CHAPITRE 18

Le 09 août 1683, château de Lamezac, Villenouvelle

Monseigneur de Maupeou fit envoyer dès potron-jacquet un billet au relais de poste à l'attention de Mercure, afin de l'enjoindre de se présenter au château de Lamezac après l'Angélus de Midi, aussi, quand l'Angélus retentit à l'église Notre-Dame des Anges, le postillon passait les grilles du domaine seigneurial. Il avait chevauché au petit trot et avait, pour honorer le rendez-vous, demandé à Paul le robuste de prendre sa part de travail sur les routes si d'aventure, voyageurs y avaient. Son père de cœur n'avait pas osé lui refuser la demande et l'avait assuré qu'il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour besogner doublement, ce qui pour un ancien laboureur, était plutôt une corvée d'honneur.

En traversant le pont-levis, Mercure vit aux carreaux des fenêtres à meneaux du mouvement du côté de la tour, et subodora qu'un domestique l'avait guetté et était parti avertir le prélat. Lorsqu'il arrêta son cheval dans la cour intérieure, le postillon lança les rênes à un garçon d'écurie qui vint les lui prendre. Le jeune homme ne patienta point trop longtemps dans la cour qu'un valet de pied s'approcha de lui et lui demanda de le suivre dans l'édifice. En montant les escaliers, Mercure s'aperçut que le domestique le conduisait dans l'aile des invités, au premier étage, et l'aiguilla à travers les enfilades jusqu'à une porte en bois massif, large et belle avec ses gonds de fer. Le valet de pied toqua à la porte et attendit qu'une voix forte lui répondit pour introduire le postillon qui se sentait en mésaise dans ce lieu de pouvoir.

Quand le valet de pied le poussa dans la pièce, Mercure trébucha sur le tapis et se fustigea de faire ainsi une laide entrée auprès du prélat, debout devant un secrétaire en noyer, une main posée sur le plateau, l'autre caressant la bandoulière en soie bleue, où brillait la croix pectorale épiscopale. Tout de suite, l'Homme se dévêtit de son visage humain et vulnérable, et intimida son visiteur par son aura d'Évêque à la toute puissance divine. Monseigneur l'observa sans souffrir de vexer la fierté du postillon, mais de cela, les nobles gens s'en moquaient éperdument. D'une voix douce, cependant ferme et glissante comme une pente qui cachait dans sa courbe la vision d'un précipice, l'évêque de Castres lui demanda :

— Comment se passe vos journées ? Sont-elles riches en renseignements ?

Immédiatement, la mouche de l'évêque fut prise d'une même volonté d'euphémisme à l'avenant de la sienne.

— Les journées que Dieu me donne sont vécues avec le soin de satisfaire quelques volontés supérieures...

L'évêque de Castres sourit et se jugea bienheureux homme pour avoir eu du nez dans le choix de sa mouche du relais de poste aux chevaux, car là dessus, le postillon Mercure était un homme d'une trempe souhaitable pour l'office.

— Nous sommes en particulier, répondit Monseigneur, il ne saurait y avoir de fuites, et les seules qui sauraient y avoir sont celles de quelqu'un à qui, déjà, rien n'est caché, fit-il en levant les mains dont les paumes étaient tournées vers le Ciel.

— Monseigneur, pour la chose dont vous m'avez chargée, je suis au regret de vous dire que je n'ai pas de certitude à cette heure.

— Allons bon, repartit l'évêque visiblement ennuyé par la tournure de la conversation. Je ne vous ai pas fait venir pour entendre de pareilles confessions, mettez-y du vôtre, soyez bon chrétien et dites-moi maintenant qui est coupable...

— Hélas Monseigneur... Non pas que je ne voulusse satisfaire Monseigneur, et je suis tout penaud de vous redire que je n'ai point de certitude... rien que des chemins divers ouverts par mes yeux fureteurs.

— Ah ! Et quels sont-ils ces chemins ?

— Je ne peux là dessus vous le clarifier car je préfère ne pas m'avancer en conjecture, les conjectures font mal aux oreilles et à l'esprit par l'enchevêtrement d'hypothèses qu'elles induisent, et je me dois de ne guère me laisser tenter par un bavardage délétère.

