Chapitre 18 - Folie douce

Par _julie_

Un matin que je me réveillais plus tôt que d'habitude, je me tournai vers Margot. Celle-ci était  réveillée mais gardait les yeux mi-clos. Elle remuait les lèvres, mais sa voix était trop faible pour être audible. Je me penchai sur elle et lui demandai de répéter. Cette action m'épuisa. Ma sœur tenta de se redresser sur un coude ; n'y parvenant pas, elle roula sur le côté et chuchota :

- Deux jours.

Interloquée, je lui demandai :

- Quoi, deux jours ? Qu'est-ce qu'il y a ?

- Je n'ai rien mangé depuis deux jours, fit-elle dans un souffle.

Sa respiration était forte, comme si elle manquait d'air. Je me pinçai les lèvres, comme si la douleur allait annuler le problème. Moi aussi, cela faisait quarante-huit heures que je n'avais rien avalé. La nourriture manquait cruellement depuis quelques temps. La famine s'était répandue dans le camp  comme une traînée de poudre. Ellen revenait systématiquement les mains vides lorsqu'elle partait chercher à manger, et Janny et Lin avaient plusieurs fois tenté de chaparder quelque chose à l'infirmerie sans y parvenir : elles avaient été surprises la main dans le sac et été punies par des coups de fouet.  

- Je sais, Margot, je sais. Je suis désolée.

- Ferme la porte. Tous ces courants d'air...

Elle retomba lourdement sur le dos et ferma les yeux avec une grimace de douleur. Des gouttes de sueur perlaient sur son front et ses pommettes étaient en feu.

- Margot ? Margot, ça va ?

Elle répondit par la négative.

Mon cœur s'emballa. Je sentais la panique me gagner.

- Fermez la... la p-p-porte ! S'il vous plaît.

C'était en vain que j'essayais de crier. Personne ne m'entendait.

- Fermez la porte ! Fer-mez la porte !

Cette fois, une détenue m'entendit et s'exécuta. Ma sœur semblait soulagée mais tremblait toujours aussi violemment. Ses lèvres violettes, ses doigts bleuis et sa pâleur ne présageaient rien de bon.

Son état ne s'améliora pas les heures suivantes.

 

Quand les travailleuses rentrèrent à la baraque, vers huit heures du soir, elles semblaient bouleversées et discutaient avec animation, se coupant la parole entre elles et poussant des exclamations. Quelques-unes pleuraient sur l'épaule d'une autre. 

- Toutes ces mortes ! Mon Dieu !

- Vous avez vu toutes celles qui gisent dans le camp ?

- Ils ne sont même plus fichus de les enterrer !

- J'en ai croisé des dizaines sur le chemin du retour, à peine si je ne me prenais pas les pieds dedans !

- Quelle horreur !

- C'est terrifiant !

- Et l'épidémie de typhus qui continue de se propager...

- Vous saviez que nous sommes une centaine à être atteintes sur les 500 femmes dans la baraque ?

- Non !

- C'est épouvantable.

- On se croirait en plein cauchemar.

- Pourtant, c'est la réalité.

 

Triste réalité.

 

Mon rythme cardiaque s'était accéléré durant ces échanges. Margot avait-elle vraiment une chance de sortir vivante de cet enfer ? Il ne fallait pas que l'on tarde à nous libérer, pensai-je.  

Pourtant, rien n'indiquait que cela allait être le cas prochainement. Aucun bombardement, seulement un chaos permanent. L'avancée des troupes alliées était un fait connu dans le camp. Mais en attendant, le nombre de détenus grimpait et nous manquions cruellement de vivres et de médicaments. Toute forme de beauté semblait avoir déserté la moindre parcelle du camp. Les visages étaient creusés par la faim, le froid et la peur, ou ravagés par la maladie. Les corps étaient maigres et glacés. Les vêtements étaient sales, déchirés. Des morts gisaient sur les chemins enneigés.

Dès que j'en trouvais la force, je regardais par la fenêtre les femmes à l'extérieur en imaginant voir des soldats. Mon imagination était fructueuse et aucun détail ne m'échappait : le casque, l'uniforme, le médaillon et le matricule, la barbe de trois jours, les chaussures boueuses, le tac-tac-tac des mitraillettes. Et puis leur sourire triomphant, leur sourire confiant qui évanouit les craintes et rassure avant d'avoir le temps de s'inquiéter. Parfois, le visage de ces hommes ressemblait à s'y méprendre à celui de papa ou de Peter. Ils agitaient la main, m'enjoignaient à les rejoindre et à partir loin d'ici, dans une contrée inconnue, où personne ne connaissait la signification du mot haine. Alors, comme hypnotisée par mes propres rêves, je tendais la main vers eux, je me levais et je courais vers eux. Nous nous enfuyions, nous courions, nous traversions les frontières, libres comme l'air. Je n'avais plus conscience de mon corps douloureux, je me contentais d'avancer sans me poser de questions, aucun obstacle ne me résistait, je volais au-dessus des montagnes, au-dessus du monde, au-dessus des problèmes. Sereine.

Mais arrivait forcément le moment de redescendre de mon petit nuage. Parfois, c'était Ellen qui me faisait sortir de ma torpeur, parfois, c'était Margot qui me réveillait en sursaut en remuant dans sa couchette, parfois c'était une des jumelles qui me tapotait l'épaule pour prendre de mes nouvelles. Et ma mine défaite leur faisait comprendre que je venais de revenir d'un long voyage qui m'avait fait perdre la raison, le temps de quelques minutes.   

 

Connaîtrons-nous vraiment un jour une vie meilleure qui ne serait pas un mirage ?

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RoseRose
Posté le 14/08/2020
Je me demande comment tu vas annoncer qu'elle et sa sœur... Si les Anglais avaient débarqué beaucoup plus tôt... Que de vies d'innocents seraient sauvées...
_julie_
Posté le 14/08/2020
Suspense, suspense !
RoseRose
Posté le 14/08/2020
:)
AudreyLys
Posté le 06/08/2020
Encore une fois un très bon chapitre ! On sent que la fin approche...
J'ai l'impression que je fais que me répéter ^^' Mais en même temps ça reste excellent ! Alors que dire... ? J'adore ! XD Voilà c'est tout ce que je peux dire.
_julie_
Posté le 07/08/2020
Merciiii audrey 🙏 je suis très touchée! A très bientôt ;)
deb3083
Posté le 06/08/2020
encore un chapitre très prenant. c'est "marrant " de voir qu'Anne se met à rêver, des soldats, de la libération, alors que quelques chapitres auparavant elle reprochait justement à Augusta de s'imaginer une vie meilleure
_julie_
Posté le 06/08/2020
Cet aspect est fictif ; selon les sources anne délirait et dormait la plupart du temps, mais je n'avais pas sous la main le contenu de ses rêveries ! Je me suis imaginée que ses espoirs les plus fous, les plus enfouis, ceux qui n'osaient s'exprimer lorsqu'elle s'efforçait d'être lucide, ressurgisssaient dans son subconscient. On la découvre alors pleine de rêves, loin de la Anne "terre à terre" qui ne laisse pas aller à des rêveries qu'elle juge stupides, naïves et même dangereuses.
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