La cadence battait son plein dans une habitation de la ville. Une jeune fille venait de s’effondrer, épuisée, sur l’homme qui lui avait ouvert. Vêtu d’un uniforme bleu, l’homme la rattrapa avant qu’elle ne tombe par terre. Il ne connaissait pas la raison de son état, mais vérifia dans la rue s’il n’y avait personne d’autre. Il espérait qu’un certain garçon soit également dans les parages.
Son cœur se serra lorsqu’il aperçut un corps allongé sur les pavés. Le jeune garçon était pâle, en sang, le visage déforme par la souffrance.
Il recula un instant, pétrifié par la scène, puis reprit ses esprits et appela ses compagnons d’une voix forte. Des pas précipités retentirent dans l’entrée.
– Ils sont rentrés. J’amène Anthéa à l’intérieur, occupez-vous de Thalion.
Soulevant la jeune enfant de ses bras musclés, il parvint à la déposer sur le canapé qui occupait une grande partie de la pièce. C’était une maison étroite, pratique pour s’échapper grâce à la deuxième porte donnant sur l’arrière. Il y avait un coin cuisine, une grande table de bois et quelques meubles qui longeaient les murs.
Jegal examinait Anthéa sous toutes ses coutures, mais ne décela aucune blessure. Il ne comprenait pas ce qui avait pu la rendre aussi faible. Elle transpirait à grosses gouttes et avait les yeux clos.
— Tu es réveillée, n’est-ce pas ? murmura-t-il près de son oreille.
Il n’obtint aucune réponse. Il s’apprêtait à partir, mais la main de l’enfant le retint d’un geste lent.
— Un ami…
Elle toussa. Sa voix était rauque et sa respiration presque coupée. Elle ne parvint pas à en dire plus. Jegal ne comprenait pas.
Pendant ce temps, ses deux compagnons avaient réussi à déplacer le blessé sur la table, qu’ils avaient d’abord débarrassée de son contenu. L’homme aux cheveux blonds se pencha vers son camarade, murmurant des paroles inaudibles.
— Il devrait guérir… Je ne comprends pas ce qu’il se passe…
Il tenta d’utiliser la magie sur son camarade, mais rien ne sembla fonctionner. La panique monta en lui, serrant sa gorge comme un étau.
Soudain, la porte s’ouvrit dans un fracas assourdissant.
Sans réfléchir, Léoni bondit sur l’intrus, guidé par ses réflexes. L’assaillant para le coup avec une précision redoutable avant de s’écrier, sa voix résonnant dans la pièce comme un coup de tonnerre.
— Stop ! Je suis un ami ! Un ami !
Jegal comprit.
— Laissez-le.
L’arrivant, les mains en évidence pour être certain de ne représenter aucun danger, se dirigea vers la jeune fille installée sur le canapé.
— Vous n’êtes vraiment pas fichus de la protéger ! s’exclama-t-il. Déjà à Diksen, vous avez été inconscients. Et là, vous vous reposez sur vos lauriers en vous disant que vous avez de l’avance.
Il tapa sur la table, faisant frémir l’homme allongé dessus.
— Je vous pensais Grand Stratège, s’en prit-il à Jegal.
Maintenant qu’il regardait de plus près, ce dernier remarqua que l’individu devant lui n'était pas humain. Des sabots, une pilosité fort développée et de petites cornes dans les cheveux… Il s’agissait d’un demi-homme.
— Bon, fit-il en frottant son menton d’un doigt. Thalion est blessé, je peux m’en occuper. Mais il va falloir que nous bougions vite.
Chacun, devant la situation, accepta que l’inconnu prenne les choses en main. Léoni, sentant une nausée monter à l’idée qu’il soit le dernier recours de Thalion, s’en approcha.
— Si tu touches à un seul de ses cheveux… le menaça-t-il.
— Tu crois être en position de me dire quoi faire ? lança Fallon en colère.
Le blond grogna d’amertume et recula pour le laisser faire. Kay, de son côté, rassemblait quelques affaires qu’ils avaient apportées avant de sortir avec Jegal.
Fallon entama ses soins en ouvrant délicatement la chemise de la victime avant de pratiquer la magie.
— Léklél zov. Lazzlél doz. Ovnoiv dém iléz.
Un cercle runique vert apparut sous chacun des doigts de Fallon, pulsant d’une lueur apaisante. Le sang, qui s’était répandu sur le sol, commença à se regrouper lentement avant de s’infiltrer dans la plaie béante. Les tissus se refermèrent légèrement, signe que la magie faisait effet.
Malheureusement, l'énergie s'évaporait trop rapidement et la blessure ne put se refermer complètement. Fallon, épuisé, s’appuya sur la table, le souffle court. Il avait réussi à sauver les organes vitaux, mais il ne lui restait plus assez de force pour finir le travail. Le combat précédent l’avait affaibli bien plus qu’il ne l’avait imaginé.
