Chapitre 18

Nous y étions. Réfugiés dans la forêt de mangrove qui s’étirait au delà de la plage de sable, nous nous assîmes sur des rochers qui affluaient au milieu de la boue salée, à l’ombre des arbres. Des cris d’oiseaux retentissaient tout autour de nous, des bruissements de feuilles et des chocs, des coups, des craquements au milieu de la végétation dense, il s’agissait probablement d’animaux qui se déplaçaient sans tenir compte de notre présence. J’essayai de m’accoutumer à cette atmosphère nouvelle et sauvage, dans ce milieu qui m’était si étranger. Devant nous, au delà de la limite des arbres, la mer turquoise venait mourir sur le bord de la plage en grosses vagues douces. Des crabes couraient sur le sable, au milieu de branches rejetées par les marées. Alma tenait ma main, elle devait avoir un peu peur elle aussi.

 

--  Partons explorer l’île pour trouver le refuge de Jahangir, dit Vincent, il ne se trouve peut-être pas là où Lamar nous a montré les résultats désastreux de ses expériences. Qui voudrait vivre là au milieu de la puanteur et de la laideur ?

-- Nous n’avons aucune preuve qu’il n’apprécie pas ce qu’il considère comme son oeuvre, répliqua Astrid. Lamar pense qu’il se trouve dans le volcan.

-- Oui, nous devons chercher partout pour localiser son repaire, renchérit Jerem, même dans la zone immonde. Il a peut-être plusieurs lieux d’expérimentations.

-- Clotaire et Lamar nous ont avertis, Jahangir est un magicien, il ne se comporte pas comme nous, dis-je. Il ne sera pas là où nous l’attendons. Ils nous conseillent d’utiliser le pouvoir de l’arbre. Et c’est ce que nous devons faire.

 

Je sortis de mon sac à dos la branche que j’avais ramassée à Phaïssans et l’observai.

 

-- Comment pouvons-nous lutter ou nous protéger avec cette branche ? Personne n’a pu nous le dire, continuai-je en caressant le bois doucement.

-- Et il y a aussi les graines noires, poursuivit Alma en fouillant dans ses poches, elle extirpa une petite boule sombre. Et si j’essayais de la planter pour voir ? 

 

Aussitôt joignant le geste à la parole, elle sauta au pied du rocher où nous étions assis, s’agenouilla et creusa le sol le sol avec ses mains pour déposer la graine. Elle la recouvrit de terre mêlée de sable et de sel et revint à côté de nous. A peine fut-elle à nouveau sur la pierre qu’une pousse brune surgit de l’humus, devint un rameau qui se hérissa de minuscules boutons et se mit à croître devant nos yeux, grossit, format un tronc, déploya des branches, grandit encore et encore, élargit sa ramure, se couvrit de feuilles et se métamorphosa en un arbre d’une envergure impressionnante. Devant nos yeux médusés là où il n’y avait rien quelques minutes auparavant, se trouvait maintenant un géant de la forêt. Le vent bruissait en jouant avec sa puissante chevelure et les oiseaux avaient déjà envahi ses abris.

 

-- Nous aussi nous savons faire de la magie ! dit Alma en riant et en bondissant autour de l’arbre.

 

Elle était encore à la porte de l’enfance et à ses yeux, ce à quoi nous venions d’assister n’avait rien d’anormal. Jerem regardait l’arbre avec satisfaction, pour lui la vieille croyance de son peuple se concrétisait, il allait mettre fin à la domination de Jahangir, définitivement. Evidemment tout scepticisme m’avait quitté, j’imaginais qu’il en allait de même pour Astrid et Vincent, nous étions entrés dans une autre dimension qui pour l’instant nous dépassait. La rencontre avec Lamar, qui nous avait transportés dans sa conque merveilleuse vers une île secrète, n’avait été qu’une première étape. Je levai les yeux et vis sur une branche au dessus de ma tête Houang Ti qui lissait ses plumes.

 

-- Vous êtes prêts, demanda Vincent qui prit à cet instant le leadership. Dirigeons-nous vers l’intérieur des terres et cherchons un abri pour la nuit, pas trop loin d’ici, pour établir notre stratégie.

-- Je te suis, répondit Jerem en se levant.

 

Écartant les hautes fougères et les branches basses des arbres, nous laissâmes derrière nous l’arbre et l’océan et nous enfonçâmes dans la forêt. Nous marchions en file indienne, Jerem devant et Vincent à l’arrière, et Alma entre Astrid et moi. Notre progression était lente au milieu de la végétation foisonnante, mais rapidement nous n’entendîmes plus le bruit de la mer. Le sol humide de la mangrove s’assécha progressivement et notre route se mit à monter en pente douce. Bientôt nous arrivâmes sur une étendue herbeuse mais nous n’étions plus à l’abri des arbres. Devant nous à quelque distance s’élevait majestueusement le volcan que nous devions atteindre. Ses pentes abruptes et dénuées de végétation avaient une coloration rouge sombre, un mince filet de fumée montait de son sommet vers le ciel, il était menaçant, énorme, et nous reculâmes, impressionnés par son envergure  

 

-- Retournons sous la canopée, dit Vincent, ce n’est pas la peine de nous faire remarquer si vite.

 

Nous redescendîmes nous cacher sous les branches exubérantes et poursuivîmes notre chemin en longeant la limite de la forêt. A notre droite s’élevait un mur de rochers abrupts couvert de broussailles, impossible à escalader. Après avoir marché pendant environ un quart d’heure tant bien que mal au milieu des arbustes épineux qui nous égratignaient les bras, les jambes et le visage, nous aboutîmes sur un apic. Nous étions en haut d’un précipice qui plongeait vers une cuvette rocheuse, une cascade jaillissait en face de nous et tombait  dans le petit lac au pied de la paroi. Le rideau d’eau scintillait sous les rayons du soleil qui commençait à descendre, la vallée s’emplissait d’ombre et malgré nous, nous frissonnâmes car l’atmosphère de cet endroit était pesante.  