L'évêque de Castres reluqua le postillon d'un œil nouveau, plus perçant et appréciait petitement la tournure des mots que chantaient fort adroitement le garçon, chapeau dans les mains. Le pauvre Mercure tchaoupinait(1) son couvre-chef si bien que le feutre pût se déformer sous l'action de ses doigts qui dévoilaient son mésaise et son anxiété.

— Mon garçon, je veux que vous parliez plus longuement et plus à mon intérêt la prochaine fois, déclara le prélat en lui faisant signe de disposer d'un geste sec.

Mercure sortit à reculons avec un empressement tout à fait perceptible. Il ne voulait demeurer une seconde de plus dans l'antichambre de Monseigneur car il sentait du Monseigneur un orage à son endroit qui l'inquiétait. En refaisant le chemin qu'il avait emprunté à l'allée, Mercure jugea qu'il était en mauvaise posture et que son odeur de sainteté auprès de l'évêque de Castres s'était quelque peu affadie avec la nullité de ses délations.

Le jeune homme rencontra au détour d'un couloir la baronne de Lamezac dans une tenue d'intérieur de deuil et lui fit ses salutations. La pauvre mère avait fané comme une fleur sans eau et la tristesse qui s'émanait d'elle était écrasante. Sur ses talons, une servante l'accompagnait, une domestique que connaissait bien Mercure. D'un signe du chef, il la salua en lui souriant, mais cette dernière baissa les yeux et détourna la tête. Mercure en fut choqué et voulut lui demander immédiatement la raison de son refroidissement ; or, parce qu'il respecta son office en ce lieu, il poursuivit son chemin, malgré tout offensé. 

Il fut rapidement rappelé par Francine sur l'ordre de sa maîtresse et elle le fit bifurquer dans les couloirs jusqu'à une garde-robe exiguë, où un lit de valet ou de femme de chambre bien bordé, encombrait un bon tiers de l'espace. La baronne était présente et le fixait de cet air digne que possédait la noblesse. Le postillon sentit que sonnait l'heure d'un autre interrogatoire qui lui serait fort pénible et se tint prêt à se faire aiguillonner avec autant de grandeur qu'il pût montrer.

— Monsieur Mercure, commença la baronne en froissant son mouchoir dans une main, je veux que vous me répétiez la raison pour laquelle Monseigneur de Maupeou vous a fait déplacer ici.

Le jeune homme tiqua à l'annonce et blêmit, effectivement, l'interrogatoire serait on ne peut plus pénible pour lui. Et si Madame voulait savoir ce qu'opérait en secret Monseigneur, c'était sans doute qu'il y avait maille entre la baronne et la Mitre, et cela était diablement inquiétant pour lui qui n'était qu'un instrument de circonstances.

— Madame, je... cela serait courroucer Monseigneur que de me faire caqueteur à la sauvette...

— PEU me chaut, je vous demande de me dire ce que vous lui avez annoncé.

— Fort peu de choses, madame, comme je lui ai dit, je ne peux, en bon chrétien, parler en des conjectures malhonnêtes parce que je ne sais point si elles sont vraies et où elles mènent véritablement.

La baronne de Lamezac se tut un instant et cela fit grand effet sur le postillon qui crut qu'elle pesait en elle quelques punitions en son adresse. À l'avenant, la Francine qui ne se décollait de la baronne que lorsque que ses intérêts étaient plus excités dans le lit du baron, se permettait de prendre des grands airs et de toiser Mercure comme une noble dame. Du regard méprisant de sa Françou, Mercure en fut premièrement froissé et deuxièmement ne se l'expliquait point !

— Ainsi, tu es des espions de Monseigneur, reprit la baronne. Qu'as-tu découvert ? dit-elle avec un ton menaçant, les yeux jetant des éclairs dangereux qui écorchèrent et éraflèrent le pauvre Mercure qui ne savait comment tourner une phrase sans offenser la dame et l'évêque.

— Rien... du brouillard... rien que du brouillard...

