soit, où le démon se trouvait un instant plus tôt.

    "Cora!" s'exclama Claude, qui venait de reconnaître son amie dans la silhouette éreintée qui gisait à ses pieds, malgré son visage tuméfié, méconnaissable.

    Il se précipita vers elle aussi vite que le lui permettait son genou fatigué, se pencha sur elle, lui saisit l'épaule. À l'instant où il la toucha, Cora leva vers lui les fentes qu'étaient devenus ses yeux, derrière ses pommettes boursouflées, et se mit à pleurer en levant une main dans sa direction. Claude la saisit maladroitement, impuissant, en écarquillant ses yeux de pitié.

    "Que s'est-il passé?" demanda-t-il, sans même savoir si Cora était encore capable de parler.

    Cora, le corps tout entier secoué de ses sanglots, le regarda avec ce qu'il crut identifier, derrière sa chair à vif, comme une culpabilité abyssale.

    "La femme démon, balbutia-t-elle à grande peine, entre deux hoquets. Celle qui est venue au lycée. Qui cherchait les filles..."

    Claude hocha vivement la tête pour l'aider, pour lui montrer qu'il se souvenait de la soi-disant généalogiste, dont elle lui avait raconté la visite quelques jours plus tôt.

    "Elle a débarqué chez moi. Avec deux autres démons..."

    Les pleurs de Cora se firent plus violents, plus incontrôlables. Claude, malgré son impatience et sa nervosité, lui laissa le temps de se maîtriser.

    "Elle a compris que je lui avais menti, l'autre jour. Je suis tellement désolée, Monsieur Claude. Je n'ai pas réussi. C'était la seule chose que vous m'aviez demandé de faire pour vous. Je m'y suis préparée pendant tellement longtemps, et je n'ai même pas réussi."

    Cette fois, il lui fallut un bien plus long moment pour calmer la crise de spasmes nerveux qui l'avait saisie. Claude lui serra gauchement l'épaule, la gorge serrée, les yeux humides d'assister à une telle détresse, et de ressentir une telle angoisse pour ce qui allait suivre.

    "Ce n'est rien, marmonna-t-il tandis qu'elle hoquetait contre lui. On savait tous que ça pouvait ne pas marcher. Que vous a-t-elle dit exactement?

    _ Elle savait que je connaissais les noms des deux filles. Et puis..."

    Elle renifla, bloqua sa respiration, rendue douloureuse par la pression qu'y avait exercée le démon pendant de si longues minutes. Elle attendit d'être de nouveau capable d'articuler un son.

    "Le démon m'a cognée."

    Elle leva des yeux suppliants vers le vieil homme.

    "Je vous jure que j'ai tenu aussi longtemps que je pouvais, Monsieur Claude. Je vous le jure. Mais..."

    Sa phrase se perdit au fond de sa gorge, mais Claude avait saisi.

    "Que lui avez-vous dit?"

    Cora baissa la tête, incapable de le regarder encore dans les yeux.

    "Elle avait compris pour Julienne, murmura-t-elle, d'une voix à peine audible. Elle m'a demandé de confirmer. Et je lui ai donné le nom d'Héléna."

    Claude, sans lâcher l'épaule de Cora, eut un long soupir en se prenant le front. Il resta un moment ainsi, ébranlé. Cora, toujours en proie à des soubresauts irrépréssibles, le nez baissé, ne faisait plus un bruit.

    "D'accord", dit enfin Claude, son aplomb retrouvé.

    Il fit mine de se redresser, attrapa Cora sous les bras pour l'aider à se relever. Elle se laissa faire en grimaçant, comme une poupée de chiffon entre ses bras. Il la conduisit, non sans peine, jusqu'à son canapé, dans la pièce voisine. Il l'y allongea, avec une délicatesse dont il avait rarement fait preuve au cours de sa vie.

    "On va devoir précipiter les choses, dit-il, d'un ton assuré destiné à leur rendre confiance à tous les deux. Au moins, tout cela est arrivé le bon jour. Le moment est finalement très bien choisi."