 

-- On ne peut pas passer, dit Jerem, faisons demi-tour. Ne restons pas ici, nous sommes en danger si nous bougeons, on risque de glisser et de dévisser dans le ravin si le sol se dérobe soudain sous nos pieds.

-- Nous n’avons trouvé nulle part où nous arrêter pour la nuit, répondit Astrid en reculant.

-- Revenons là où il y avait de hautes herbes, fit Vincent, c’est trop accidenté par ici, nous ne pouvons pas poursuivre. 

-- Où allons-nous dormir ? gémit Alma qui commençait à être fatiguée.

-- Nous allons trouver, la consola Vincent.

 

Nous repartîmes par là où nous étions venus, mais avec moins d’enthousiasme. Le temps nous parut long pour arriver à la zone herbeuse et la nuit tomba tout à coup, il faisait sombre quand nous parvînmes à notre point de départ. Houang Ti nous attendait sur la branche d’un arbre à l’orée de la forêt, sa silhouette claire apparaissait au milieu de la ramure noire, il nous regardait de ses gros yeux jaunes sans bouger. Puis il voleta vers moi et se posa sur mon épaule en frottant son bec dans mon cou. Nous décidâmes de parcourir l’étendue d’herbe dans l’obscurité et de gagner le bois que nous apercevions à son extrémité. Nous continuâmes d’avancer, sans voir où nous posions les pieds, malgré la lumière du ciel nocturne qui éclairait faiblement l'espace. Alma marchait à côté de moi et me tenait la main, elle serrait mes doigts à chaque bruit bizarre et sursautait en poussant des petits cris d’effroi. Vincent vint se placer de l’autre côté et lui prit l’autre main pour la rassurer. 

 

La traversée ne se fit pas sans mal, Astrid trébucha et se tordit le pied, Alma glissa plusieurs fois sur l’herbe mais heureusement Vincent et moi la retînmes avant qu’elle ne tombe, Jerem se cogna dans un rocher et se blessa au genou. Il nous fallut une demi-heure pour nous retrouver sous le couvert des arbres et nous étions si tendus et si stressés que nous nous décidâmes de nous arrêter quelques instants pour souffler. 

 

-- J’ai sommeil, dit Alma qui s’écroulait sur moi, je veux dormir.

-- Reposons-nous, dis-je, elle ne peut plus avancer.

 

Il y avait des troncs d’arbres morts couchés par terre et des rochers que nous entrevoyions dans l’obscurité, nous nous trouvâmes chacun une petite place pour nous recroqueviller, après avoir enfilé des pulls car il faisait frais. Alma se lova entre Vincent et moi, et Astrid se serra contre Jerem pour avoir plus chaud. Nous étions si épuisés que nous nous endormîmes aussitôt.

 

Il faisait jour quand nous fûmes réveillés confusément par un bruit métallique. Levant la tête, nous vîmes passer au dessus de la cîme des arbres deux drones en  forme d’oiseaux, identiques à ceux que nous avions vu survoler la ferme dans la montagne.

 

-- Ils font leur ronde, chuchota Vincent. Heureusement, nous sommes cachés.

-- Oui, répondis-je, encore ensommeillée.  

-- Nous avons été très imprudents pour cette première nuit, reprit Vincent, nous nous sommes laissés surprendre par l’obscurité, sans abri, et nous n’avons pas fait de tours de garde.

-- Je vais beaucoup mieux, dit Alma en nous regardant tour à tour. Est-ce qu’on peut manger, j’ai faim !

 

Elle se leva et s’approcha de sa soeur qui grimaçait car sa cheville avait enflé pendant la nuit et était douloureuse. Le sang avait séché sur le genou de Jerem, mais il n’avait pas désinfecté la blessure et la cicatrice n’était pas belle. Alma fouilla dans son sac à dos et sortit une petite bouteille. Elle versa un peu de liquide ambré à la pimpiostrelle sur l’articulation d’Astrid et massa doucement. 

 

Pendant ce temps, Vincent et moi cherchions une source car nous avions pratiquement épuisé notre réserve d’eau potable. J’admirais sa démarche souple, la délicatesse avec laquelle il soulevait les hampes de fougères pour me laisser passer devant lui. Sans cesse il se retournait vers moi en souriant. Si nous n’avions pas été dans cette situation critique, ce moment aurait été un instant de bonheur parfait. Mais hélas, malgré notre acharnement, impossible de trouver un point d’eau, j’avais beau tendre l’oreille à l’écoute d’un bruit d’écoulement, je n’entendais rien. Vincent murmurait que nous étions de piètres randonneurs, faisions tout à l’envers, improvisions trop, et qu’à chaque instant nous nous mettions en danger.

 

-- Tu vois, disait-il, nous avons laissé les blessés seuls et sans défense pour aller chercher de l’eau. Nous n’aurions pas dû.

-- Nous apprenons, répondais-je pas plus rassurée que lui, ils sont tout près. Et c’est absolument nécessaire d’avoir de l’eau douce pour éviter la déshydratation.

 

Vincent ne répondit pas, mais je sentais qu’il était contrarié parce qu’il avait fait le mauvais choix d’abandonner les deux blessés pour trouver de l’eau pour tous. 

 

Houang Ti nous avait précédés et s’était posé sur une branche au dessus de nos têtes. Il se mit à pousser de petits cris aigus pour attirer notre attention, puis il s’envola devant nous et nous le suivîmes. A faible distance, il se posa sur un rocher et nous attendit. Il recommença plusieurs fois ce petit manège et après quelques minutes, nous entendîmes enfin le bruit de l’eau. C’était un petit ruisseau qui courait entre les pierres, nous pouvions même imaginer qu’il coulait en direction de la cascade où il finirait sa course. Nous emplîmes nos bidons d’eau, nous lavâmes les mains, le visage et les pieds et repartîmes très vite rejoindre nos compagnons. Ils n’avaient pas bougé.