— C'est déjà trop ! Je ne puis supporter que tu travailles à ma chute en donnant des crédits à ces racontars qui m'accusent ! Moi une mère ! tonna-t-elle dans toute la majesté de sa naissance. Je t'ordonne de fermer les yeux, de boucher tes oreilles et de ne point honorer les malfaçons de l'évêque de Castres !

— Mais madame...

Las, la baronne passa devant lui et sortit de la garde-robe sans lui adresser une autre parole, Francine derrière elle. Le pauvre Mercure en fut bien peiné parce qu'il savait à présent que s'il choisissait de parler ou de se taire, il allait avoir des démêlés avec un pouvoir. Seule consolation dans ce sombre tableau, il pouvait choisir lequel il outragerait et lequel il glorifierait.

Mercure sortit à son tour de la pièce, véritable étouffoir, et décampa de ce château, guêpier d'intrigues, et gronda la mollesse du garçon d'écurie pour ne pas avoir apprêtée sa monture dès lors qu'il l'avait entendu arriver. Sur le départ, en selle, les rênes dans les mains, il fut crocheté par la Francine qui courut vers lui, le bonnet étrangement bas sur les yeux de sorte qu'il ne l'aurait point reconnu ainsi affublée ! Mercure fut tenté de la recevoir avec hauteur comme elle le lui avait fait accueil et il allait prendre la mouche, prêt à le lui faire savoir quand elle lui dit ceci.

— Ne fais pas cas des humeurs de madame, elle est sur les nerfs car l'évêque joue un jeu de dupe avec elle et cela l'encolère. Non, non, continue tes investigations et rapporte-les moi, j'en ferai bon usage auprès de la baronne...

— Françou, je n'aime pas que tu me boudes pour plaire à ta maîtresse ! C'est méchant et petit !

— Minou, si je m'étais pendue à ton cou, Madame aurait crue que je la trahissais. Non, non, je ne pouvais t'aimer avant que tu lui parles !

— Françou...

— Minou, embrasse-moi, minauda-t-elle lui lui tendant son visage paré de deux grands yeux rieurs.

Mercure souffla, leva les siens au ciel et se pencha pour l'embrasser sur la joue. Cette caresse fit rire la mâtine. S'il gardait un arrière goût amer du comportement de sa Françou, il lui pardonna, et ne lui prêta, par conséquent, pas de vilaines pensées ou arrières-pensées pour l'avoir traité de la sorte. Quant à son idée de lui livrer ses observations, c'était peut-être là la meilleure solution, Françou était une honnête fille et il avait pleinement confiance en elle, qu'importait si elle n'était pas une mouche elle-même.

— Minou, ne prend pas mal que je te demande de tout me dire, mais c'est que je peux te protéger des vilaines manigances du Monseigneur. Je pourrais te donner des conseils sur ce que tu dois taire ou non...

— Voilà qui est plus sage et qui me convient mieux, en effet, j'étais tout mal d'être entre deux personnes d'aussi grand pouvoir ! Françou je te préfère de loin gentillette comme ça ! Va, ma Françou, dors en paix, au moment propice je te rapporterai tout dans les moindres détails !

Sur les sentiers boisés, Mercure donna libre cours à ses pensées et n'arrivait point à voir la sommation de la baronne autrement que comme un éclat éloquent de son lien dans l'affaire de la mort de sa fille. Le postillon trouvait étrange que Madame usât sur lui de son pouvoir afin de contrecarrer les plans de Monseigneur, qui était pourtant son ami et l'homme qui avait la tâche de démêler les mystères du trépas de Louise, aussi, l'attitude de la baronne était on ne peut plus étrange. À l'image de Madame se superposait immédiatement à l'esprit de Mercure, les traits d'Henriette et le visage fuyant de Marguerite... Les dames du relais de la poste aux chevaux étaient de près ou de loin coupables de quelques obscures entreprises, de cela, Mercure n'en doutait presque plus ; or, il lui restait toutefois un voile à soulever. Les dames du relais avait-elle eu l'ordre de tuer Louise par le jus de pavot ?

