Chapitre 18 : Enora

Par Maric

Accalmie

J’ouvre les yeux sur deux lacs bleu céruléen, j’ai du mal à accommoder ma vision. J’ai la bouche sèche et je suis encore cotonneuse. Un verre d’eau apparaît devant moi. Je remercie Roland d’un faible sourire.

Mon cœur se serre, Yaël a laissé son ami s’occuper de moi. Je baisse les yeux sur mon verre, pour qu’il ne lise pas ma déception, et je bois d’un trait.

  • Yaël vient juste de quitter la chambre, il doit calmer le loup de Sira qui n’arrête pas de gémir et de hurler depuis qu’elle est partie.

Deux émotions se bousculent en moi à ces mots. L’allégresse de savoir que Yaël était là et l’inquiétude pour Sira et son loup.

  • Sira va bien et le loup retrouvera sa tranquillité bientôt. Ce n’est pas la première fois que sa maîtresse le quitte. C’est juste qu’elle ne l’a pas préparé comme elle en a l’habitude

Je soupire d’exaspération et d’amusement. Décidément j’ai une prédilection pour le mélange d’émotions depuis mon réveil. Il m’agace de lire en moi comme dans un livre ouvert, d’un autre côté, pas besoin de se fatiguer à poser des questions.

  • Arrête ça Roland.
     
  • Pas ma faute, tu n’as pas encore redressé ton mur et du diffuses.

Le rire de Roland me détend, après tout tant qu’il reste en surface. Puis je sursaute, Yaël a-t-il accès…

  • Il pourrait, mais je sais qu’il ne t’écoute pas, il a lui-même limité l’accès à sa psyché. Il respectera ton intimité.
     
  • Ce que tu ne fais pas, sans aucun remord, je rétorque amusée.

Roland me lance un clin d’œil espiègle et je ne peux m’empêcher de rire. Ok, je suis un peu rassurée. C’est étrange d’ailleurs que l’intrusion de Roland me dérange moins que celle de Yaël.

  • Tu n’as pas les mêmes sentiments Enora.

Par les Dieux qu’il m’énerve. Je lève les yeux au ciel. A quoi bon répondre, il a raison.

  • Laisse-le t’approcher, Eno, tu sais que c’est inévitable, alors pourquoi te braquer ?
     
  • Parce qu’il m’exaspère ! C’est plus fort que moi.

Néanmoins, un demi-sourire étire mes lèvres. Inévitable ! j’aime assez ce concept. Roland se tait les yeux dans le vague. Je sais maintenant qu’il discute avec son ami. Il se met à rire en me regardant et je ne peux empêcher de le bousculer avec un sourire amusé.

Il s’allonge près de moi sans me toucher et me fixe une lueur malicieuse dans les yeux. J’imagine très bien que ce cinéma est destiné à Yaël. Je secoue la tête avec un faux air désespéré.

Je me sens différente. Je ne sais pas vraiment en quoi, mais c’est un fait. L’acceptation de mes pouvoirs en est, certainement en grande partie, la cause. Et j’ai sauvé Laure, j’en suis très fière et soulagée. Je n’aurais pas supporté d’être la cause de sa mort. Je n’aurais pas supporté de la perdre tout court, quel que soit le responsable. Je reviens à Roland avec une question à laquelle cette fois il va répondre !

  • Alors, les loups, tu m’expliques ?

Roland se cale contre la tête de lit et tourne ses yeux vers moi, son visage est grave.

  • C’est un très long processus. Sira et nos compagnons pénètrent d’abord très brièvement dans les loups pour laisser une légère empreinte et petit à petit, il reste plus longtemps, pour leur parler, les apprivoiser. Lorsque l’on juge que l’empathie est bien installée, ils prennent les commandes.

Je suis agréablement surprise par la patience dont ils font preuve pour que les bêtes les acceptent… dans leur tête. Ce respect de l’animal me rassure.

  • Il faut que tu comprennes que l’interaction entre les deux esprits est indispensable. Lorsque nos compagnons dorment. C’est l’esprit du loup qui vient à la surface, pour les protéger et monter la garde. Il y a une osmose entre eux. Mais c’est la première fois qu’un loup émerge en pleine action.

Roland fronce les sourcils sur ces dernières paroles, Je le sens perplexe, inquiet. J’ai une autre question sur les lèvres, mais elle me fait trop peur pour que je la laisse s’exprimer.

