CHAPITRE 17

Le 08 août 1683, relais de poste, Villenouvelle

Toute aux travaux des champs, la serpe à la main, Marguerite était en train de besogner sur des pieds d'épeautre, qu'elle coupait à la cime et rassemblait en botte. Elle les liait ensuite avec un fil solide en donnant libre cours à ses pensées qui s'envolaient vers le petit ruisseau. La jeune femme avait été impressionnée par le discours de Mercure et depuis qu'ils avaient bavardé, qu'ils étaient rentrés chemin faisant, côte à côte, la demoiselle supportait des bouffées de chaleur dès qu'elle pensait à lui.

Quand elle réentendait les mots de Mercure, Marguerite se fustigeait en sentant aussitôt son cœur bondir et s'évertuait à ne plus se laisser distraire par le postillon, qui, il était vrai, avait été son camarade de jeux d'enfant. Or la vie les avait séparés, lui parce qu'il avait été reclus là-bas, à la métairie haute de sa tante, elle, au relais de poste, à l'époque, où évidemment, elle n'était pas tombée dans le Secret. Et quand Mercure avait grossi le nombre des postillons, il avait changé. 

Il n'était point encore un homme, ni plus un enfant, il était entre les deux, le visage barbouillé d'effronterie et leur lien s'était déchiré là, dans une incompréhension commune... Marguerite se souvenait de sa transformation en bel homme, en postillon habile et de son succès avec les demoiselles... Combien de fois n'avait-elle pas été courroucée d'avoir à les chasser du relais sous un faux motif ! Combien de fois elle avait haïe le trouver dans les bras d'une autre, surtout cette Francine qui était l'ombre de Mercure depuis tant d'années et qui, à bien des égards, était celle qu'on disait être sa promise sans que rien ne fût officialisé... Combien de fois elle avait serré les dents à l'entendre s'extasier sur ses conquêtes, alors qu'elle se noyait dans les ténèbres...

Sous un soleil de plomb, le chapeau de paille tombant sur son nez, Marguerite réfléchissait au danger que cela représentait d'accorder trop de souplesse aux attentions d'un homme, un homme postillon de surcroît, et se fit fort de s'astreindre au même comportement que naguère. Cependant, la tirade qu'il lui avait déclamé résonnait vivement à ses oreilles et ses oreilles n'étaient point sourdes, pas plus que son cœur était de glace en réalité, et que son esprit était mauvais sujet. Marguerite devait le reconnaître, Mercure lui avait déclaré des choses qui l'avait bouleversé, car dans le plus grand secret et sous les grands airs fiers, la demoiselle était heureuse et touchée d'avoir été l'objet de tant de bienveillance ; et le fait que Mercure eût constaté le changement de sa nature était d'un grand secours pour son âme en souffrance.

La tête penchée sur les épis dorés, la demoiselle souriait en tranchant les tiges, quand sa mère vint la trouver par le petit sentier qui bordait le champ. Marguerite aimait sa mère comme une enfant aimait celle qui lui avait donné le jour, bien qu'à l'égard d'Henriette, la jeune femme eût pour elle, une colère et une tristesse à son égard. En silence, la demoiselle Vidal ne supportait point le rôle que lui avait forcé à endosser sa mère, ni le Secret qu'elle lui avait imposé et qui lui brûlait l'Être... Un secret qui était la cause de son changement d'humeur, coupable d'avoir arraché tout le soleil à son corps et à son esprit, coupable de la faire marcher chaque jour davantage sur un sentier épais et noir... coupable de la bâillonner, ce qui la tuait à petit feu...

— Marguerite ! l'appela-t-elle, le bras en l'air. Ven aquí ! (1)

— Maman ? répondit-elle en arrivant à sa hauteur, la serpe pendante à la main.

— Viens, lui dit-elle en lui prenant le bras pour marcher sur le sentier terreux. Je te trouve palote ces temps-ci. Qu'y a-t-il ? Encore la mort de Louise ? Tu sais qu'il faut que tu sois prête prochainement pour aider une malheureuse...

