Tyl-Aran
J’hésite à m’élancer, la culpabilité d’amener dans ce havre de paix, l’horreur de la nuit me laisse au bord de la toile. Une onde d’énergie me transperce. Les fils se tendent vers moi comme pour m’inviter à les rejoindre, alors je cède et file légère au milieu d’eux. Ils m’évitent mais je ressens leur attachement comme une couverture chaude qui m’enveloppe et je ne peux nier leur plaisir de me voir.
Le fil bleu nuit ondule doucement vers moi, il me frôle, c’est la première fois qu’il prend l’initiative. Je perçois son trouble que je partage, je rassure son angoisse. Il ondoie autour de moi, m’incitant à remonter le chemin de son fil lumineux et, curieuse, je vogue délicatement le long de cette énergie dont les pulsations chantent pour m’encourager.
Mon cœur bat plus vite en harmonie avec tous ces fils qui palpitent autour et à l’intérieur de moi. Je déploie mon esprit pour les accueillir. Je poursuis mon chemin près de mon lien-sœur, je sonde l’espace derrière moi et admire la flamboyante trainée rouge dont les bords vaporeux sont légèrement rosés. C’est le seul fil de cette couleur, il est magnifique. Mon cœur manque un battement quand je prends conscience qu’il me suit, quoique je fasse. Je comprends à cet instant que je suis ce lien !
Le choc m’aspire en arrière, je décroche avec l’impression de tomber dans le vide alors que je flotte toujours. Les fils s’éloignent à grande vitesse. Une volonté inflexible me rattrape et me ramène, mon lien bleu nuit me maintient dans cet espace, me rassure et me lance vers ma destination. Je fonce comme une flèche vers ce point lumineux que je perçois enfin et vers cette voix douce et tendre, celle de mon « guide ».
Je regarde autour de moi, je suis dans une salle voutée au milieu d’un pentagramme. Je suis bouleversée par ce sentiment que tout m’est étranger et pourtant si familier. Je me sens légère, j’ai l’impression de ne pas avoir de corps et en fait… il est transparent, sans consistance, comme une volute de fumée… je me rassure, je suis toujours dans un songe. L’homme qui se tient en face de moi me sourit avec bienveillance et se courbe en une révérence respectueuse. Oui c’est sur je rêve ! Il émet un petit rire malicieux.
- Non Enora, tu ne rêves pas ! Le lien est arrivé à destination. Ton corps va reprendre sa consistance d’ici peu ne t’inquiètes pas.
Ces mots sur la destination résonnent au fond de moi, je les ai entendus dans mes rêves au manoir. Curieusement, je n’ai pas peur, j’ai toujours cette sensation qui domine de connaître cet endroit, comme si j’y étais déjà venue, en d’autres temps !
Une rupture se produit dans ma psyché, un voile se déchire et soudain tout s’éclaire au fin fond de mon esprit, tout devient plus lumineux, plus clair, j’ai l’impression d’avoir marché dans le noir toute ma vie et d’être soudain exposée à une lumière vive, ma psyché est éblouie par cette puissance qui m’envahit, j’ai mal ! je tremblote m’étire comme une flamme vacillante sous le souffle de ce qui déferle au plus profond de moi.
- Où suis-je ?
Ma voix éraillée me parait désincarnée, comme mon corps. Mon regard vogue autour de la salle et sur les arabesques dessinées sur le sol.
- Sur Tyl-Aran.
Je fixe l’homme d’un air circonspect, la réponse est on ne peut plus concise, on dirait Yaël dans ses meilleures envolées lyriques, sauf qu’il a un visage plus ouvert. Il est grand, les épaules larges, un visage anguleux, ses cheveux sont si blonds qu’ils en paraissent blancs et ses yeux verts pailletés portent sur moi un regard pénétrant, mais néanmoins amical. Je sens l’homme d’expérience pourtant il paraît à peine plus âgé que Yaël.
Mon corps se fait plus lourd et la pesanteur pèse à nouveau sur mes épaules. Je suis à nouveau moi en chair et en os et… nue. Avant même d’en prendre conscience, je murmure quelques mots dans une langue ancienne qui m’est normalement inconnue, mais qui semble émerger du fin fond d’une mémoire dont j’ignorais l’existence. D’un geste fluide je fais naître un tissu d’une finesse arachnéenne qui s’enroule autour de mon corps pour protéger ma pudeur. Un sourire satisfait illumine le visage grave de l’homme. « Je m’appelle Zark ». Je ne suis pas surprise de l’entendre dans ma tête et je reconnais la voix douce de mon guide.
Zark me tend la main et je sors du pentagramme les jambes encore flageolantes.
J’ai toujours l’impression de rêver, même si je sais au fond de moi que ce n’est pas le cas. Soudain une peur viscérale me transperce « à qui est ce corps ? est-ce que j’ai tué quelqu’un ? »
- Non ! Non Enora, tu n’as tué personne, ton corps s’est évaporé à travers la toile et s’est régénéré dans le pentacle de Renaissance.
- Pourquoi suis-là ? Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que Tyl Aran ?
Les questions se bousculent sur mes lèvres. Je sais pourtant, d’instinct, que si je cherche dans cette mémoire que je sens se développer en moi, je trouverai les réponses, mais je ne me sens pas prête pour ça. Je veux que Zark me donne des explications « rationnelles » comme si ce mot existait encore pour moi, ce sont pourtant les seules dont j’ai besoin pour ne pas perdre la tête. Non ! j’ai besoin de Yaël pour me rassurer. Je suis un peu en panique là !
Tu auras toutes tes réponses, me rassure l’homme, mais avant j’attends des amis.