Pensive, je fais un rapide saut dans la psyché de Laure qui dort toujours, J’ai déjà frôlé ses pensées en me réveillant. Ce type de réflexe prouve également, si j’en avais besoin, que j’ai beaucoup évoluée en si peu de temps.

  • Qui êtes-vous ?

Cette fois la question a franchi mes lèvres avant que je ne puisse la retenir. Je soupire devant le regard navré de Roland. Oui, je sais ! Ce n’est pas à lui de me le dire.

  • Je pourrais t’expliquer, mais je préfère que Yaël soit là également, c’est le chef des Sentinelles et mon ami. Je crois également que te le dire n’est pas la bonne solution.
     
  • Non, il faut que tu voies !

Je sursaute et porte la main à mon cœur de surprise. Yaël se tient dans l’encadrement de la porte, les bras croisés sur sa poitrine. Ses yeux ébènes percutent les miens comme deux missiles et me coupent la respiration.

Je ne l’ai pas senti arriver, il n’a fait aucun bruit, silencieux comme un prédateur et ne diffusant rien de ses pensées. Je jette un regard de reproche à Roland, qui sourit comme un idiot. Il aurait pu me prévenir cet enfoiré.

Yaël fait un signe qui ne souffre pas de discussion à son ami, qui se lève lentement du lit en s’étirant. Je le regarde faire les yeux ronds devant cette provocation. Je me tourne vers son compère qui souffle en secouant la tête d’un air affligé. Il s’approche nonchalamment de moi non sans avoir donné un sérieux coup dans l’épaule de Roland qui grimace, et s’assieds sur le lit face à moi. Roland s’éclipse discrètement. « C’est ça, dégage avant que je te mette mon poing dans ta figure cette fois ! » je pouffe surprise et il faut le dire, ravie, de son attitude possessive, tandis que j’entends le rire de Roland s’éloigner.

Yaël n’a pas l’air fâché, en fait il a même un éclat malicieux dans le regard. Je ne le quitte pas des yeux, c’est la première fois que je le vois détendu, c’est surement du au sauvetage de Sira.

  • Roland savait que j’allais monter, c’est un provocateur et j’ai été très gentil.
     
  • Toi aussi tu réponds à mes réflexions ?
     
  • Si elles sont en surface seulement… et seulement si tu en laisses l’accès.

Il tend la main pour déplacer une mèche de mes cheveux qui s’était aventurée sur mon visage. Je me crispe et il se recule aussitôt. Je me maudis pour ma réaction, souvenir de mes nombreuses années à refuser le contact. J’ai peur d’avoir rompu cette trêve, mais ses yeux noirs brillent d’une flamme qui me consume. Je ne l’ai pas blessé mais je dois respirer !

  • Merci pour Sira, sans toi je ne pense pas qu’on l’aurait sauvée.
     
  • C’était quoi ce marécage derrière l’esprit du loup ?

Je sais qu’ils ont tout vu et j’ai encore du mal croire que j’ai réussi à traverser cette horreur gluante et étouffante.

  • On l’ignore, Enora. Il se passe des choses étranges et dangereuses. Il faut qu’on en discute avec Zark… C’est l’homme qui t’a guidé cette nuit.

On est toujours la même nuit ! j’ai l’impression pourtant qu’un monde me sépare de l’agression.

Sally apparaît avec un plateau qui me tire un grand sourire de bonheur. Petit-déj ! j’en rêvais ! un café au lait avec du pain, du beurre et de la confiture. Il n’y a rien de meilleur pour réchauffer le corps et le cœur, enfin pour moi bien entendu !

J’entends un éclat de rire qui me subjugue tandis que Sally pose devant moi le plateau que je reluque avec gourmandise. Je fixe cet homme qui me montre pour la deuxième fois une tout autre facette de lui qui me bouleverse et m’envoie des papillons dans le ventre.

  • Voilà, ma damoiselle, de quoi vous requinquer.
     
  • Merci Sally, c’est très gentil à vous. Mais comment avez- vous…

Je m’interromps, alors qu’elle s’en va en me faisant un clin d’œil. Quelle question idiote !

  • Je ne sais pas si je m’habituerai un jour à ce qu’on lise ou devine ce que je pense.
     