Marguerite qui subodorait que sa mère venait prendre la température de sa disposition afin de lui rappeler en termes clairs que sa présence, forte et imperturbable, était requise bientôt pour délivrer la pauvre Virginie. La jeune femme lui déclara en mots voilés pour les autres, diablement compréhensibles pour Henriette, qu'elle n'attendait que son appel et elle surgirait de la lumière pour entrer en Enfer. La maîtresse de poste fut satisfaite mais au vu de la mine triste de son enfant, elle réitéra ses inquiétudes au sujet de Louise.

— Mère... répondit Marguerite la voix déchirée par l'émotion. C'est encore bien tôt, la plaie n'est pas refermée... et d'ailleurs... ne se refermera-t-elle sans doute jamais...

— Que me chantes-tu là ?

— C'est nous qui l'avons tuée, toi par le breuvage, moi pour ne pas avoir assez tempêté !

Voyant en contrebas qu'aucune voiture s'en venait par ici, Henriette prit la main de sa fille, la plaça au creux de son coude et l'emmena plus loin. Quand elles furent au mitan du sentier, à l'embouchure d'une chêneraie, elles s'y enfoncèrent d'un pas lent et mesuré. Le soleil perçait à travers la cime des arbres et faisait des petits sauts de lumières sur les herbes et les feuillages, dont il chauffait la chair verte. Étudiant que le champ était libre pour une causerie difficile, Henriette souffla, Marguerite soupira, toutes deux étaient à fendre l'âme, et pourtant la discussion reprit.

— Marguerite, tu te tracasses inutilement. Louise n'est pas morte par ta faute... Peut-être par la mienne, mais enfin sa mère tonnait si fort que je n'aurais pu la faire changer d'avis ! Elle avait l'idée trop ancrée et la baronne a toujours été une femme à la tête dure, dit-elle avec un demi-sourire qu'elle effaça aussitôt pour continuer à parler. Si je n'avais pas agréée à son ordre, elle serait aller trouver une autre femme de notre trempe à Toulouse ou ailleurs, et qui sait si cette femme aurait été bonne et fidèle à sa parole ? Qui sait si elle aurait été vertueuse ?

— Maman, tu parles bien, je le reconnais, toutefois, il n'empêche que le poignard liquide, le breuvage mortel, c'est de notre herboristerie qu'il est sorti, ce sont nos mains qui l'ont conçu. C'est nous qui avons tourné les bienfaits de la Terre pour en faire autre chose...

— Marguerite... je regrette sincèrement que tu le prennes de la sorte, répondit Henriette peinée. Je sais que ce n'est pas un rôle facile à vivre, ta grand-mère eut également quelques difficultés avec moi quand je suis tombée dans le Secret, mais, ma tendre enfant, là où tu vois le mal, il y a bel et bien du bien. Nous redonnons espoir, nous redonnons courage, nous redonnons aux femmes souillées la belle part et l'honneur qu'on leur a pris. Marguerite, dans le monde tu trouveras beaucoup de personnes pour te dire ce qu'il ne faut pas faire et ce que nous devons observer aveuglément, seulement ouvre les yeux, écarte les œillères et vois. Tu verras des choses splendides, des choses horribles et juge en ton esprit ce qui est juste ou injuste.

— Oui mais Louise...

— Louise est une jeune femme qui a été abusée par la vilenie d'un homme peu scrupuleux, qui ne méritait point le titre de gentilhomme, et qui a été mauvais en tout points ! Louise avait plusieurs choix, elle a suivi celui que lui conseillait sa mère, Dieu seul jugera si c'était le bon ou le mauvais, toutefois, elle a fait un choix.

— Non maman, elle a été forcée... En réalité, elle tremblait, elle était terrifiée...

— Comme toutes les femmes avec ce désastre en elles... Louise, Louise était bien trop pure pour ce monde perfide... je regrette sincèrement de ne pas avoir pu faire patienter la baronne pour tenter autre chose... Mais... Marguerite, toi qui connais le baron de Lamezac, comment aurait-il réagit s'il avait appris que sa fille attendait un  fruit ?