 

Après avoir soigné Astrid, Alma nettoya le genou de Jerem avec de l’eau fraîche que nous avions rapportée, puis appliqua la potion de pimpiostrelle sur la plaie. Elle posa ensuite dessus quelques feuilles légèrement écrasées pour en faire sortir le suc et entoura la blessure avec une bande de tissu. Après avoir avalé quelques biscuits, nous étions enfin prêts à repartir. 

 

Curieusement, Astrid et Jerem ne souffrirent pas de la marche malgré leurs blessures, et pourtant la forêt était hostile. Le sentier que nous suivions était semé d’embûches, partout nous rencontrions des pierres dans lesquelles nous nous cognions les pieds ou les genoux, des branches basses qui nous griffaient les bras et le visage, le tapis de feuilles pourries glissait sous nos pas tandis que le chemin s’élevait en altitude. Petit à petit la végétation changea, les arbres se firent plus grands, les buissons s’espacèrent et la forêt devint profonde. Il y avait des manguiers gigantesques et à leur pieds des fruits mûrs tombés que nous ramassâmes avec précipitation. Leur jus qui coulait chaud et sucré nous parut un nectar délicieux. Et soudain nous nous retrouvâmes dans une clairière qui s’ouvrait au milieu des arbres fruitiers. Un village très ancien en ruines s’étendait devant nos yeux. Il subsistait encore des cabanes de bois et de branchages à moitié écroulées, des foyers de pierre pour cuire la nourriture noircis par d’innombrables feux, et à l’intérieur des masures, des meubles rustiques de guingois ou cassés. Des gens avaient vécu là, on voyait aussi un petit enclos de pierres envahi par les herbes folles où ils avaient dû garder des chèvres. 

 

Nous dépassâmes le village et poursuivîmes notre route, il y avait plusieurs sentiers qui partaient du hameau et nous choisîmes celui qui semblait se diriger vers le volcan. Après quelque distance, le chemin obliqua vers la gauche, et nous marchions toujours sous le couvert des arbres au milieu des fougères quand nous débouchâmes en haut d’une falaise qui tombait à pic dans la mer. C’était saisissant de beauté. Tout autour de nous se déployait une baie noyée de brume de vapeur et d’embruns, émaillée de petites îles rocheuses noires qui émergeaient des flots, comme si elles avaient poussé là au hasard au fil du temps. Il devait être difficile de naviguer dans ces eaux dangereuses. Les courants marins tournoyaient autour des pics escarpés, les vagues s’écrasaient violemment sur les rochers et l’écume rejaillissait en gerbes scintillantes. Pourtant au pied de la falaise, de l’autre côté de la baie se trouvait un petit port. Une jetée de pierre avait été construite, et derrière elle un bassin plus calme abritait quelques embarcations qui semblaient en mauvais état, et un bateau blanc. Une route partait de l’embarcadère, grimpait la pente abrupte le long de la falaise et se perdait dans la végétation dense au dessus de la baie. 

 

Nous approchions du but. 

 

Brusquement, alors que nous contemplions en silence le paysage sauvage, arriva de la mer une averse tropicale. Nous vîmes approcher poussés rapidement par le vent de gros nuages menaçants, et une pluie abondante se mit à tomber. Nous nous mîmes à courir en ordre dispersé vers les arbres pour nous abriter, devant moi ni Astrid ni Jerem ne boitaient plus. Et soudain je me sentis glisser en arrière, entraînée par la boue glissante qui s’était rapidement formée sous les trombes d’eau. Comme happée par un trou, je fus aspirée dans une espèce de puits étroit, empêtrée dans la terre meuble, tombant sans pouvoir m’arrêter. Je finis ma chute dans le noir, sur un lit de pierre où je me tordis à mon tour la cheville alors qu’un torrent de vase dégoulina sur moi. Je poussai un cri de rage et de désespoir. Il me fallut quelques instants pour évacuer ma colère et reprendre mes esprits. J’étais trempée et couverte de boue. Mon pied était douloureux, je le massai doucement et constatai avec dépit qu’il commençait à enfler.

 

Ce n’était pas le moment de paniquer. Je me levai tant bien que mal dans l’espace étroit en me débarrassant des plaques de terre qui m’avaient ensevelie et tatai les roches au dessus de ma tête. Impossible de ressortir par là où j’étais venue, la paroi du puits était lisse, il n’y avait aucune prise pour m’agripper et grimper. Je sortis le téléphone de mon sac à dos heureusement imperméable. Comme l’appareil était protégé au milieu de mes vêtements, il n’avait pas été écrasé par la chute, et j’appelai Vincent. 

 

-- Vincent … dis-je

-- Hazel, mais où es-tu ? me demanda-t-il, tu as disparu ! On est à l’abri sous un manguier.

-- … je suis tombée dans un trou, avouai-je.

-- Quoi ? hurla-t-il dans le téléphone, mais où ? comment est-ce arrivé ? Est-ce que tu vas bien ? 

-- Je ne sais pas, je courais derrière vous, tout à coup j’ai été entraînée en arrière dans une sorte de puits et j’ai glissé au fond sans pouvoir m’arrêter, je ne sais absolument pas où je suis, il fait noir et impossible de remonter. Je suis couverte de boue.

-- Reste calme, dit-il, allume la torche du téléphone et regarde autour de toi, dis-nous ce que tu vois.   

 

Ce que je fis aussitôt. Le rayon lumineux balaya les parois du puits et devant moi je vis une sorte de couloir qui partait du fond du puits.

 

-- Tu vas bien ? pas de blessure, demanda encore Vincent d’une voix pressante.

-- Je vois une galerie devant moi, dis-je. Je me suis tordu la cheville, mais ça va, je peux marcher.

-- Garde la torche allumée, avance doucement, il y a une sûrement une autre sortie. Au moindre danger, tu fais demi-tour et n’appuie pas trop sur ta cheville.

 

Trempée et grelottante, serrant les dents sous la douleur, je commençai à progresser dans le tunnel obscur. Il s’enfonçait dans le sol.  

 

-- Active la boussole sur le téléphone, murmura Vincent, nos deux portables vont se synchroniser, nous pourrons suivre la même direction que toi. Nous allons nous déplacer au-dessus de toi, on se retrouvera dès que tu sortiras.

