Les jours suivants, Janny et Lin ne trouvèrent pas le temps nécessaire pour s'occuper de nous. Janny était débordée par son rôle d'infirmière. Elle restait jusqu'à tard dans la nuit pour soigner ses malades du mieux qu'elle pouvait, même si rien ne l'y obligeait. Quant à sa sœur, son travail à l'usine lui grignotait tout son temps. Les nazis avaient décidé d'exploiter plus que jamais leurs détenus tant qu'ils le pouvaient encore, selon elle.
Et puis un matin, au réveil, Margot me sembla étrangement rigide pour quelqu'un de simplement endormi. Sa pâleur cadavérique m'interpella. Je la secouai doucement : aucune réaction. En mettant la main près de ses lèvres, je n'arrivais pas à savoir si le faible souffle que je sentais était le sien ou celui du vent qui pénétrait dans la baraque. Mon cœur battant la chamade, je me mis à la secouer aussi fort que je le pouvais.
- Margot, réveille-toi, je t'en prie, réveille-toi !
Enfin, elle entrouvrit les paupières. Une vague de soulagement m'envahit. Je lui souris. Elle me rendit mon sourire mais ne dit rien. Cela faisait quelques jours qu'elle n'y arrivait plus.
- Attends-moi une minute, je vais t'apporter à boire.
Je n'avais pas posé un pied par terre depuis au moins une semaine, mais l'angoisse avait décuplé mes forces. La tête me tournait et je vis mille chandelles, mais j'étais décidée à atteindre la porte de la baraque pour pouvoir me cramponner à la poignée avant de sortir dehors faire fondre de la neige. J'avais à peine fait quelques pas titubants qu'un bruit sourd me fit sursauter. Je me retournai vivement et vit ma sœur étendue sur le sol dans un nuage de poussière. Elle avait chuté de la couchette.
Le cri d'effroi que produirent mes cordes vocales fit tourner toutes les têtes sur nous.
Je me précipitai vers elle, et, emportée dans mon élan, mes pieds s'emmêlèrent. Je perdis l'équilibre et m'écroulai de tout mon long à côté de ma sœur. Sa silhouette de poupée de chiffon était ramassée sur le côté. Ses jambes étaient repliées sur elle-même, et ses bras étaient sagement posés de part et d'autre de son buste. Ses yeux étaient clos et son expression était figée, les lèvres encore relevées par le semblant de sourire qu'elle m'avait offert. De toute évidence, elle n'avait même pas cherché à se rattraper à quelque chose. Son visage était serein, comme si elle était en train de faire un beau rêve.
Avec empressement, je saisis son poignet et tâtai son cou pour trouver son pouls, afin de vérifier si elle respirait. J'attendis une seconde, puis deux, puis trois. Le silence, rien que le silence. J'essayai de me convaincre que c'était simplement parce que je n'avais pas trouvé le bon endroit. Je rectifiai légèrement ma prise et me remis à écouter avec la plus grande concentration, le oreilles aux aguets. Les seuls battement de cœur que j'entendis m'appartenaient.
Je n'allais pas renoncer maintenant. Il y avait encore de nombreuses possibilités pour vérifier que Margot était bien en vie. Appuyer ma tête contre son cœur. Placer une main au-dessus de sa bouche pour sentir sa respiration. La gifler une fois, deux fois, jusqu'à ce qu'elle revienne à elle. Dans le cas contraire, lui faire du bouche-à-bouche ou s'essayer au massage cardiaque. Rien n'y fit. Margot restait de marbre.
Je retins mon souffle.
Et j'attendis.
Longtemps.
...
A chaque minute qui passait,
cette certitude s'amplifiait,
grandissait,
grondait,
rugissait,
grignotait la moindre parcelle de lumière
dans mon ventre, mon cœur,
mon âme,
ma chair.
Plus de sang dans mes veines.
Plus d'air dans mes poumons.
Plus de muscles dans mes membres.
Plus de neurones dans mon cerveau.
Une bulle de tristesse m'emprisonnait.
Aucune aiguille n'aurait pu la crever.
Margot était morte.
Margot s'était éteinte.
Margot avait perdu la vie.
Margot n'était nulle part, mais elle était partout.
Aucune tournure de phrase n'aurait pu adoucir la violence de cette constatation.
Je me laissai glisser et m'effondrer sur le sol glacé. Mes bras entourèrent son corps encore tiède. Mes larmes dégringolèrent sur mes joues sales et gelèrent sur la peau nue de ma sœur. Même après avoir déversé des litres d'eau et avoir épuisé jusqu'à la dernière goutte mon stock de larmes, je restais assise dans mon anéantissement avec le cadavre de Margot pressé contre mon cœur. Je me refusais à regarder son visage, ses yeux morts, ses prunelles éteintes, sa bouche figée, son teint de craie, ses sourcils qui ne s'arqueraient plus jamais pour une bêtise que j'aurais pu dire. Je ne voulais pas garder le souvenir de ma sœur sans vie. Mes doigts jouaient avec les siens, se croisaient et s'entremêlaient. Je caressais inlassablement ses ongles noirs, sa paume striée de plis et sa peau desséchée. Cette main qui ne serrerait jamais celle d'un amoureux, cette main qui ne tiendrait jamais fièrement un contrat d'embauche ou ne porterait jamais un enfant.
Ce ne fut qu'en début de soirée que je réussis enfin à pouvoir réfléchir sans me remettre dans tous mes états. D'abord, ce fut une question des plus basiques mais des plus tristes qui me vint à l'esprit :
"Quelle honte ! Je ne connais même pas précisément la date d'aujourd'hui, la date de la mort de ma propre sœur ! Sommes-nous donc à la fin du mois de février, ou bien au début du mois de mars ?"