Mercure frissonna et ne put agréer cette folie ! Cela reviendrait à faire de Marguerite une meurtrière... mais les mots qu'elle lui avait dit quand elle lui avait révélé le décès de mademoiselle de Lamezac l'avait toujours intrigué : « Il faut croire que j'ai le cœur trop dur à présent pour avoir le courage de m'opposer... il faut croire que ma lâcheté a emporté une amie pour toujours. Qu'est-ce qu'une vive souffrance quand on vit dans un brouillard perpétuel... Qu'est-ce que le deuil quand on est prisonnier du silence et l'otage de ce qui ne se dit pas... » Malgré ces phrases louches, il ne voulait croire que Mimi la mégère et la patronne eussent été capables d'un tel acte, et si elles l'avaient commis, peut-être que cela avait été involontaire. Peut-être que Louise avait succombé à cause d'un mauvais dosage... Patte légère avait été on ne peut plus clair sur ce point, et Louise était connue dans le monde pour être une demoiselle fragile. Combien de fois avait-il surpris Louise confesser à Marguerite que son sommeil laissait à désirer... Sa mort aurait été alors un accident de dosage... cependant, si tel était le cas, pourquoi la baronne était allée trouver la Henriette plutôt que le vieux René ?

En sortant de Villenouvelle, Mercure décida d'aller voir le vieux René qui habitait dans une maison en pans de bois sur le chemin du Bigot afin de fouiner un peu de son côté. Lorsqu'il atteignit la résidence champêtre du grand-père de la Marguerite, avec son rosier sauvage grimpant, il mit pied à terre, attacha son cheval à l'anneau du mur et toqua à la porte en bois. Il réitéra son geste quand il vit que le premier ne donna rien et à ce moment, il découvrit le vieux chirurgien, un tablier attaché autour de son ventre, le chapeau de paille sur le chef, surgir d'un angle de la maison en plissant les yeux.

— Mercure ? C'est toi mon garçon ! Que fais-tu là ?

— Vieux René ! Je te cherche pour te parler !

— Parle, je t'en prie.

— J'ai besoin que tu me soulages, j'ai mal à trouver le sommeil et je suis très tendu, dis n'as-tu pas une herbette pour ça ?

Le chirurgien l'observa de plus belle et le fit venir à sa hauteur, ensemble, ils marchèrent dans le petit jardin de simples, disait le vieux René pour se donner de jolis airs qu'aimassent tant se tartiner les savants en rappelant qu'ils savaient des choses que, forcément, vous ignoriez. Les deux hommes déambulèrent dans le jardin et écoutèrent les merles et les pinçons chanter dans les marronniers. Au loin, un vieux moulin tournait en un grincement régulier, devenu apaisant par sa monotonie.

— J'ai de la verveine séchée pour te détendre. Tu peux les prendre en infusion, dit René d'une voix calme.

— Ah... répondit Mercure qui voyait que l'enclos du jardin du chirurgien était apprécié par les moineaux qui se perchaient sur les piques des poteaux.

On aurait dit des petits enfants en train d'espionner.

— Cela ne te convient pas ? demanda le chirurgien. Tu sais, dans ton cas, ce n'est pas étrange avec ton travail, ce genre de tourments est naturel, même, je m'étonne que tu ne te plains pas plus de raideur aux jambes ou mal de dos.

— Non, ça c'est bon pour le Paul, repartit Mercure en plaisantant. Dis, vieux René, tu n'as pas dans tes buissons là, du pavot, paraît que le jus c'est miraculeux pour ce que j'ai.

Le chirurgien ne pipa mot mais l'expression de son visage trahissait qu'il avait été surpris et que cette surprise ne lui avait pas causé du plaisir. Il se racla la gorge, embêté, replaça son chapeau de paille sur sa tête -le couvre-chef n'avait pourtant pas bougé d'un pouce-, et répondit avec un peu trop de hâte.

— Je ne sais pas où c'est que tu es allé chercher ça !

— C'est un collègue postillon de Revel qui m'en touché mot, mentit-il en modifiant la vraie localité pour honorer le silence qu'il avait promis à Patte légère.

— Eh beh, ça doit être un drôle celui-là ! Le jus de pavot quand il est mal préparé peut être dangereux, mieux vaut pas en tâter !