 

Il pensait qu’il y avait forcément une issue à ce boyau, mais je n’en étais pas sûre. En cet instant, je doutais de tout. Et si le tunnel plongeait dans les profondeurs et que je ne puisse jamais en sortir ? J’entendais Alma qui pleurait à côté de son frère. Elle était trop jeune pour cette expédition, submergée par ses émotions, épuisée par la marche hasardeuse, les nuits trop courtes et les repas peu consistants. Et je ne me sentais pas beaucoup mieux qu’elle.

 

-- Passe-moi Alma, chuchotai-je en essayant de rassembler toute ma volonté pour ne pas céder à la panique, je veux lui parler.

-- Ne t’inquiète pas Hazel, dit Alma dans le téléphone, j’ai eu un petit moment de faiblesse mais je vais bien, je prépare la pimpiostrelle pour ta cheville. Retrouvons-nous vite. 

-- Tu es très courageuse Alma, répondis-je en m’efforçant de ne pas faire trembler ma voix.

-- Nous sommes synchronisés, dit Vincent en reprenant le téléphone, tu peux avancer.

 

Nous marchâmes lentement, réglant nos deux progressions l’une au dessus de l’autre. A chaque pas, j’essayai de ne pas me laisser gagner par la peur que nous puissions ne jamais nous rejoindre. Je n’en menais pas large. Cheminant avec précaution, j’arrivais à une bifurcation, plusieurs galeries partaient dans plusieurs sens et je ne savais laquelle suivre.

 

-- Prends des photos si tu es obligée de revenir en arrière pour ne pas te perdre, dit Vincent, continue tout droit pour l’instant. Le terrain monte devant nous mais le chemin est praticable.

 

Après une dizaine de minutes, le tunnel s’éleva en pente douce et au même instant j’entendis Vincent crier dans l’appareil.

 

-- Il y a une tour devant nous !.

-- Et je vois un escalier ! répondis-je avec excitation, voyant enfin l’issue à ma déconfiture.

 

Je montai les marches et au dessus de ma tête je trouvai une trappe. Au moment où je posais mes mains pour la soulever, j’entendis des pas résonner sur la planche de bois. 

 

-- Vincent ! m’écriai-je, je suis là, sous la trappe ! 

-- Je t’entends, répondit-il, je vois la trappe, je t’ouvre ! 

 

Des bruits de frottements et de raclements me parvinrent, le pan de bois se releva d’un coup et Vincent se tenait debout au sommet des marches, derrière lui je voyais Alma, Astrid et Jerem qui me regardaient. Nous nous sentions tous soulagés après ce moment de panique. Je grimpai les derniers échelons et émergeai de la galerie. Nous nous trouvions au rez de chaussée d’une tour ronde en pierre, un escalier en colimaçon s’élevait vers l’étage supérieur. La trappe se trouvait sous les marches, une meurtrière laissait passer un rai de lumière et la mer apparaissait au loin. Vincent me prit dans ses bras et m’étreignit avant de me laisser rejoindre les autres. Alma riait et pleurait, Jerem restait en arrière pudiquement et Astrid me serrait contre elle en murmurant des paroles inaudibles.

 

-- Tu n’es pas belle habillée avec de la boue ! fit Alma en tournant autour de moi.

-- J’en ai même eu dans la bouche, répondis-je avec une grimace.

-- Beurk, s’écria Astrid, ça ne devait pas être bon.

-- Horrible. Toutes ces émotions ! dis-je en m’écartant, désolée c’est de ma faute. Mais c’est aussi un avertissement, le danger nous guette sans cesse. Où sommes-nous ?

-- Nous avons traversé l’île perpendiculairement à la direction du volcan, et nous sommes de l’autre côté par rapport à la baie, expliqua Jerem. A cause du golfe qui crée une échancrure sur le littoral, la largeur de l’île est réduite par ici. La tour domine les falaises et par la fenêtre on a une vue parfaite sur la mer.

-- C’est probablement une tour de guet, poursuivit Astrid. La trappe était cachée sous une épaisse couche de sable facile à retirer. Et grâce à ta chute malencontreuse, on a découvert  un réseau de galeries secrètes qui part d’ici. Sans toi, on n’aurait jamais eu l’idée de chercher une entrée sous les marches. 

-- Qui a creusé ces tunnels ? quelques tronçons semblent naturels, mais ça ne représente pas la totalité des galeries, dis-je. Le trou où je suis tombée ressemblait à une sorte de piège. Je ne sais pas si on pourra retrouver l’extrémité extérieure, elle a dû se reboucher naturellement avec de la boue. 

-- Le réseau servait peut-être pour transporter de la marchandise, fit Jerem, et circuler d’un point à un autre sur l’île sans se faire voir.

-- J’ai quelque chose à vous montrer, reprit Vincent en faisant défiler ses archives de photos sur son téléphone. Quand j’étais sur l’île des Gondebaud, avant de vous rejoindre, j’ai étudié les localisations probables de la pimpiostrelle identifiées par Hazel. D’abord sur internet et puis dans les archives des pirates mes ancêtres, car comme vous le savez l’île n’existe plus sur les représentations actuelles. J’ai cherché partout des informations. Il y avait des cartes, des récits de voyages et d’abordages de bateaux, à de nombreuses époques. Je lisais ce que je trouvais sans faire de lien avec les recherches d’Hazel, les coordonnées étant trop imprécises, les papiers souvent en très mauvais état de conservation. Mais quand nous regardions la baie tout à l’heure, je me suis souvenu d’un dessin à peine esquissé sur un livre de bord avec des repères pour la navigation. Regardez, je l’avais pris en photo, mais je n’ai pas eu le temps de vous en parler à cause de la pluie. C’est bien le même endroit, qu’en pensez-vous ? Les quelques mots encore déchiffrables du capitaine des pirates prouvent que cette baie infranchissable pour des marins non expérimentés était l’entrée de l’un de leurs entrepôts. Ils déposaient leurs larcins sur cette île, et après tri et négociations entre flibustiers, écoulaient leurs butins à partir d’ici, j’ai aussi vu des inventaires. A partir de la baie, ils ont creusé dans la montagne diverses galeries leur permettant de circuler dans l’île par tous les temps sans être inquiétés, pour y cacher leurs trésors. A cette époque, l’île était habitée, pour preuve nous avons vu un village en ruines. Et la tour où nous sommes permettait aux pirates de surveiller la mer de l’autre côté de l’île.