Marguerite leva les yeux vers sa mère et les rebaissa aussitôt, elle savait que le baron était un homme brutal, ambitieux, retors et près de ses projets. Il aurait déprécié dans la violence que Louise fût perdue et Dieu sait quel sort lui aurait-il réservé...

— Marguerite... je sens que tu es trop chamboulée par la mort de Louise, néanmoins, je t'en prie, ne te fermes pas aux joies de la vie pour autant. Ce que nous faisons est très délicat et dangereux ; or, si nous ne l'avions pas fait, tu n'aurais jamais connu la mère à la Loulou.

— La mère à la Loulou a été délivrée ? Elle qui cancane autant sur la morale !

— Eh oui. Elle cancane pour oublier, qu'elle, une fois, a été obligée de vivre l'insupportable... Elle a failli ne jamais s'en relever d'ailleurs... Ta grand-mère l'avait opéré avec une plume taillée, la malheureuse a beaucoup saigné après la délivrance...

Marguerite frissonna et pensa ô combien elle avait souffert le martyr. La plume était une méthode dangereuse et difficile qui demandait plus que de l'adresse et la pauvre fille pouvait trépasser bien rapidement d'une hémorragie...

— Ne me dis pas que par ces ragots, elle tente de nous dire à tous : « Ne vous égarez pas ! Cela est terrible de l'autre  côté ! J'en sais quelque chose ! »

— Peut-être bien, repartit Henriette d'une voix lasse et basse, le regard perdu dans le feuillage des chênes. Quand la mère à la Loulou fut délivrée, tu n'étais pas encore dans le Secret... De toutes les femmes que nous avons sauvé avec ta grand-mère d'une condition peut-être pire que les souffrances qu'elles ont enduré pour perdre le fruit, aucune ne nous a maudit. Tu le sais, Marguerite, quand elles survivent, elles viennent pleurer à nos genoux, sauf que cette fois-ci, nul désespoir dans leurs yeux, que de la gratitude... Nous n'avons pas besoin de la bénédiction des autres, nous l'avons de ces martyres et cela suffit.

Marguerite écoutait avec attention, cependant, elle ne put déguiser sa pensée et la délivra toute entière, partagée entre tristesse et colère.

— C'est qu'il y a du vrai dans ce que tu dis, mais je suis toujours mal à l'aise avec... le fait de devoir en arriver à ces extrémités !

— Nous les sauvons Marguerite, c'est tout ce que tu dois te dire. Nous les sauvons. Le reste, la morale, les choses de l'esprit et le poids de la conscience, ce sont nos fardeaux silencieux. Il n'y a pas de geste léger en ce bas monde et surtout pas celui-ci.

— C'est qu'il y a parfois des gestes qui coûtent... beaucoup, énormément... et par là, est-ce que tout acte de sauver autrui de sa condition et de son destin ne nous condamne pas, nous autres dans le Secret, à une vie de tourmente morale ? Je veux dire... pourquoi notre Secret et nos sauvetages deviennent un calvaire au lieu d'apporter la satisfaction que déguste un bon chrétien, en offrant un geste de bonté à son prochain ? Pourquoi notre Secret, pour délivrer, nous fait entrer dans le vestibule de l'Enfer ?

Marguerite avait désenchaîné sa bouche de l'entrave qui la bâillonnait depuis son entrée dans le Secret et parlait avec une célérité qui faisait montre que son cœur, son esprit et son âme étaient au supplice de sa fonction d'aide faiseuse-d'ange. Fonction qui, lorsqu'elle avait été intronisée dans le milieu, lui avait volé sa jeunesse, sa candeur, ses rêves d'amour et sa joie...

— Pourquoi est-ce que l'acte d'aider conduit toujours chez moi, à un sentiment de culpabilité ineffaçable et de dégoût profond ? murmura-t-elle en pleurant. Pourquoi quand je reçois leur remerciement, je m'écœure de les avoir fait tant souffrir pour les délivrer ?