    Il ne prit pas la peine de lui expliquer de quelle façon les choses avaient avancé pour Julienne et Héléna. Sitôt que Cora fut aussi bien installée qu'elle pouvait l'être, il s'éloigna d'elle pour se précipiter vers le grand buffet qui trônait en face du canapé. Il en ouvrit un tiroir, d'une main plus tremblante qu'il l'aurait voulu. Il y farfouilla une seconde, en sortit fiévreusement un crayon, et une grosse poignée de petits papiers bleus qu'il posa sur le meuble. Il déboucha le stylo, et prit un à un les morceaux de papier pour griffonner sur chacun quelques mots empressés, avant de les plier grossièrement en deux.

    "Ne vous inquiétez pas, Cora, fit-il, sans se tourner vers le canapé. Je vais tout de suite prévenir les autres. Ils sont tous prêts à intervenir."

    Il dut s'y reprendre à plusieurs fois pour reboucher son crayon, puis reprit la totalité des petits papiers dans son poing, et retourna, claudiquant, vers sa fenêtre. Il l'ouvrit en grand, se pencha légèrement, puis déplia sa paume. La douzaine de petits papiers bleus pliés en deux y reposait. Il souffla dessus, doucement, et aussitôt les petits papiers s'envolèrent, planèrent quelques secondes, aidés du vent, puis, se servant de leurs deux moitiés pliées comme de deux ailes, ils poursuivirent leur course, se dispersant bientôt à travers le domaine.

    "C'est bon, dit Claude, en haussant un peu la voix pour être entendu de Cora, dans la pièce voisine. Ils sont avertis."

    Il revint vers elle, s'agenouilla devant elle, à hauteur de son visage. Ses traits avaient encore gonflé. Sans ces cheveux d'un rouge si vif, il lui aurait été impossible de la reconnaître. Il lui adressa un sourire, sûrement un peu trop crispé.

    "Je vais devoir y aller, la prévint-il. Mais je reviens très vite. Il faut que j'aille chercher les filles. Et avant ça, je dois aller retrouver Ivan. Il doit être quelque part dans le coin, je lui avais dit de garder un oeil sur elles."

    Cora, après un moment de silence, hocha difficilement la tête. Claude hésita à lui embrasser le front avant de la laisser, mais il n'aurait pas su trouver une parcelle de peau où il n'aurait pas eu peur de lui faire mal. Il prit l'une de ses mains, la serra quelques instants. Quand il la lâcha, Cora s'était évanouie.

    Il se redressa avec une grimace, en prenant appui sur le bras du canapé, et attrapa sa canne qui reposait dans un coin. L'instant d'après, il claquait la porte d'entrée derrière lui, et se hâtait de descendre la colline.

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Baladine
Posté le 22/08/2022
Tiens ! une passe-miroir, ça me rappelle quelque chose :D
J'aime bien la transition entre le scène d'horreur et le sourire de Claude, le contraste est très intéressant. Et le surgissement de Cora qui change complètement l'ambiance. J'ai ri méchamment quand le démon-loup s'est trouvé coupé en deux, et je ne m'en veux pas ! L'empressement de Claude auprès de Cora est très touchant, je commence à bien l'aimer, celui-là !
Hâte de savoir la suite !!
Mes relevés (toutes petites coquillettes, et encore !) :
- regarda le démon-loup, celui du bourreau de Cora, qui s'était tenu sagement assis dans un coin en attendant les instruction => le "celui du bourreau de Cora" est à revoir je pense.
-atterir => atterrir
- intru => intrus
- plus violents, plus incontrôlables => on ne peut pas mettre un adjectif comme "incontrôlable" au comparatif, parce que son sens est absolu, il ne peut pas y avoir de degré comme dans la violence.
- d'une main plus tremblante qu'il l'aurait voulu => voulue ?
- Il souffla dessus, doucement, et aussitôt les petits papiers s'envolèrent, planèrent quelques secondes, aidés du vent, puis, se servant de leurs deux moitiés pliées comme de deux ailes, ils poursuivirent leur course, se dispersant bientôt à travers le domaine. => l'effet est très bien rendu et c'est très poétique !
- Sans ces cheveux d'un rouge si vif, il lui aurait été impossible de la reconnaître. => ou ses cheveux ? (mais les deux passent, si...)
maanu
Posté le 02/09/2022
Hello! Et merci pour tous tes commentaires, auxquels je mets un peu trop de temps à répondre en ce moment…
Oui, j’aime beaucoup le personnage de Monsieur Gérard moi aussi (ainsi que le découpage de démons-loups, j’avoue) :)
Et merci pour les coquillettes !
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