-- Cette île a une histoire étonnante ! s’exclama Astrid. Mais pourquoi les pirates accostaient-ils dans une baie dangereuse et pas sur les plages faciles d’accès ? 

-- A mon avis, intervint Jerem, c’était une cachette idéale. Les pirates pouvaient aller et venir sur l’île sans être vus. Ils devaient mouiller leurs navires dans une crique calme et abritée. Comme c’étaient des marins expérimentés. ils traversaient ensuite la baie avec des barques pour déposer leurs butins ou remporter des marchandises. Il y avait peu de risque d’accès par la terre car les falaises sont abruptes et tombent directement sur la mer. Les pirates avaient sûrement mis en place quelques artifices pour faire peur aux habitants qui ne s’approchaient pas de lieux devenus maudits, incluant la tour. Quelques vieux flibustiers plus en capacité de naviguer devaient monter la garde en permanence, faire des tours de ronde pour protéger les richesses accumulées et éliminer les éventuels intrus. Ceux qui vivaient dans le village en ruines, ou même ailleurs sur l’île, devaient redouter ces êtres cruels qu’ils prenaient peut-être pour des divinités hostiles et préféraient se tenir à distance. En même temps ils protégeaient l’île contre toute invasion de curieux en racontant des légendes terribles à tous les visiteurs.

-- Si ce que tu dis est vrai, les pirates qui avaient mis au point ce stratagème étaient très intelligents, répondit Vincent. Ton hypothèse paraît plausible et expliquerait la présence de ce réseau de galeries souterraines.

-- Et la coexistence d’indigènes et de pirates sur cette île, ajouta Astrid.

-- Un repaire de pirates ! dit Alma les yeux brillants, on se croirait dans un roman d’aventures ! Ou dans un film !

-- Les flibustiers n’étaient pas des gens sympathiques ni tendres, rétorqua Astrid, ils maniaient le poignard et le tromblon sans vergogne ! Tu n’aurais sûrement pas envie de te retrouver face à l’un d’eux, avec ses dents pourries et sa jambe de bois.

-- Oui je sais, mais ne m’empêche pas de rêver un peu ! répondit Alma avec une mine boudeuse.

-- Alma, reprit Jerem, cette expédition n’est pas du tout une belle histoire, nous sommes là pour exterminer un monstre, et ce n’est pas un conte de fées.

-- Je sais, répéta Alma. Je ne suis pas idiote. Oui, je n’ai que dix ans, mais je connais beaucoup de choses, et vous avez besoin de moi pour vous soigner. Je vais donc regarder vos blessures ! Ah, mais que deviendriez-vous sans moi ! 

 

Elle était si sérieuse que nous éclatâmes tous de rire.

 

Pendant ce temps, je m’étais contorsionnée pour ôter mes vêtements raidis par la boue collante et m’étais enveloppée dans une couverture pour me réchauffer. J’étendis mes affaires sur des buissons au soleil qui descendait en cette fin de journée, pour les faire sécher avant de les brosser.  

 

-- Restons dans la tour pour la nuit, proposa Vincent, nous serons à l’abri si un nouveau grain arrive par la mer et puis le soir tombe. Et nous pourrons manger un vrai repas et dormir en organisant des tours de garde.

 

Une fois qu’Alma eût vérifié la guérison des plaies de Jerem et de la luxation d’Astrid, elle se tourna vers moi et me fit asseoir sur une marche de l’escalier, puis elle retira mes chaussures crottées et mes chaussettes d’une main experte. 

 

-- Une belle entorse ! dit-elle, et ton bras est griffé et tuméfié. Je vais nettoyer tout ça et te mettre un peu de potion.

-- Allons chercher de quoi faire un feu et chasser ou pêcher pour le dîner, proposèrent Astrid et Jerem. On ramènera de l’eau pour que Hazel puisse finir de se débarrasser des traces de boue.

-- Je reste ici, répondit Vincent, mais faites vite car la nuit tombe, et surtout pas d’imprudences.

-- Nous restons à proximité, promirent-ils.

 

Vincent monta à l’étage pour explorer la tour; tandis que Jerem sortait un petit arc et des flèches de son sac à dos. Il nous avait déjà expliqué brièvement que la chasse à l’arc était enseignée dès l’enfance aux survivants de sa tribu, comme un savoir de survie. Il était très habile au tir et nous rapporterait sûrement quelque chose pour dîner. Astrid le suivit et ils s’éloignèrent sur le sentier entouré de hautes fougères, faisant craquer les feuilles mortes et rouler les cailloux sous leurs pas.

 

Une fois redescendu, après nous avoir annoncé que la pièce au dessus était tout à fait habitable, Vincent sortit lui aussi sur le pas de la porte de la tour, et se mit à ramasser des grandes feuilles d’arbres qui jonchaient le sol. Alma m’aida à monter les marches et me fit asseoir sur un banc de pierre qui faisait le tour de la salle. Je regardais le paysage enchanteur par la fenêtre, et vis Houang Ti qui volait en toute liberté. 

 

-- Nous ne progressons pas beaucoup dans notre connaissance du pouvoir de l’arbre, fit remarquer Alma avec regret.

-- Tu as raison, nous ne tenons pas suffisamment compte des conseils de Clotaire et de Lamar. A partir de demain, nous allons faire mieux, répondis-je tandis que Vincent arrivait avec des brassées de feuilles qu’il étendit en couches par terre pour faire des sortes de matelas.

-- Que fait Houang Ti ? demandai-je en regardant l’oiseau qui s’éloignait à tire d’ailes. Il ne reste plus avec nous.  