— Oui mais toi qui connais toutes ces choses, dit-il en montrant les simples, tu pourrais pas m'en préparer ?

— Sainte Vierge ! Mais tu es fou ! Je ne soulage pas avec ces choses, moi ! Non, non, Mercure, c'est soit la verveine soit rien du tout !

— C'est parce que tu en as jamais préparé ?

— Exactement ! appuya le chirurgien qui avait profité de cette brèche pour s'y jeter dedans tout entier.

— Bon, va pour la verveine alors, dit-il en signe de reddition.

Cette sage décision rassura le chirurgien qui se détendit instantanément et le fit patienter le temps qu'il aille lui chercher la plante sèche, en lui ayant bien répété de la prendre en infusion. Le postillon lui avait répondu qu'il avait bien entendu et partit l'attendre devant la maison où piaffait son cheval, claquant sa queue sur sa croupe pour chasser ces maudits taons.

Là, Mercure inspecta la façade de la bâtisse en pensant que le bougre de vieux René lui avait menti ouvertement au sujet du jus de pavot, ce qui amplifiait sa culpabilité dans une affaire obscure. Son œil se baladait de la façade fleurie à son cheval, puis inspecta le grand chêne à droite et enfin les bordures du chemin, lorsqu'il fut attiré par des tiges sans fleur. Cette décapitation dénotait à côté des têtes basses de pâquerettes. Il s'approcha et constata, effectivement, qu'il y avait plusieurs tiges coupées, et sur le cou de la plante, du suc tel du sang, avait séché. Il chercha dans les environs de ce crime floral s'il restait des rescapés, mais, n'en trouva guère. Mercure prit un bout de tige entre ses doigts et reconnut le duvet râpeux, caractéristique des tiges du pavot étrange et mystérieux.

« Ainsi, le vieux René a déjà tout coupé de ses pavots... voilà pourquoi il en a fait chercher par la Marguerite... Toutes ces fleurs commencent à me courir sur le haricot ! » pensa-t-il agacé par tous ces secrets.

— Mercure ! l'appela le vieux chirurgien, un paquet dans les mains devant son cheval.

— J'arrive !

— Dis, mon garçon que faisais-tu là-bas ?

— Je... je regardais les trous que te laissent les taupes, bredouilla-t-il en prenant avec vélocité le paquet et en enfourchant sa monture. Tu n'as pas été épargné, dis !

Le vieux chirurgien plissa les yeux et le regarda partir après les remerciements qu'il lui donna et s'en vint voir la bordure fleurie du fossé. Il remarqua les traces des sabots du postillon toutes au même endroit, en face d'un amas de tiges sans tête. Le vieux René observa une nouvelle fois le postillon s'en partant cahin-caha au loin et fronça les sourcils. « En voilà un qui furète comme une belette et qui use de maintes ruses comme un renard sournois... Il faudra le tenir en son terrier... »

Sur le sentier, Mercure se faisait fort de penser à cette affaire de pavot et ne pouvait croire autre hypothèse que celle qu'un dosage malheureux avait entraîné Louise dans la tombe. Plus il réfléchissait, plus il lui était évident que les deux dames du relais étaient tombées dans cette affaire par ricochets, sans doute, avaient-elles eu le rôle d'inciter le vieux René à composer pour la petite Louise, un jus de pavot pour ses nuits agitées ?

Mais pourquoi le vieux René en avait fait cueillir à Marguerite récemment ? Était-ce lié à la fois où Marguerite était sortie en catimini du bordel... Une des filles avaient besoin d'un remède pour trouver le sommeil ? Le mot de Patte légère lui revint en mémoire et cela le fit blêmir : « J'ai ouï dire que des méchantes faiseuses d'ange l'employaient pour avorter... » Cette option lui glaça le sang car il n'imaginait pas Mimi la mégère, la Henriette et le vieux René complices de cette horreur, les avortements étaient si interdits et extraordinaires que Mercure n'avait jamais cru que des femmes pussent y avoir réellement recours... Avant de s'affoler inutilement, Mercure arrêta ses pensées tumultueuses, il lui était apparu avec effroi que Marguerite courrait un grand danger dans les deux cas et l'idée de la dénoncer à Monseigneur lui était difficile... 