Il releva les yeux lorsqu’il vit Kay et Jegal entrer.
— Si tout est prêt, nous ne devrions pas perdre une minute.
Léoni aida Thalion à se relever, passa son bras sous le sien et le soutint jusqu’à l’extérieur. Jegal s’occupa d’Anthéa, toujours étendue sur le canapé, le teint de plus en plus livide.
Chacun passa le portail tour à tour jusqu’à ce que Kay le referme derrière lui. Il retrouva les autres dans la prairie surplombée d’un ciel étoilé qu’il avait visualisée.
~~
J’avais terriblement mal à la tête, et puis cette fatigue… J’étais incapable de remuer le moindre muscle. Les sons étaient étouffés, mes paupières comme deux briques de pierre, je ne pouvais pas comprendre ce qui se passait.
Je sentis soudain une bouffée de chaleur envahir tout mon être, et, sans tarder, je réussis enfin à ouvrir les yeux.
Je rencontrais ceux de Thalion dont la tête était penchée au-dessus de la mienne.
— Rebonjour Théa.
Je lui souris. Il semblait aller bien. Mieux que moi, en tout cas. Avec son aide, je parvins à me redresser, vacillante, mais debout. Léoni me regardait avec un air soucieux, les bras croisés.
— Je me demande vraiment comment tu t’es débrouillée.
Je fronçai les sourcils, déconcertée, et tournai la tête vers mon frère.
— Tu souffrais d’une carence en magie.
Oh… Mon estomac se serra. Avais-je trop forcé ? Probablement. Transporter Thalion en utilisant un bouclier magique avait été une bonne idée sur le moment… mais visiblement une mauvaise stratégie sur la durée.
Thalion continuait de me fixer, ses yeux scrutant chaque expression de mon visage. Il attendait des explications, c’était évident. Je soupirai intérieurement. Je n’avais pas été très discrète cette fois. J’aurais peut-être dû l’assommer pour éviter d’avoir à justifier un tel exploit.
— Eh bien… C’est-à-dire que bon, tu étais en piteux état, donc je n’ai pas vraiment réfléchi. C’était carrément par instinct.
Je hochai la tête pour parvenir à les convaincre. Autant eux que moi en réalité.
— La magie ne fonctionne que si tu lui en apportes la puissance et l’énergie nécessaire. Non, ce que tu as fait, Anthéa, n’est possible qu’avec assez de pratique.
Je regardai mes mains. C’était donc ce à quoi je m’étais consacrée pendant deux ans. J’étais vraiment frustrée d’avoir tout oublié. Et puis, si je m’étais vraiment consacrée à la magie, mais que l’assassin de mes parents était toujours en vie, alors cela voulait-il dire que j’eus fait autant d’efforts sans récompense ?
En attendant, je restais silencieuse, incapable de trouver quoi que ce soit à dire. Mon esprit tournait en boucle, vide de mots, mais chargé d’émotions contradictoires.
— C’est moi qui lui ai appris, intervint une voix plus haut.
Cinq paires d’yeux se tournèrent simultanément vers lui. Le temps sembla se suspendre. Léoni bondit sur ses pieds et attrapa l’homme par le col de sa chemise verte à fleurs d’un geste brusque.
— Léoni ! m’écriai-je, le cœur battant à tout rompre.
Mon cri fendit l’air et le fit se figer. Ses yeux, encore chargés de colère, se posèrent sur moi, brillants d’une lueur intense.
Je pris une grande inspiration et me levai en chancelant, mes jambes encore faibles, mais mon regard accroché au sien. Je trébuchai, mon frère tentant de me rattraper, mais je le repoussai. Je voulais lui montrer que je n’allais pas rester spectatrice. Je devais empêcher cette confrontation de dégénérer, même si tout en moi tremblait.
— C’est moi qui lui en ai fait la requête.
— Mais pourquoi ? Quand ? demanda Thalion, dont les yeux reflétaient le doute, et ce besoin viscéral d’obtenir des réponses.
Je marquai un temps d’arrêt, le souffle court. Un millier de réponses tourbillonnaient dans mon esprit, mais aucune ne me semblait complète ou honnête. Pourtant, j’avais pris ma décision. Je voulais qu’ils lui fassent confiance, qu’ils le voient comme je le voyais.
Pour cela, j’étais prête à mentir à moitié, à cacher encore une fois la vérité. Encore et encore, jusqu’à ce que j'en sois capable. Capable de dire à haute voix ce que je savais au fond de moi. J’avais perdu deux ans de ma vie. Deux années entières, dont le vide me glaçait, et je n’étais pas encore prête à affronter ce vide devant eux.
— Il y a longtemps déjà. Je l’ai rencontré après la mort de nos parents et il m’a été d’une grande aide.
Je lançai un regard noir à mon frère maintenant mon rôle.