  • Bientôt tu sauras te fermer, comme il n’y a pas si longtemps. Tu sauras te protéger et ne diffuser que ce que tu souhaiteras. C’est ta fatigue qui fragilise ton mur.

Pendant que je me remplis l’estomac avec une satisfaction visible qui le fait sourire, nous parlons tranquillement… pour la première fois. Sans colère, sans rancœur. J’aime ça, voir dans ses yeux cette attention aux petites choses sans conséquence que je dévoile. Je lui raconte ma relation avec ma cousine, ses parents, tandis qu’il me parle de leur routine… jusqu’à ma venue qui a tout bousculé.

Dès que j’ai fini, je me redresse avec l’intention de poser le plateau sur la petite table basse, mais il me repousse doucement contre mon oreiller et me débarrasse.

Il revient vers moi ses obsidiennes plantées dans les miennes. Je l’observe ôter ses chaussures. Mais qu’est-ce qu’il fait ? Puis il s’allonge près de moi, très près. Je sens sa chaleur et mon cœur bat follement. Il observe le plafond d’un air inspiré qui me fait sourire. Je le sens autant déboussolé que moi. Enfin il se tourne vers moi, le coude sur l’oreiller et sa joue sur son poing. De son autre main il trace doucement le contour de ma joue. C’est si délicat que mes yeux s’humidifient sous cette tendre caresse, je tente de maîtriser mon émotion alors que mon corps se rétracte, malgré moi. « Putain de réaction ». Il suspend son geste et me rassure d’un sourire.

  • Ça ne t’arrivera plus Enora, maintenant que tu as accepté ta capacité, tu n’as plus à craindre la douleur du contact. Tu sais désormais d’où elle venait.

Il est si sûr de ce qu’il avance, je ne doute pas à cet instant que Laure a reçu leur visite dans sa psyché. Si le procédé est contestable, je veux croire qu’ils avaient une bonne raison. Mais ce n’est pas ma préoccupation actuelle, j’aurai l’occasion de demander des comptes plus tard.

Pour l’heure, je suis subjuguée par sa chaude présence, il est si près de moi, mes lèvres s’entrouvrent à mon insu et je contemple les siennes avec envie. J’ai vingt-deux ans et aucun homme n’a touché mon corps à cause de ces foutus malaises.

Je me noie dans ses prunelles où brille une flamme qui consume mon cœur et embrase mon corps. Comme des aimants nous nous rapprochons encore l’un de l’autre jusqu’à ce que nos souffles se mélangent et que ses lèvres, dont je sens la chaleur, frôlent les miennes.

Je tremble d’excitation, mais n’ose pas faire ce dernier pas dont je rêve et que j’appelle de tous mes vœux. Pourtant il recule en aspirant une grande goulée d’air. Je suis blessée, frustrée. Est-ce qu’il joue avec moi ? Quelle idiote je suis ! Mais comme pour répondre à ma frustration et à mon interrogation désespérée, une chaleur brulante envahie mon cerveau et tout mon corps, je me liquéfie littéralement, je tremble en m’enfonçant dans mon oreiller, les yeux fermés sur cette jouissante sensation qui m’enflamme. Je me mords les lèvres pour ne pas crier, je me cambre sous cette caresse passionnée que m’envoie Yaël. Mon intimité se contracte et demande d’être remplie par lui.

Je suffoque et le regarde les yeux noyés par le plaisir. Il n’est pas en meilleur état que moi, perdu dans son propre fantasme, une bosse qui ne laisse rien à l’imagination déforme son pantalon et sa respiration haletante fait écho à la mienne. Je vois l’effort qu’il fait pour fermer sa psyché, pour nous sortir de cet état préorgasmique.

Tout s’arrête soudainement. Yaël a refermé la porte à son désir et j’en suis à la fois soulagée et désappointée. J’ai vécu un épisode érotique d’une intensité inouïe mais j’ai l’impression d’avoir été abattue en plein vol. Si mon corps en manque réclame son dû, je reprends néanmoins mes esprits.

  • Désolé, me dit-il d’une voix rauque, j’ai perdu le contrôle. Je ne m’attendais pas à te faire partager mon désir de toi avec une telle intensité.