--  Aucune idée, dit-elle.

-- Il doit être en train d’explorer l’île, fis-je.


 

Une heure plus tard, Jerem et Astrid revinrent avec un lapin sauvage, des mangues, une sorte de salade et des tubercules, dont Jerem nous assura qu’ils étaient comestibles. Ils avaient trouvé un petit ruisseau à proximité pour remplir les bidons d’eau. Avec une vieille calebasse séchée ramassée par terre, pendue à une branche et remplie d’eau, Jerem improvisa une douche et nous passâmes tous sous le jet, moi la première. Je pus enfin  éliminer la boue qui collait à ma peau et laver mes cheveux.

Vincent avait préparé devant l’entrée de la tour un petit feu et nous fîmes rôtir le lapin et cuire les légumes. Après le repas, le feu fut éteint, les cendres dispersées, et nous nous calfeutrâmes dans la tour. Jerem, Astrid et Vincent prirent chacun un tour de garde pendant la nuit et nous dormîmes tranquilles. Un orage éclata en pleine nuit, le tonnerre me réveilla brusquement et par la fenêtre je regardai pendant quelques minutes le ciel se zébrer d’éclairs et la pluie tomber furieusement. Puis je me pelotonnai, bien à l’abri sous ma couverture, la tête sur l’épaule de Vincent étendu à côté de moi et me rendormis.   

 

Il faisait un temps radieux quand nous nous éveillâmes le lendemain, le vent avait chassé les dernières traces de l’orage nocturne. Je me redressai en étirant tous mes membres après la nuit réparatrice. Depuis la meurtrière, je voyais la mer et le ciel dont les bleus intenses étincelaient au soleil du matin. Au pied de la falaise où se trouvait la tour, les flots jaillissaient en frappant les récifs, formaient des nuages d’écume qui retombaient et se délitaient en myriades de points brillants. Des arbres téméraires accrochés aux rochers se balançaient sous le vent, au milieu de fleurs multicolores, c’était magnifique. La pimpiostrelle avait guéri mon entorse, je me sentais en pleine forme.

 

Vincent se leva à son tour et s’assit sur le banc de pierre le long du mur. Nous étions tous plus ou moins réveillés, mais nous le regardions en nous étirant et en repliant nos affaires, et nous l’écoutâmes nous exposer son plan pour la journée.

 

-- Je vous propose d’explorer aujourd’hui les galeries, dit-il. Je voudrais y déposer des capteurs électroniques un peu partout pour pouvoir réaliser une cartographie des tunnels, nous aurions ainsi la connaissance des lieux pour préparer un éventuel retrait. Ces capteurs pourraient aussi nous informer si quelqu’un emprunte les couloirs, en émettant un signal sur mon téléphone. Et qui sait si l’une des galeries ne nous mènera pas au volcan ?

 

En l’entendant, je pensais que nos outils modernes étaient magiques à leur manière. Ici sur l’île, mes connaissances informatiques étaient totalement inutiles, mais le savoir faire de Vincent nous donnait un pouvoir sécurisant. Bien évidemment nous étions d’accord avec lui. Aussi nous passâmes la journée entre la tour et les galeries souterraines. Les uns après les autres nous partions deux par deux dans les galeries pour poser les capteurs. L’équipe qui était sous terre prenait l’un des deux téléphones, l’autre restait à la surface, ainsi nous communiquions en permanence.

 

Régulièrement nous faisions le bilan de nos découvertes. L’un des couloirs débouchait dans la baie, dans une petite crique que nous n’avions pas vue depuis le haut de la falaise. Un autre arrivait près du port. Un mécanisme ingénieux permettait d’actionner l’ouverture du pan de rocher qui masquait l’extrémité de la galerie. De l’autre côté, l’entrée du tunnel était suffisamment vaste pour garer une voiture, il y avait des taches d’huile sur le sol et des bidons d’essence posés par terre mais aucun véhicule. Les traces de pneus visibles sur le sable de la caverne appartenaient probablement à une jeep. Sans connaître le réseau de tunnels, il était impossible de deviner qu’une galerie partait derrière le mur et sans ma chute malencontreuse dans le puits, nous ne l’aurions jamais découverte.

 

D’autres boyaux menaient à des cavernes poussiéreuses où moisissaient des coffres de bois pourris, des monceaux de meubles en bois précieux cassés, de la vaisselle brisée, des bouteilles de vin opaques et des tonneaux défoncés, vestiges oubliés des butins des pirates. En fouillant sous les planches putréfiées, Astrid et moi trouvâmes quelques bijoux qui dormaient là depuis des siècles, bagues et bracelets que nous mîmes dans le fond de nos sacs à dos pour les partager un jour avec Alma.

 

En fin de journée, parmi le dédale de couloirs, Vincent et moi en découvrîmes un qui nous amena beaucoup plus loin en direction du volcan. Son issue cachée derrière un bouquet d’arbres secs donnait sur une prairie brûlée, qui s’étendait presque jusqu’au pied de la montagne rouge. La végétation au delà de la sortie du tunnel avait été ravagée par Jahangir, tout était dévasté devant nous, les arbres morts noircis gisaient à terre, l’herbe était brunie, des squelettes d’animaux desséchés par le soleil étaient éparpillés au milieu de restes carbonisés indéfinissables. 

 

-- Un lieu expérimental pour le magicien, soupira Vincent en secouant la tête devant le triste décor de la nature sacrifiée. 

-- Vincent, dis-je soudain inspirée par une idée, laisse moi faire aussi ma petite expérience. 

 

La vision de la désolation était insupportable, je devais faire quelque chose, je repensais à la conversation que j’avais eue avec Alma. Je m’accroupis près de l’entrée de la galerie et enterrai une petite graine noire de l’arbre de paix dans la terre dure. Comme près de la plage où Lamar nous avait débarqués, la petite graine de développa en quelques minutes et se déploya rapidement en un arbre gigantesque. Mue par une autre idée saugrenue, je plantais d’autres graines tout autour, et bientôt les arbres poussèrent autour de nous. Et au delà des graines que j’avais semées, les pousses se multiplièrent et peuplèrent la prairie dévastée qui se couvrit petit à petit d’une forêt dense. Vincent avait saisi ma main et nous regardions le spectacle magique avec excitation.