Loin de la petite parcelle du bois où conversaient encore les deux femmes, Mercure accueillit dans la cour une chaise de poste et avec Isidore, il aida le postillon du relais précédent à faire le relayage. Quelle ne fut point sa surprise de voir que le postillon, qui savait fort bien faire chanter son fouet pour indiquer sa venue, était Patte légère, harassé du voyage et tout dispos à la causette. Mercure fut presque ébloui de le voir si éclatant de bonheur, le teint admirable et le mot chantant aux lèvres !

— Mais mon bon Patte légère, voilà que tu me viens de loin ! Tu as l'air de santé le plus splendide que j'ai jamais vu dans la profession ! Dis, tu es bien polisson d'avoir abandonné ton père et ta belle à Castelnaudary ! Quand je suis parti, je te croyais bourgeois et voilà que je te retrouve postillon ! C'est à en perdre son catéchisme ! D'habitude, on se hâte de grimper et d'ascensionner et pas de rétrograder en petit valet de course ! Faut-il que tu sois fine bouche pour bouder le bourgeois en toi !

— Ah mon cher Mercure, tu n'y es pas ! Non, je n'ai pas envie de renoncer au postillonnage comme tu dis, avant d'avoir passé l'anneau ! Je profite de chaque moment où je peux être en course avant de me ranger !

— Oh mon pauvre ami, c'est que maintenant tu es à plaindre !

— Non pas, non pas, je suis heureux de convoler, à mon âge, on veut se ranger.

— Oh là ! Si tu parles de ton âge, c'est que tu n'es plus en fait pour être postillon ! Être postillon, c'est la jeunesse ! dit-il plaisantin en lui donnant une accolade.

Mercure emmena son ami dans l'hostellerie, fit sursauter Fifi qui servait le monsieur endimanché qui voyageait en grand seigneur, et lui demanda deux pots de vin de Gaillac ! L'établissement était peuplé de la seule présence du voyageur, peu loquace, le nez sur le cadran de sa montre.

— Tenez, leur dit Fifi en les servant, mais si toi la maison te l'offre, lui, il faut qu'il paye ! reprit-elle à l'adresse du postillon de Castelnaudary.

— Alors tiens ma bravette, lui dit Patte légère en la payant, maintenait pars, j'ai à causer avec mon ami.

La servante s'éloigna sans demander son reste et rejoignit un garçon de ferme qui était venue porter un tonneau de vin pour remplacer celui qui était vide. Tout revenu à son Patte légère, Mercure reprit la conversation là où Fifi l'avait suspendue par son entracte.

— Alors comme ça tu veux suivre ton père dans ses affaires ? Il doit être content le patriarche !

— Et pas qu'un peu ! reprit Patte légère en fixant le voyageur qui les observait par-dessus ses petites lunettes rondes qui lui donnait l'air d'une courge. L'est derrière toi le fier !

Mercure comprenant aussitôt que le père bourgeois de Patte légère était le grand seigneur arrivé avec lui, siffla entre ses dents en regardant son compagnon, et reprit sur un ton plus bas.

— Eh beh, on voit que tu manques de rien... ton père, il ne lui faut plus que la particule pour être un vrai grand seigneur !

Patte légère esquissa un bref sourire et ricana.

— Justement, il part en croisade à Toulouse pour cela. Il a tempêté pour que je l'accompagne, je lui ai fait un caprice pour le faire à ma façon, entre nous, elle ne lui plaît pas trop, ma façon, mais le vieux y dit rien là-dessus. Ça lui fait trop de joie à supporter pour son cœur de savoir que je vais épouser ma mignonne.

— Je vois, sa dot doit être bien dodue pour le faire sourire, gloussa joyeusement Mercure.

— Dame-oui ! Mais mon père ne dort plus depuis que le père de ma mignonne lui a avoué, après une causerie caressée par les effets de bons vins, que son grand-père avait été spolié, jadis, d'une particule qui le flattait fort dans son orgueil. Il paraît que les ancêtres du maître de poste avaient un pied dans la noblesse, vicomte qu'il a dit le bougre !