Il haïssait avoir à prononcer de sa bouche la terrible sentence sur leur culpabilité dans l'affaire de la mort de Louise... mais peut-être se trompait-il encore, peut-être y avait-il une chance qu'il se fourvoyât... Malheureusement les bruits qui couraient dans Villenouvelle dénonçaient que les criminels se terrant dans les environs pouvaient bien être des femmes... et ce racontar n'avait jamais été taillé sur une vérité si juste, si Mercure ne trouvait rien pour innocenter les dames Vidal et Mercure se souvenait de l'agitation qui avait pris Marguerite dans l'entrepôt quand il lui avait avoué les rumeurs terribles qui accusaient des femmes... La réaction de Mimi la mégère ne la rendait que plus coupable...

Le postillon se rappela la proposition de Françou, qui était une honnête femme, et Mercure fut tenté de rebrousser chemin et d'aller la trouver au château de Lamezac pour lui demander ce qu'elle pensait de toutes ses trouvailles au sujet de Marguerite. Or, le destin en décida autrement, sur un sentier de traverse, il découvrit au loin la personne de Mimi la mégère, toute hâtive dans son pas, pressé et furtif. Elle ressemblait à un petit daim sur ses gardes et marchait sans s'apercevoir qu'il l'avait repéré. Mercure ne put résister et la suivit d'assez loin afin qu'elle le sentît pas, Francine attendrait.

Il la vit passer par la porte de Baziège, à un moment où les gardes étaient à regarder ailleurs, et ne la surprissent point passer. Mercure entra dans Villenouvelle et l'observa emprunter les petites rues qui menaient au vieux bourg. Sans perdre de temps, il attacha son cheval à un platane et la suivit dans la ville et la trouva après des déambulations, à la porte de service du bordel. Entre le sortir de la forêt et son entrée dans le bourg, Marguerite avait mis un foulard sur son bonnet blanc et masquait ainsi ses traits aux yeux indiscrets des gens. La demoiselle Vidal toqua trois coups d'une tonalité différente et attendit, la tête basse, que la porte s'ouvrit, et lorsqu'elle la chevillette chut, elle pénétra à l'intérieur comme si elle avait le diable à ses trousses.

Comme la bonne fortune était encore avec le postillon, Mercure profita que la rue était déserte et surtout que la précipitation de la jeune femme fut telle qu'elle en fit oublier à celui ou celle qui lui avait ouverte, de tirer le verrou pour claver la porte. Telle une fouine agile, le postillon se glissa dans l'antre du bordel et grâce à ce qu'il connaissait l'endroit, il sut les axes à éviter, s'il voulait rester invisible. Au fond du couloir, des voix se firent entendre par l'entrebâillement de la porte de la cuisine et d'un pas de loup, Mercure s'en approcha. Il se glissa dans une pièce qui la jouxtait, sans doute l'arrière-cuisine, et se colla à la porte qui donnait sur la cuisine pour tout chaparder du bavardage. Par chance, un petit fenestrou grillagé était ouvert pour aérer les lieux et Mercure put donc tout entendre de la discussion larmoyante qui s'y déroulait.

— Virginie pardonne-moi, je ne peux... Cela me fait trop lourd sur le cœur de me risquer à une autre délivrance... Si je la fais... je serai perdue. En moi, je le sens, je serai tant écœurée de moi-même que je ne pourrai me regarder en face... Cela est déjà trop avec L... J'étais juste venue m'enquérir si le vieux René t'avait bien amené le jus de pavot ?

— Je l'ai. Marguerite... oh Marguerite, s'affola la catin, si tu n'es pas là, que deviendrai-je... je suis terrifiée...

— Allons, il ne faut pas, tenta de la rassurer Marguerite en lui prenant la main. D'autres sont passées par là et se portent bien, en as-tu parlé aux autres pensionnaires de la maison... Elles pourront te garder de trop de peur... allez, calme-toi Virginie.