« Heu, c’était bizarre, mais furieusement jouissif ». Un sourire gêné étire ses lèvres, mais ses prunelles racontent une autre histoire, celle d’un homme fier de ma réaction à fleur de peau. D’accord mon mur n’est pas encore étanche il m’a entendue. Timidement je tends ma main vers sa joue, mais il l’intercepte pour déposer un léger baiser au creux de ma paume qui me fait frissonner. Il met un peu de distance entre nous.

Mon cœur se serre et je tente de lui montrer un visage impassible. Je ne comprends pas pourquoi il ne m’a pas embrassée, nous en avions envie tous les deux. Mais ma fierté m’interdit de le lui montrer ma déception. Pourtant je n’ai pas rêvé ce qui s’est passé, son désir était réel. Je suis désarçonnée par son attitude.

  • J’en ai autant envie que toi, Enora, sois en sûre. Mais je dois attendre que tu aies reçues quelques réponses. Je ne peux pas prendre le risque que tu me rejettes.

Est-ce que le sous-entendu serait « j’en souffrirais » ? Cela me touche profondément. Mais je ne peux m’empêcher également d’être de plus en plus agacée d’être ce livre ouvert. Je serre les dents sur ma concentration. Il faut que j’arrive à remonter ce foutu mur. J’en ai marre d’être aussi transparente ! Je prends de grandes inspirations pour me calmer et j’attends… quoi ? je ne visualise rien ! Je sens Yaël près de moi qui respecte mon silence. Je grogne de dépit et le regarde, s’il se moque de moi, ça va mal se passer. Mais non il est perdu dans ses propres pensées que je ne lis pas, elles !

Dépitée, je réfléchis à ses paroles. Si je suis heureuse de savoir qu’il est aussi frustré que moi, le reste me laisse dubitative et inquiète. Un malaise grandit en moi.

  • Quelle raison aurais-je de te rejeter, sauf si tu es marié ou que tu as une petite amie…

Il rit doucement.

  • Non, rien de tout ça, je suis un pur célibataire !

Ses deux obsidiennes me percutent en me coupant le souffle comme d’habitude.

  • Tu dois me faire confiance, au moins pendant un temps… ensuite… quand tu auras les cartes en main, tu décideras.

Je perçois une pointe d’inquiétude dans sa voix, lui qui se maîtrise tant. Cela me trouble et me dérange en même temps.

J’acquiesce, mais de mauvaise grâce. Je serre mes lèvres sur une réplique qui jetterait aux orties ce merveilleux moment passé avec lui. Je prends la décision d’accepter son deal, je dois l’assumer.

Il relève la tête, les yeux dans le vague. Je sais maintenant qu’il parle à quelqu’un. Je trouve cela toujours aussi étrange, mais j’imagine qu’avec le temps je m’y ferai. Je ris intérieurement du changement radical dans ma vie. Où est la petite bibliothécaire sans histoire ? Je ne cherche pas à lire ses pensées mais j’entends qu’il demande à Sally si Roland a tout préparé pour leur départ. Il a diffusé pour moi et j’en suis heureuse bêtement ! Il m’intègre dans l’équipe.

Mes yeux curieux croisent les siens, je me redresse en frottant nerveusement mes mains l’une contre l’autre. Un départ ? Et Laure ? Et moi ? Il a un petit rire tendre qui me fait rougir. « Laure est en sécurité avec Erik, nous ne partons pas longtemps, quant à toi… c’est toi qui décideras ! ».

Sur cette phrase sibylline, Sally entre et me tend une tasse de tisane à l’arôme fruité.

  • Euh… qu’est-ce qu’il y a dedans ? je demande un brin méfiante.
     
  • C’est pour dormir ma damoiselle, vous avez eu beaucoup d’émotions, cette nuit et il vous faut vous reposer pour l’heure.

Elle dégage un Yaël amusé du lit et retend les draps sur moi. Elle m’observe boire la tisane qui est, ma foi, très bonne. Je lance des regards fatalistes à Yaël du style « que puis-je faire d’autre » qui le font rire.

Sally est une maitresse femme et il vaut mieux obtempérer. Et puis elle a raison. Maintenant que toutes les tensions ont disparues, je suis fatiguée… très fatiguée… je sens mes paupières s’alourdir. « Mais qu’est-ce qu’il y avait dans cette tisane ? » j’ai un moment de panique mais j’entends Yaël me rassurer, Il espère que je ferai le voyage. Quel voyage ? La question n’aura pas de réponse, le sommeil m’emporte avant.

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