— Vicomte ! répéta Mercure en écarquillant les yeux. Et où est-ce qu'il est allé pêcher son histoire de vicomterie le père de ta mignonne ?

— D'une ancienne querelle entre gens point intègres ! Le grand-père de ma mignonne aurait été volé par un méchant cadet d'un chevalier sans particule et sans nom qui lorgnait sur le prestige et l'élégance qu'un « de » pouvait donner à son nom de latrines. J'en sais pas plus, mais toujours est-il que depuis qu'il le sait mon père, il se rêve vicomte !

— D'accord, d'accord, répondit Mercure, t'tefois ton père, c'est pas lui qui a été spolié, c'est le père de ta mignonne ! Si la particule revient entre le bon prénom et nom d'origine, ce ne sera pas dans le sien !

Patte légère rit et le détrompa sur la seconde avec de grand geste que faisaient toujours les gens du Midi.

— Tu fais erreur, comme ma mignonne est l'aînée de son père, c'est elle qui va me donner le titre en m'épousant, et entre nous, mon père a suffisamment le bras long pour réussir à ce que la vicomterie éclabousse le sien. Je le soupçonne même d'avoir grassement payé le maître de poste pour cet abandon...

— Quelle histoire mon Patte légère ! Quelle histoire ! Tu vois, j'aime mieux rien avoir à moi parce qu'à entendre les pirouettes que tu me racontes, j'en ai un mal de crâne terrible ! Comment fais-tu toi ? Pour ne pas avoir la cervelle qui chancelle ?

— J'ai mes petits secrets, répondit taquin le postillon de Castelnaudary.

— Ah ! C'est vrai qu'un postillon bourgeois, ça doit en avoir une belle besace !

— Oui et c'est à mon père que je dois un remède miracle pour avoir un bon sommeil.

— Oh ! Dis-moi vite ! Je serai pas bavard là-dessus !

— Comme tu es mon ami, je vais te le dire, mais garde-toi d'en caqueter !

— Tu as ma parole ! reprit Mercure intéressé de savoir quel secret pouvait cacher un postillon bourgeois.

Patte légère se recula de la table sur laquelle il avait posé ses coudes et fouilla à l'intérieur de son gilet de lin ocre jaune, pour en sortir une petite fiole bien fermée. Il la montra à Mercure qui observa qu'elle était bien ordinaire pour un secret d'un postillon de ce calibre-là.

— Tiens ! Voici ! Mais tu as promis ! Que je te surprenne à caqueter et il t'en coûtera !

— Je te l'ai dit, tu as ma parole ! dit Mercure en attrapant la fiole que lui tendait son compère. Elle n'est pas lourde ma foi, c'est tout petit et bien maigre que ce remède-là.

— A-t-on besoin de la quantité pour faire des merveilles ? Un goutte en trop dans un homme en fait un ivrogne, et avoue, coupa-t-il en parlant de sa fiole, qu'il n'est pas bien gros notre coupable.

— Ma foi tu as raison, répondit-il en le débouchant et en approchant son nez du goulot. Petite odeur d'amande !

— Avec un goût de noisette, pas mauvais du tout !

Mercure, qui était curieux de savoir quels pouvaient bien être les ingrédients qui donnaient une odeur pareille, le demanda au postillon de Castelnaudary qui lui fit un développement comme celui-ci.

— C'est du pavot mon cher, un ingrédient exquis pour s'endormir. Il ne date pas d'hier, seulement, il faut faire attention, comme tout remède, il peut être traître.

— Par son odeur ?

— Par son poison, appuya Patte légère avec sérieux. Il faut en prendre une dose savante et ne pas la dépasser sans quoi tu pourrais engraisser de ta chair, la terre plus vite que tu ne le croies. Au fait, je suis ennuyé, le maître de poste m'a dit de te dire qu'il attendait une lettre qu'il n'avait pas reçue. Elle venait d'un grand seigneur dans la région et le père à ma mignonne en était pas peu fier...