Puis :
"La vie de Margot se sera achevée dans le plus parfait silence, parmi des milliers d'autres détenus et de morts anonymes. Il y en a des milliers de filles comme moi, ravagées par le chagrin, à pleurer quelqu'un de décédé. Margot n'aura pas de tombe. Margot n'aura même pas eu dix-neuf ans. Ce n'est pas un âge pour mourir, ce n'est pas un endroit pour mourir. Elle méritait tellement mieux que d'être emportée par le typhus dans ce foutu camp de Bergen-Belsen. C'est tellement, tellement si injuste. Pourquoi elle, et pourquoi pas moi ? Ma sœur était promise a un avenir radieux, à une carrière brillante, à de beaux enfants et à un bon mari."
Il ne me restait que l'espoir qu'elle ne s'était pas sentie mourir auquel me raccrocher. Si c'était le cas, elle n'aurait jamais connu le lieu de sa mort et ainsi, un immense champ des possibles s'offrait à elle. Elle aurait pu espérer jusqu'au dernier souffle de quitter la Terre bien des années plus tard, chez elle, entourée de sa famille et d'un bonheur parfait.
"Si Margot est morte, je mourrai bientôt moi aussi. Même si j'aimerais le pouvoir, je ne peux pas vivre sans elle, papa et maman, à attendre seule, peut-être en vain, ma libération."
Au fur et à mesure, mes pensées dérivèrent vers l'Annexe, puis, naturellement, vers mon journal et Kitty. Les larmes me montaient aux yeux tandis que je me remémorais le temps que j'avais passé à toutes ces lettres, inlassablement corrigées, retravaillées, dans le but de publier mon roman sur notre Annexe qui nous avait si vaillamment cachés pendant deux ans. Je repensais à nos protecteurs qui avaient permis à la famille Frank et à la famille van Daan, sans compter Dussel, de vivre deux années de plus, quoique mouvementées mais, au final, constructives. La maturité et l'autonomie que j'avais acquises m'avaient été utiles pendant le périple de camps en camps.
Je me détachai de Margot, puis, avec des précautions infinies, je la reposai au sol. De mon index, je fermai ses deux yeux en faisant coulisser ses paupières. Cela fait, on aurait pu la croire simplement endormie. Je plaçai ses bras le long de son corps, étendis ses jambes et la fis rouler sur le dos. Du plat de ma main, je lissai la veille toile qui lui servait de robe depuis Auschwitz en essayant d'en atténuer sa froissure. Je tenais à rendre Margot présentable et à témoigner le plus de respect possible à son cadavre, comme pour un véritable enterrement.
En attendant d'être jetée dans une fosse commune, ma sœur devait être belle, ne serait-ce que pour se rappeler qu'elle était un être humain. Une détenue arriva à point nommé. Elle s'approcha de moi sans un mot et me tendit un petit bol en fer rempli d'eau. Je le lui pris et y plongeai mes mains afin d'en recueillir le contenu, que je versai sur le visage de Margot avant de la frotter énergiquement. La plupart des traces noires dues à la crasse partirent et elle sembla un peu plus propre. Lorsque le bol fut vidé et la peau de Margot lavée, je me relevai pour la regarder une dernière fois.
Des larmes menacèrent de me monter aux yeux, mais je réussis à ne pas flancher. J'adressai une prière muette à Dieu pour qu'il protège son âme et l'accompagne dans la mort du mieux qu'Il le pouvait. Je ne me rappelais pas des paroles exactes, mais je supposais que ça n'avait pas d'importance tant que mes paroles venaient du cœur.
Je ne m'arrêtai pas en contemplations. Lorsque j'eus terminé d'imprimer mentalement chaque courbure du corps de ma grande sœur, lorsque ma rétine se fut imprégnée de ses petits cheveux bruns, lorsque mes oreilles crurent se souvenir parfaitement de son grain de voix et du choc sourd de sa chute, lorsque mes doigts absorbèrent le contact de la caresse de sa peau, je souris et je sortis dehors.
Mes jambes ne tremblaient pas.
Je levai les yeux vers le ciel. Le soleil hivernal me caressait la peau et me réchauffait de l'intérieur. La neige étincelait. Des montagnes lointaines étaient dissimulées par un rideau de brume. Les oiseaux chantaient des airs mélodieux que je repris à voix basse.
Peut-être que je manque d'objectivité. Peut-être que j'enjolive la réalité. Peut-être que ça ne s'est pas vraiment déroulé comme ça. Au fond, qu'est-ce que ça change ? Le résultat est le même. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais heureuse et à ma place. Il n'y a que ça qui compte. Alors représentez-vous le décor que vous voulez : un champ de fleurs multicolores, la rue où vous habitez, ou n'importe quel autre endroit où vous vous sentez bien. Peu importe, parce que c'était ce qu'il y avait dans mon cœur.
Alors, pour tous ceux à qui je devais tant, je rédigeai, mentalement ma dernière lettre. Celle que j'aurais aimé écrire à ma chère Kitty, mais qui n'aurait pourtant pas dû figurer dans mon journal ni dans ce récit. La dernière, l'ultime. Celle qui clôturerait ma grande aventure de la vie sur la Terre.
Sur ces mots, je dois vous quitter : au terminus, tout le monde descend. Même ceux qui auraient voulu continuer à voyager.
Fin