— Non, non, fit la catin qui pleurait à présent, je ne le puis, je te veux à mes côtés dans cette épreuve, je te veux avec moi, réitéra-t-elle en lui pressant plus encore la main, le visage en larmes.

Marguerite était au supplice et fut bouleversée de devoir maintenir à une personne délicate et simple comme Virginie qu'elle ne voulait pas être du le Secret le jour dit et eut toutes les peines du monde pour rester de marbre face à tant de désespoir. Elle ne souhaitait point être la main chevaleresque ou la complice par présence, car complice elle le serait toute sa vie, et en son état, elle ne pouvait demander à sa conscience de supporter une autre délivrance. Pourtant, à ses côtés, Virginie se décomposait à mesure de ses refus prononcés d'un ton calme et doux, et pleurait toujours plus, pour finalement, venir se jeter à ses genoux. Ses yeux mouillés tachaient sa jupe de traces foncées qu'imbibait le lin et Marguerite vit dans cette posture de détresse la sienne propre quand elle s'était jetée sur les genoux de Louise sur le banc du jardin...

— Mère est habile...dit-elle la voix chevrotante, elle t'enlèvera ce qui te ronge sans trace et tu es forte... tu survivras... toi...

— Non, non ! J'ai besoin de quelqu'un à mes côtés pour me tenir la main et me dire que ce que je fais est par nécessité et détresse, et non par abus d'égoïsme ! J'ai besoin que tu m'aides à me sauver de moi-même... de mon esprit qui me traîne dans la souillure de mes pensées ; qui me traîne dans l'abjection de l'image que j'ai de moi, moi qui pèche déjà parce que je me vends aux hommes... Marguerite, blanche Marguerite, vierge sans tache, répéta-t-elle en serrant ses mains avec désespoir, ne me laisse pas... J'ai peur... j'ai très peur... Je suis saisie d'effroi quand j'y pense... Marguerite... la délivrance de mon état se fait par l'entrée en Enfer,... et j'ai si peur d'avoir mal... et je me sens si sale...

Ces paroles déstabilisèrent Marguerite que se souvint aussitôt des paroles de sa mère : « Nous les sauvons Marguerite, c'est tout ce que tu dois te dire. Nous les sauvons. Le reste, la morale, les choses de l'esprit et le poids de la conscience, ce sont nos fardeaux silencieux. » et la bonne fille fit ébouler en elle les remparts de son refus et elle pleura avec Virginie. La jeune femme mit une main sur son épaule et lui dit avec tant de tristesse et de résignation.

— Je serai là... Je serai ton ombre et tes larmes... et pour toi, j'entrerai en Enfer pour te rendre la lumière que l'on t'a prise...

« Et je prendrai sur moi toute la laideur que tu crois avoir à ton égard, et je vivrai la tourmente de ton être, je serai celle qui souffrira de te délivrer en te faisant si mal... » pensa-t-elle sans oser le prononcer. « Et puisse venir un jour où l'on me pardonne de t'avoir mise en danger... »

La catin fut touchée au plus profond d'elle-même par la considération et le bon cœur de la fille de la maîtresse de poste qu'elle se jeta dans ses bras en la couvrant de remerciements.

Les demoiselles se séparèrent sur le seuil de la porte du bordel, les yeux encore mouillés et Mercure fut obligé d'attendre que la voie fût libre pour sortir à son tour, la tête remplie de leurs dernières paroles. « Le quatorze, quand la lune sera haute, on viendra te chercher et on te mènera devant le Noueux. Prend ce qui t'a été donné et nous, nous serons là. »

Toute autre personne étrangère au relais de poste aux chevaux n'aurait pu comprendre le sens de la phrase, mais Mercure le put, en bon employé et résident, et il comprit ce que le terme « le Noueux » cachait. Le Noueux était simplement le nom d'un gros chêne au tronc long et large, tout cabossé de nœuds, si bien que les habitants du lieu eussent affublé de ce sobriquet.

Ainsi, sous peu, ce serait au fond du jardin que se jouerait un gros mystère et Mercure, interdit, fut glacé d'effroi en comprenant que les dames du relais... étaient des faiseuses d'ange...

GLOSSAIRE : 

(1)Triturer en Occitan.

 

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