— La lettre compte peut-être de celles qui auront été perdues lors de l'attaque.

— Ou volées, glissa Patte légère avec sérieux.

Mercure manqua d'avaler sa gorgée de travers et toussa, se tapant sur le torse pour reprendre son souffle et lui lança :

— Elle était si importante que ça la lettre ?

— À en croire le père de ma mignonne... oui... Bon à toi, je peux le confier, fit-il en lui faisant signe de s'approcher. Le maître de poste s'est entretenu du contenu de la lettre avec mon père, toute une affaire mystérieuse ! Et je pense fortement que mon père ne se déplace point que pour sa croisade nobiliaire... Je mets ma main au feu que le père de ma mignonne lui a demandé d'œuvrer pour lui ! Mon père a rendez-vous avec l'auteur de la lettre à Toulouse au nom du maître de poste... Ah quelle affaire ! soupira-t-il en se levant pour aller voir où en était le relayage.

Mercure lui emboîta le pas. Lorsqu'ils atteignirent la chaise de poste, Léo bafouilla des excuses, il n'avait pas encore terminé d'harnacher les chevaux à la voiture et le pauvre petit se hâtait pour ne pas se faire houspiller par Mimi la mégère si d'aventure elle apparaissait. Patte légère se dirigea vers les bêtes qu'il devait ramener au relais de Castelnaudary et les attacha à un gros marronnier. Il allait reprendre causette quand il ouvrit grand les yeux et siffla, estampé !

— Eh mon couillon, c'est qu'on est gâté par ici !

— En quoi ? demanda Mercure en arquant un sourcil.

— Bah ! Tu es aveugle ma parole ! Les pavots, là !

— Tu veux parler des coquelicots ?

— Ah non mon cher, ça, ce ne sont pas des coquelicots, fit Patte légère avec un ton savant, ce sont des pavots ! En plus z'êtes chanceux, par chez nous, la floraison est finie !

— C'est là qu'on voit que tu as du bourgeois sous la couenne, se moqua-t-il gentiment, pour nous autres, c'est rien que des coquelicots.

— Les coquelicots ont des pétales plus rouges, plus vifs, et possèdent une tiges plus hautes. Non, ce que je vois là, ce sont des pavots, dis, ça te gêne si j'en cueille ?

— Mais mon bon Patte légère, je t'en prie, ne boude pas ton plaisir, ici personne ne les regarde avec autant d'intérêt !

Le postillon de Castelnaudary rit et s'accroupit pour en ramasser une bonne poignée avant de se relever, ravi.

— Je connais un apothicaire qui va être heureux de me voir arriver avec ma trouvaille ! exulta-t-il.

Mercure riota et leva les yeux au ciel, mi-amusé, mi-dépité, il ne comprenait pas l'addiction de son compère pour les pavots, sans doute sa boisson pour le sommeil lui était-elle indispensable. Les postillons se reposaient peu et dormaient toujours d'un œil, prêts à bondir pour conduire une voiture de jour comme de nuit.

— Tu y tiens tant à ta boisson de perlimpinpin pour dormir !

— Moque-toi, té, ça te va, bien ! Plus sérieusement je te l'ai dit, reprit-il avec sérieux, le jus de pavot c'est aussi un breuvage à prendre avec des pincettes ! Ne t'en ouvres pas à n'importe qui ! Il peut faire des dégâts pas très catholiques...

— Que veux-tu dire ?

Patte légère tourna la tête pour s'assurer qu'il n'y avait personne dans les parages et répondit en chuchotant.

— J'ai ouï dire que des méchantes faiseuses d'ange l'employaient pour avorter...

À la fin du jour, Mercure détala à toute jambe vers le carré secret où Marguerite avait cueilli ses plantes, et là, sous ses yeux, il fut pris de stupeur en voyant qu'elle avait coupé... non pas des coquelicots... mais du pavot...

GLOSSAIRE :

(1)Viens ici ! en Occitan.

 

 

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