 

-- Le pouvoir de l’arbre ! s’écria Vincent, grâce à lui nous pourrons vaincre la malédiction de Jahangir et végétaliser les endroits qu’il a détruits. C’est un vrai miracle, quelle puissance !

-- Retournons voir les autres pour leur raconter, et notre route pour demain est toute tracée, dis-je. Alma va bondir de joie !

 

C’est presque en courant que nous parcourûmes le trajet du retour vers la tour où nous attendaient nos compagnons. Ils avaient préparé le repas du soir, et nous nous assîmes tous ensemble pour dîner. Vincent et moi étions tellement impatients d’expliquer notre découverte que nous parlions sans pouvoir rien avaler, incapables d’attendre pour divulguer la bonne nouvelle. Alma frappait des mains, ne tenait pas en place et sautait partout en m’écoutant raconter l’histoire de la forêt miraculeuse.

 

-- Tu vois, me disait-elle, l’arbre nous révèle petit à petit ses pouvoirs, Clotaire avait raison.

 

Personne n’avait envie de la contredire.

 

Il fut décidé que le lendemain nous quitterions le camp de la tour, emprunterions la galerie et traverserions la nouvelle forêt pour approcher du volcan. Alma était impatiente de la voir, elle était si excitée que nous eûmes peur qu’elle ne s’endorme pas, mais à peine fut-elle étendue sur son matelas de feuilles qu’elle sombra dans un sommeil paisible émaillé de rêves enchantés.   

 

Dès l’aube nous étions debout. Nous prîmes tour à tour une douche rapide sous la calebasse, qui acheva de nous sortir de la torpeur de la nuit. Quelques biscuits de Clotaire avalés en vitesse, accompagnés d’une mangue juteuse et sucrée pour la soif et nous fûmes prêts à partir. Nous effaçâmes les traces de notre passage en jetant les feuilles qui nous avaient servi de matelas dans les buissons alentour et en dispersant les cendres de nos feux au vent. La calebasse fut récupérée et poussée derrière un rocher. En apparence, nul n’aurait pu deviner que nous avions campé là pendant deux jours. Nous avions répandu de la résine d’arbre sur la trappe et recouvert le bois de terre et de feuilles pour la rendre invisible. Ainsi nous pouvions la rabattre depuis la galerie souterraine sans que des visiteurs puissent deviner qu’elle existe. C’était peut-être une précaution inutile, qui viendrait dans ce coin désert aujourd’hui ? Il n’était pas nécessaire de surveiller la mer, personne n’arriverait par là puisque l’île était inaccessible. Les drones en forme d’oiseaux ne nous avaient pas repérés, on ne nous cherchait pas. Néanmoins en partant nous refermâmes soigneusement la trappe au dessus de nos têtes et partîmes en file indienne dans les tunnels. 

 

Vincent en tête suivait le tracé sur son téléphone. Après notre exploration de la veille, il avait cartographié la totalité des galeries et nous nous dirigions sans nous perdre dans le dédale des couloirs. Après plus d’un quart d’heure de cheminement, nous arrivâmes à la sortie où j’avais planté les graines. Les lieux ne ressemblaient en rien à la vision que nous en avions eu la veille en les découvrant. A la place du terrain nu et dévasté se trouvait maintenant une épaisse forêt. Au pied des arbres avaient déjà poussé des buissons, des fougères et des massifs denses parsemés de fleurs, et les animaux étaient revenus dans cette nature exubérante. Nous avançâmes sous le couvert de la canopée, longeant un ruisseau qui jaillissait sous des pierres moussues, sinuait dans la verdure et avait creusé un bassin dans une petite clairière. Nous nous arrêtâmes quelques instants pour boire de son eau pure.

 

Et soudain, tandis que je caressai une branche basse et que ma main suivait la nervure d’une feuille jusqu’à son extrémité, sans prévenir mon esprit s’envola. Alors que je regardais les hauts fûts s’élancer vers le ciel, je me sentis faire corps avec le bois des troncs, puis je montai le long des branches jusqu’au bout des feuilles, ressentant la texture vivante caressée par le vent, frémissant sous l’onde fluide, passant d’arbre en arbre, je m’élevai de plus en haut au coeur de la ramure. Et mes yeux dépassèrent le sommet de la canopée, ils virent ce qu’il y avait au dessus de la forêt, le ciel, l’île et  l’océan au delà, mon regard glissait sur la cîme des arbres, je faisais partie de la ramée. Au loin, j'apercevais le vol rapide de Houang Ti qui nous suivait à distance, admirais ses plongeons brusques et ses remontées foudroyantes, je ressentais son plaisir de jouer avec les courants aériens, je le faisais aussi. Puis mon regard redescendit le long d’un tronc lisse et réintégra mon corps, je marchais au milieu de mes compagnons mais je n’étais déjà plus avec eux. Je repartais à nouveau, évoluant au milieu des branches, des hampes, remontant le long des rameaux jusqu’à la teminaison des plus hautes feuilles, ondulant avec elles sous le souffle du vent, je voyais tout, absolument tout, c’était extraordinaire. Sans effort je planais au dessus de la canopée et je parcourais la forêt bien plus vite qu’en marchant, comme si le vent me poussait, comme si j’étais un oiseau. Oui, mais j’étais plus que cela, car j’étais aussi les troncs, les rameaux et les feuilles, les buissons, les fleurs, la terre et l’herbe, mon regard était universel. Comment expliquer ce qui m’arrivait, à moi, Hazel, simple petite développeuse sans avenir, orpheline sans famille, qui avait dû m’assumer très jeune pour rester indépendante ? J’accédais sans l’avoir cherché à la liberté la plus totale. Etait-ce cela l’ultime pouvoir de l’arbre de paix ? 