— J’ai vécu pendant deux ans et je ne suis pas revenue comme une fleur sans avoir rien vécu. Qu’il t’en plaise ou non, il viendra avec nous jusqu’à la capitale.
Mon interlocuteur, toujours assis dans l’herbe, acquiesça sans que j’aie besoin d’en dire plus.
— Tu sembles bon combattant. Où as-tu appris ?
— Sur le tas, répondit le demi-homme.
— Tu es obligé de le traiter ainsi ? intervins-je de peur que Thalion n’en demande plus que nécessaire.
— J’ai accepté tes conditions. Je suis juste curieux.
Je jetai un regard en biais à mon ami à poils. Il ne semblait pas perturbé, sa confiance m’apaisait sans même qu’il ait à dire un mot. Un soupir de soulagement m’échappa. J’étais rassurée que cela se soit terminé ainsi, sans éclat supplémentaires.
Mais au fond, un autre poids restait. Léoni me semblait toujours trop protecteur, prêt à exploser pour me défendre au moindre prétexte, tandis que Thalion restait impassible, presque froid, comme s’il observait tout de loin.
Je me sentais tiraillée entre eux, incapable de trouver un équilibre. Tout tournait trop vite dans ma tête, et je ne savais plus vers qui me tourner pour reprendre pied.
— Je te remercie de nous avoir sauvés, avoua le brun.
— Ce n’est rien. J’aurais dû le faire plus tôt, mais j’ai préféré me faire discret.
Thalion hocha la tête, semblant comprendre l’autre.
— Si cela ne vous dérange pas, nous devrions nous mettre en route. Comme l’a très bien dit notre nouvel ami en arrivant, nous ferions mieux de conserver notre avance.
Jegal nous présenta un plan sur lequel était tracée notre route. Il montra un point sur la carte.
— D’après Kay, nous sommes ici. Étant donné ce qu’il vient de se passer, nous devrions éviter les villes. Je ne sais pas comment ils font, mais, dès lors que l’on pénètre dans l’enceinte d’une cité, aussi petite soit-elle, ils nous retrouvent.
— Que proposes-tu alors ? questionna le fantôme.
Lui jetant un coup d’œil, notre stratège montra un nouveau point sur le papier.
— Marchons jusque-là. C’est un endroit loin des chemins. Trouvons un endroit à l’abri et reposons-nous quelques heures. On est tous fatigués, blessés pour certains et c’est la nuit. Nous prendrons des tours de garde par deux. Au lever du soleil, nous prendrons un nouveau portail, puis nous marcherons tant que Kay ne pourra pas nous transporter à nouveau. Nous poursuivrons ce processus jusqu’à la capitale.
Tout le monde hocha la tête comprenant le plan. J’étais personnellement un peu confuse quant à mon utilité pour monter la garde, mais Jegal avait sûrement une solution. De plus, Léoni distribua à chacun, sauf Fallon, les vestes que nous avions achetées plus tôt dans la journée. Il nous expliqua qu’elles avaient été modifiées pour rendre son porteur invisible en la fermant. D’une démonstration qui restera à jamais gravée dans ma mémoire, il nous en montra l’effet en soulevant brusquement la chemise de son ami le plus proche, un certain jeune forgeron.
Après cela, nous reprîmes notre route. Jegal ouvrait la marche, nous guidant à travers la nature sauvage avec assurance. La nuit était fraîche, et l’obscurité presque totale. Je devais admettre que je ne voyais rien au-delà de deux mètres.
Les autres avançaient sans difficulté apparente, tandis que, moi, je m’agrippais à la chemise de Fallon pour ne pas trébucher. Lui et moi fermions la marche, progressant en silence.
L’air nocturne était si paisible que le moindre bruit semblait amplifié. Si quelqu’un tentait de nous surprendre par-derrière, il ferait inévitablement assez de bruit pour qu’on le remarque. Et puis, à ce rythme, il n’y avait aucune chance qu’on se fasse rattraper pour l’instant. Cette pensée me rassura un peu, malgré les ombres mouvantes autour de nous.
— Ça va mieux ? chuchota-t-il.
— Oui. Je suis désolée d’avoir menti tout à l’heure, lui murmurai-je directement près de l’oreille pour être certaine que personne d’autre que lui ne m’entendrait.
— Tu n’as pas vraiment menti, cela s’est vraiment passé comme ça.
J’étais surprise de l’entendre dire ça. À Roaris, il n’avait rien voulu me dire et avait préféré jouer de mystères. Sûrement que l’urgence de la situation le poussait à m’en dire plus.
— Quand nous sommes-nous rencontrés ?
Il sembla hésiter avant de répondre.
— Le soir même durant lequel tes parents sont morts, m’avoua-t-il.
J’eus espéré qu’il m’en dise plus, mais ce furent ses dernières paroles à ce sujet ce soir-là.