 

Poursuivant mon vol panoramique, j’arrivai bien avant mon corps à l’orée de la forêt que j’avais moi-même créée, en plantant quelques graines dans le sol. Depuis le sommet des arbres, j’observai le paysage tout autour moi. Grâce à ma vision sans limite, je pouvais désormais anticiper notre progression et prévenir mes amis si je percevais un danger, c’était une force, un pouvoir qui m’étaient donnés. Et du haut des plus hautes branches je regardai se déployer au pied des arbres une pente douce couverte d’herbe rase qui descendait jusqu’à une surface plane, où se trouvait une sorte de cabanon aux murs de parpaing et au toit de tôle ondulée. Une voiture tout terrain grise était garée à côté du baraquement, celle dont nous avions vu les traces de pneus dans la caverne de la baie, et une route non goudronnée partait en sinuant juste derrière en direction du volcan,. 

 

Je scrutais le ciel de tous côtés sans avoir besoin de tourner la tête, j’étais libérée des contraintes physiques, et je vis brusquement un point noir surgir du néant, crevant les nuages qui s’ouvrirent comme une faille pour le laisser passer et se refermèrent aussitôt derrière lui. La petite tâche se rapprocha en grossissant et se matérialisa bientôt, c’était un hélicoptère. Le bruit du moteur d’abord étouffé et déformé par le vent s’amplifia tandis que l’appareil décrivait une large courbe. Il vint se positionner au dessus de la surface plane, vers laquelle il descendit lentement pour atterrir au pied de la pente, les pales ralentirent leur course,  l’hélicoptère amortit le contact avec le sol et se posa  enfin sur l’herbe.    

 

La porte de la cabine s’ouvrit. Un corps tomba lourdement sur le sol comme s’il avait été poussé dehors, je le reconnus aussitôt car son visage me faisait face, c’était Ferdinand. Je vis sauter à terre après lui Iga et Trevor qui le forcèrent à se relever. Quelqu’un leur lança des sacs qu’ils ramassèrent avant de partir en courant. Ferdinand traînait derrière, Trevor s’arrêtait et le bousculait brutalement pour le faire avancer. Dès qu’ils se furent éloignés du terrain d’atterrissage, le pilote relança les pales et  fit décoller son appareil. L’hélicoptère s’éleva rapidement en altitude et s’envola en vrombissant comme un gros insecte. Pendant ce temps, les trois passagers avaient avancé vers le cabanon dont la porte s’ouvrit. Un personnage en sortit, c’était Magnus Isambert.

 

Ce n’était pas le fringant homme d’affaires que j’avais vu dans la tour Berova ou en photo sur les magazines, mais je n’avais aucun doute, c’était bien lui. Il portait une combinaison de travail brune et de grosses chaussures de chantier. Il n’avait plus son ancienne coupe de cheveux soignée avec des mèches qui lui tombaient artistiquement sur le front, son crâne était rasé. Sa peau était hâlée mais grise et son teint brouillé, il ne restait rien du chef d’entreprise sûr de lui que j’avais vu aux côtés d’Astrid, il semblait harassé. Après avoir échangé quelques mots avec les voyageurs, il les guida vers le véhicule tout terrain où ils chargèrent leur bagages avant de monter à bord. Ferdinand avançait avec réticence, mais Trevor ne lui laissa pas le choix et le poussa dans la jeep sans ménagement. Magnus grimpa sur le siège du conducteur, et démarra le moteur, quelques instants plus tard, la jeep prit la direction du volcan et disparut après un tournant de la route.  

 

Aussitôt je redescendis de mon poste d’observation vers mes compagnons, il était temps de leur dire la vérité au sujet du pouvoir que m’avait conféré l’arbre, de leur parler des trois voyageurs qui venaient d’atterrir sur l’île et de la présence de Magnus Isambert. 

 

Il m’était difficile d’aborder le sujet de mon pouvoir, je marchais en silence derrière eux sans savoir comment leur dire. Après avoir hésité pendant quelques mètres, je m’arrêtai brusquement, enfin décidée à me jeter à l’eau. 

 

-- Stop ! dis-je.

 

Ils s’immobilisèrent tous en même temps, tendus et réactifs à la moindre sollicitation.

 

-- Que se passe-t-il ? demanda Astrid.

-- Un problème ? s’écria Vincent.

-- Tout va bien ? dit Jerem en s’approchant de moi

 

Et je leur expliquai tout, de manière complètement désordonnée, tous les mots sortaient de ma bouche en même temps, sans logique, j’étais tellement énervée que mon cerveau et ma parole n’arrivaient pas à se synchroniser. Mais même si mon discours était chaotique, mes compagnons n’eurent pas de peine à me comprendre. Ils n’étaient même pas surpris par ce que je tentais de leur dire.

 

Quand je cessai de parler, ils se mirent tous à crier en même temps. Pour échapper à leur excitation et à leur pression étouffante, je quittai à nouveau mon corps pour m’élever jusqu’à la cîme des arbres et respirer à nouveau l’air libre. Et je vis soudain avec horreur une haute langue de feu descendre depuis le haut du volcan droit sur nous, brûlant absolument tout sur son passage. Revenant aussitôt près de mes compagnons, je hurlai :

 

-- Jahangir nous a repérés, il envoie le feu du volcan sur nous. Fuyons ! 

 

Alma sortit alors calmement le rameau de l’arbre de paix de son sac à dos et le tendit comme une baguette magique en tournoyant sur elle-même.

 

-- Nous n’avons pas le temps de courir, si l’arbre doit nous sauver c’est maintenant ! s’écria-t-elle alors que nous sentions déjà le souffle incandescent se rapprocher inexorablement de nous. 

 

Tout autour, les craquements sinistres des branches et des troncs qui se tordaient dans les flammes et tombaient carbonisés les uns après les autres s’amplifiaient de seconde en seconde. 

 

Sans trop y croire, pensant notre dernière heure arrivée, Astrid et moi sortîmes les branches de nos sacs et les tînmes à bout de bras, murmurant désespérément de muettes incantations pour que la magie de l’arbre nous protège du feu de l’enfer.

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